Alfred E. Green est l'homme de deux films, ce qui ne l'a pas empêché de réaliser un grand nombre d'oeuvres, mais si on excepte Ella Cinders (1926) avec Colleen Moore, et ce petit brûlot justement célèbre pour de mauvaises raisons, pas de quoi se relever la nuit... Et Baby Face doit sa notoriété, beaucoup plus à ce qui n'en est pas sorti, qu'à ce qu'on a pu voir en 1933... Je m'explique:
On sait que la période qui va des débuts du parlant jusqu'à la fin du premier semestre 1934, correspond aux Etats-Unis à une profonde mutation, soudaine et presque inattendue, du matériau cinématographique, liée bien sur à la mutation de l'arrivée du parlant et ses prolongements techniques: d'une part, la donne a changé, et dans un premier temps, les films sont uniques: fini les négatifs différents, assemblés de prises différentes ou de prises de vues effectuées à des angles alternatifs, qu'on va envoyer à des territoires différents (Il y a malgré tout des exceptions, la plus célèbre étant sans doute The front Page). Désormais, pour accommoder les coûts du parlant, on réalise un négatif, qui va essentiellement servir pour les territoires Anglo-saxons. Après une courte période durant laquelle les films sont tournés en plusieurs langues, la tendance du doublage se stabilise vers 1932... De même, le parlant permet de compléter l'image en apportant un degré supplémentaire de suggestion, d'autant qu'à la concurrence de la radio le cinéma ajoute l'image. Et l'image plus le son, dans le cinéma, permet un nouveau degré dans le sous-entendu, ce qui va se confirmer. Donc les films deviennent volontiers plus salaces, plus culottés (Ou moins, tout dépend de ce qu'on entend par "culottés"...), moins prudes. La période est ainsi, rétrospectivement, nommée "pré-code" en référence au renforcement du code de production qui a lieu durant l'année 1934, afin de centraliser une censure, sous l'impulsion de Joseph Breen, président d'une association ultra-conservatrice de citoyens catholiques, qui s'érigent en remparts de la morale...

Autant dire que dans l'esprit de bien des cinéphiles curieux de tout, en particulier depuis que le cinéma a atteint un statut de consommation de masse via la vidéo, ce terme de pré-code tend à désigner des films qui se vautrent allègrement dans une certaine dose de provocation: et on peut bien entendu citer les films d'horreur de la Universal, les audaces de Freaks, les jeunes femmes tourbillonnantes des comédies musicales de Busby Berkeley, et bien entendu les nudités affichées et inattendues de The scarlet empress et Tarzan and his mate. ...Sauf que, justement, la vérité n'est pas aussi simple, et je pense qu'on peut citer ce film précis, Baby face, pour montrer que si l'audace sous toutes ses formes, en effet, caractérise les productions de cette période, tout n'était pas autorisé. Et pour re-citer un de nos classiques, si Tarzan and his mate possède une scène longue et hallucinante par le degré de nudité qu'elle affiche, celle du bain de Tarzan et Jane, cette séquence n'a jamais figuré dans le montage sorti en salles en 1934. Baby face, lui aussi, a fait l'objet d'une censure interne à la WB avant d'être soumis au public. Et on ne le saurait sans doute pas, si on n'avait pas retrouvé un beau jour la version de "pré-sortie", d'un montage différent de celle sortie, qui est il est vrai particulièrement audacieuse... On y conte une descente aux enfers, assumée et volontaire, qui s'arrête un jour brusquement lors de la découverte des sentiments, mais le film dans le montage sorti en 1934 atténuait tant bien que mal la teneur en soufre de ladite descente aux enfers, et insistait sur l'idée de rédemption.
Mais la version longtemps inédite contient non seulement une fable sur la promotion-canapé assumée, mais aussi une réflexion acerbe, provocatrice et osée sur la sexualité, prise à l'envers des codes mélodramatiques en vigueur, plus une bonne dose de sous-texte inattendu, si on soulève quelques petits cailloux disséminés ça et là... et le fait que l'actrice principale soir Barbara Stanwyck, évidemment, aide la film à se hisser au-dessus du mélodrame en osant affronter l'indicible! Elle est magistrale.
Lily Powers (Barbara Stanwyck) vit chez son père, qui tient en cette fin de la prohibition un speakeasy florissant. En effet, il bénéficie d'une protection tranquille, qu'on ne tarde pas à nous expliquer... la fille est dure, manifestement, tenant tête à son père, notamment quand celui-ci déclare vouloir se débarrasser de Chico, la petite employée noire à laquelle Lily est très attachée: comme le dit Lily, d'un ton extrêmement menaçant: "Chico stays". On se pose donc la question: quel est ce moyen de pression dont dispose Lily pour imposer ainsi sa volonté à son père? On a très vite la réponse: le père s'arrange avec un client, un homme important manifestement, et vire tous ses clients, afin de laisser le ponte seul avec sa fille. Mais Lily ne l'entend pas de cette oreille, et ne se laisse pas faire. En sortant, le gros bonnet annonce au père qu'il ne bénéficiera plus de sa protection face aux raids intempestifs de la police... Peu de temps après, le père meurt dans l'explosion de sa distillerie clandestine, et Lily et Chico, libérées, partent pour la grande ville. Elles font comme tant d'autres héros et héroïnes de films durant la grande dépression: elles empruntent un train en tant que passagères clandestines; durant le voyage, un homme qui surveille les wagons veut les déloger, mais selon un procédé bien établi, Lily va le persuader de n'en rien faire. Une fois arrivées en ville, Lily trouve facilement un emploi, et va coucher avec autant de hommes qu'il le faut pour escalader autant de marches qu'elle pourra.

Un motif dans la bande-son, qui finit d'ailleurs par être un peu énervant, accompagne et annonce chaque étape de la croisade de coucherie accomplie par Lily: la chanson St Louis Blues, parfois interprétée à l'écran par Chico (Theresa Harris), rythme en effet les écarts de conduite de la jeune femme. La mise en scène, qui doit bien sur suggérer, mais aussi intégrer les coucheries (Et l'ascension sociale qui en découle) est plutôt fort bien défendue par Green, qui trouve quelques moments de grâce: la cigarette allumée par Barbara Stanwyck dans la pénombre du wagon, par exemple, qui devient tout à coup la seule source de lumière, trouant la pénombre pour révéler son visage tranquille; une scène extraordinaire, qui aurait pu dans un autre film annoncer la fin de l'intrigue, nous montre la jeune femme qui a du se retrouver seule dans son appartement face à deux rivaux, et constate qu'ils se sont entre-tués: elle voit le corps de l'un d'entre eux, et on ne voit que son dos. Le corps de l'homme mort, dans une position tordue, et à terre, contraste avec la blancheur virginale du dos nu de la jeune femme, car elle portait ce soir-là une robe particulièrement osée. Elle se tourne vers la gauche, et on ne voit plus que son profil, les yeux baissés. Honte? Résignation? c'est ambigu. mais tous les aspects corrosifs ou presque du film sont contenus dans cette scène. Une autre, plus suggestive encore, montre Lily et un de ses patrons surpris dans une position équivoque, hors champ, par un employé qui regarde, choqué, droit vers la caméra... Mais en reculant un peu, celle-ci nous révèle un miroir, qui nous montre Lily réajuster son rouge à lèvres. Pas tant d'ambiguïté, donc.
L'un des aspects qui a été le plus rabotés dans la version finalement sortie, est la prémonition de son ascension sociale, contenue dans un échange entre Lily Powers et un vieil homme au début du film: client du speakeasy, le vieux Cragg est un immigré Allemand avec lequel Lily aime à deviser. Il lui parle de sa passion pour Nietszche, et lorsque le père décède, le vieil homme auquel on ne la fait pas enjoint à Lily de saisir sa chance, et d'accomplir sa destinée en utilisant sa toute-puissance. Et c'est ce que va faire la jeune femme, qui ne se cache pas d'avoir déjà de l'expérience, beaucoup d'expérience, grâce aux petits arrangements de son père. donc non seulement la confrontation qui ouvre le film n'est pas sa première expérience autour du risque de coucher, mais elle a semble-t-il déjà été initiée sous la responsabilité de son père. Ce qui, bien sûr, est particulièrement sordide. Mais le film ne s'arrête pas là: on peut en effet s'interroger, compte tenu du peu d'estime dans laquelle elle tient ses "victimes", sur son orientation sexuelle, ce que son lien avec Chico au début du film nous autorise à faire. La civilisation blanche et sans pitié du film reprend ses droits, et au fur et à mesure de l'ascension sociale de Lily, Chico sera de plus en plus ouvertement sa domestique, avant de quasiment disparaître du film. Mais l'ambiguïté demeure sur leurs rapports... Reste que le film est notable pour son absence de jugement, ou de position morale tranchée.
A toute descente aux enfers, correspond donc une rédemption: si elle sera prolongée dans le film finalement sorti, cette version nous montre au moins Lily sauvée par un sentiment inattendu: l'amour... Mariée à un des actionnaires majoritaires de la firme (George Brent), Lily est plus que jamais déterminée à continuer seule. Et devant un scandale qui pointe le bout de son nez (la jeune femme est sous le feu des projecteurs, bien entendu), elle refusera de l'aider, avant de ressentir un certain trouble: au moment de quitter le domicile conjugal, elle interdit à Chico, pour la première fois dans le film, de chanter St Louis Blues. Peu de temps après, elle réalise: elle est amoureuse de son mari... La fin sera dès lors assez rapide, sinon expédiée. Pas la peine de s'appesantir, le film n'a pas besoin d'une leçon de morale... reste qu'on peut s'interroger sur la véritable finalité du film, qui explore certes un cas extrême, et accompagne les pas d'une serial-coucheuse... Une façon de rendre la monnaie de leur pièce aux hommes? D'aller contre les codes lénifiants du mélodrame, qui veulent qu'une mauvaise fille ne devienne une mauvaise fille que parce que la toute-puissance des hommes l'a voulue ainsi? Envie pour la Warner de concurrencer la MGM qui vient de sortir le salace Red-Headed Woman avec Jean Harlow, un film (nettement plus mécanique) de Jack Conway qui raconte à peu près la même histoire? Ou tout bonnement une envie de pousser l'enveloppe encore plus loin en matière de scandale cinématographique, tout en restant dans le giron de ce qui est jugé acceptable par les studios?
si c'est ce dernier cas qui est la vraie raison de l'existence du film, alors c'est raté, puisque Baby face, à peu près en même temps que Convention City (Dont toutes les copies allaient être brûlées par la WB), et Tarzan and his mate (Qui subirait des coupes afin d'en atténuer l'érotisme), allait subir une certaine modification avant sortie. Le signe avant-coureur d'une reprise en main de la censure, devenue inévitable. en attendant, le film vaut le détour, comme un parfait révélateur d'une époque ou tout paraissait possible au cinéma, avant l'âge des lits jumeaux...