L'action se passe à Londres, dans les locaux de la France libre durant la seconde guerre mondiale... Un jeune soldat Ecossais qui vient de s'évader d'un camp de prisonniers en France est interrogé sur le résistant modèle avec lequel il s'est fait la malle, et apprend ici qu'il a été victime d'un espion...
C'est l'un des deux films réalisés en Français avec des acteurs exilés, à Londres par Hitchcock. J'imagine qu'il y a du avoir des tractations auprès du réalisateur auquel certains reprochaient d'être parti de Grande-Bretagne à un moment pas vraiment opportun. Quoi qu'il en soit, il fait ici son métier, ni plus ni moins mais c'est déjà beaucoup.
Et cette cavale équivoque et essentiellement nocturne, racontée en flash-back par un naïf, a beaucoup d'attraits pour le metteur en scène qui y trouve parfois son bonheur. Beaucoup plus en tout cas que dans Aventure Malgache, l'autre moyen métrage francophone de la même période...
Au beau milieu des années 40, l'unique film d'Hitchcock pour la Fox fait partie de deux ensembles bien singuliers: il est avec Rope (1948) un défi formel particulièrement affirmé, et forme avec Foreign Correspondent (1940), Saboteur (1942), Bon Voyage & Aventure Malgache (1944) un groupe de films qui participent à l'effort de guerre, officiel ou non. Il n'a pas coutume à être considéré comme l'un des Hitchcock majeurs, même s'il reste à la fois l'un des plus méconnus et l'un des plus voyants de la période, ce qui n'est pas banal. Néanmoins, à la faveur d'une ressortie en BluRay et DVD chez Masters of Cinema, on se reprend à le réévaluer...
Pour ma part, je considère qu'il s'agit d'un film dont les défauts restent importants, mais dans lequel la maitre a au moins su se poser quelques défis, et a réussi à rendre intéressant ce qui aurait si facilement pu devenir un pensum lourdingue. On connait bien l'argument symbolique, du à John Steinbeck: des passagers et des hommes d'équipage d'un bateau Américain en route pour l'Angleterre qui se fait couler par un U-Boot, trouvent refuge dans un canot de sauvetage. Le U-Boot ayant lui aussi coulé, ils en recueillent un unique rescapé, un homme qui se présente comme ne comprenant pas l'Anglais, et comme un simple marin, et non un officier. Etant le meilleur marin du canot, il prend vite les commandes et va manipuler à sa guise les Américains divisés par leurs préjugés de classe, et leur naïveté...
Pour Hitchcock, l'intérêt premier est bien sur le huis-clos d'un genre particulier, puisqu'on ne quitte jamais le canot; lorsque le générique défile, on voit les conséquences immédiates de l'attaque du U-Boot; lorsque la fin arrive, les passagers vont être sauvés, cela ne fait aucun doute. Tout le film se déroule donc dans le cadre de la fragile embarcation où on pris place les protagonistes. On a surtout, au sujet de cette figure imposée par le metteur en scène, évoqué sa participation, en rappelant qu'il est représenté en silhouette sur une publicité imprimée sur le dos d'un journal consulté par l'un des passagers...
Mais faut-il le rappeler, le film se déroule entièrement autour des passagers d'un canot de sauvetage et à ce titre, c'est un tour de force, bien sûr: Hitchcock a excellé à trouver les angles de prises de vues, variant les approches des conversations et autres conciliabules, évitant autant que possible le champ/contrechamp, donnant corps aussi bien aux relations privilégiées entre tel et tel personnage, qu'au groupe ou à l'isolement d'un homme ou d'une femme. Mais le film n'est pas qu'un tour de passe-passe formel, c'est aussi une charge symbolique...
Pour commencer, les protagonistes sont tous clairement définis, dès l'exposition, qui se charge de nous les faire découvrir les uns après les autres, et se clôt sur le seul qui aura des surprises à nous réserver: Willi, le marin Allemand, nazi et manipulateur, joué par Walter Slezak.
Tallulah Bankhead joue ici le rôle de Constance Porter, une journaliste de la presse bourgeoise, jalouse de sa réussite. John Hodiak joue Kovac, un mécanicien du bateau, dont les sympathies communistes supposées vont le pousser à prendre généralement le contrepied de la précédente, même s'ils finiront dans les bras l'un de l'autre. Un copain du précédent, Gus, est joué par William Bendix; il est lui aussi instinctivement poussé à se méfier de Willi, même s'il ne maitrise pas les tenants et aboutissants idéologiques. Un problème à sa jambe poussera les autres occupants du bateau à préconiser une amputation... qui sera effectuée par Willi. Stanley "Sparks" Garrett, un autre marin (Hume Cronyn) a de l'expérience en matière de naufrages... Il est aussi assez fataliste, mais surtout foncièrement humaniste. Il se rapproche de Alice Mackenzie (Mary Anderson), une infirmière qui va se dévouer durant le voyage. Parfois volontairement à l'écart, le garçon de bar noir, Joe (Canada Lee), prendra très mal le fait qu'on fasse à un moment appel à ses talents de pickpocket, qui le renvoient à son passé, mais aussi sa condition sociale et "raciale". Enfin, si on excepte une jeune femme mère d'un enfant noyé, qui se suicide très tôt dans le film (Heather Angel), le dernier des Américains est un passager, le milliardaire Rittenhouse (Henry Hull): les conversations entre le brave entrepreneur naïf et le mécanicien remonté ramènent à la lutte des classes, sous l'oeil gourmand du nazi manipulateur.
On le voit, les portées symboliques de chaque protagoniste sont savamment calculées. De fait, cela est un des défauts du film, cette dimension idéologique qui prend parfois un peu trop de place, même si les frontières ne vont pas tarder à sauter. Mais ce qui a pu réjouir Hitchcock, c'est que le méchant est fantastique. Sympathique, de fait, mais nazi jusqu'au bout des yeux. Il est à la fois le garant d'une propagande anti-nazie bien assumée par le film, mais aussi un reflet des propres préoccupations du metteur en scène, comme Sebastian dans Notorious, il est un nazi certes, mais aussi un homme aux aspects séduisants. Plus fort que Sebastian, même, il est à un moment traité de surhomme par les passagers... L'intrigue du film est basée sur les conflits entre Kovac, Gus d'un coté, et Rittenhouse et Porter de l'autre, ne sont pas d'accord sur le sort à réserver au marin Allemand: le recueillir, ou le jeter par dessus bord. A la fin du film, lorsqu'un autre marin Allemand se retrouve à demander asile, le conflit repart de plus belle. D'une certaine manière, Hitchcock montre les mécanismes, nous avertit de la duplicité du nazi, mais ne démontre rien, ni ne nous oblige à le suivre sur une quelconque pente idéologique. Ce qui explique sans doute que ce film marqué par les années de guerre n'ait éveillé par la suite que des commentaires formels de sa part. Une façon comme une autre pour le metteur en scène de se détacher du contenu...
Sans être fascinant, le film est suffisamment gonflé et réussi pour éveiller notre attention aujourd'hui. Moins réussi que tant d'autres films, il est quand même un film prenant dans lequel le talent d'Hitchcock pour peindre les humains en danger est une fois de plus mis en valeur, pour 97 minutes d'émotion sans pause. ...Excusez du peu.
Celui de ses films qu'a longtemps préféré Hitchcock commence par une séquence qui utilise un motif qui reviendra: comme l'oeil d'un entomologiste, la caméra s'insinue à New York, visitant un quartier puis une rue, puis une maison, puis une fenètre, et enfin pénètre dans une chambre où un homme, allongé sur un lit, fume un cigare. A coté de lui, sur une table de nuit, des billets de banque...
On reverra ce dispositif, plus fluide encore, à l'ouverture de Psycho. dans les deux cas, il nous attire de suite l'attention sur un crime ou une faute (Dans Psycho, un adultère). On va donc très vite savoir que Charlie Oakley (Joseph Cotten) est un tueur de veuves, un Landru moderne, et que la police est à ses trousses. Il échappe d'ailleurs de peu à une confrontation avec deux détectives. Il prend la décision de partir vers l'ouest ou il va visiter la famille de sa soeur. Hitchcock nous invite donc à le suivre à Santa Rosa, Californie, et nous présente la famille de "l'oncle Charlie": sa soeur, aimante et aveugle à la nature profondément noire de son petit frère chéri, le beau-frère Joe, un banquier modeste qui trompe son ennui en discutant de criminologie et de meurtre avec son voisin Herb, les deux petits Ann et Roger et surtout la nièce préférée, qui s'appelle elle aussi Charlie. Mais si l'arrivée de l'oncle tueur va bouleverser la famille, c'est surtout la jeune charlie (Teresa Wright) qui va le ressentir: en effet, elle va découvrir la vérité sur son oncle, un homme qu'elle a toujours vénéré, et grandir de façon spectaculaire par la même occasion.
Charlie et Charlie: dès leur introduction, Hitchcock lie les deux membres de la même famille en les présentant dans la même position, pris dans une étrange connection télépathique... Alors que son oncle est en route pour Santa Rosa, la jeune Charlie qui s'ennuie, seule allongée sur un lit comme l'était Charlie Oakley dans sa chambre à New York, finit par aboutir à la conclusion que ce dont la famille (Et elle en particulier) a besoin, c'est de son oncle Charlie, pour les secouer un peu... Au moment d'envoyer un télégramme pour le faire venir, elle apprend qu'il est déjà en route. Cette connection entre eux (soulignée par un geste au début: l'oncle Charlie offre une bague à la jeune Charlie, un acte particulièrement chargé symboliquement) est l'élément principal qui précipite le drame: s'il dit souvent que Charlie est "sa nièce préférée", l'oncle sait aussi que la jeune femme est la plus à même de découvrir la vérité sur lui. Elle va en attandant se rendre compte assez vite que l'homme est un misanthrope, et un misogyne qui justifie ouvertement le meurtre de femmes inutiles dans une conversation à table, qui devient glaçante par l'utilisation d'un travelling lent et très précis, qui se termine sur le visage terrifiant du criminel...
La dualité entre les deux permet à Hitchcock d'explorer avec bonheur l'idée de l'intrusion du mal dans une famille Américaine aussi conventionnelle que possible (Certes, ils s'en défendent, et ils sont de braves gens, un peu excentriques, mais comme il en existe des milliers). Un Charlie est-il l'équivalent d'une Charlie? La jeune femme découvre avec effarement la proximité du crime, qui va de pair avec sa proximité avec l'oncle chéri... qui va vite devenir l'oncle dangereux, puis un meurtrier qui manquera par deux fois de la tuer.
Dans ce qui est le prototype de ses films noirs à venir, d'une rigueur impressionnante, Hitchcock observe une ville entière se mettre aux pieds d'un homme tellement flamboyant, si beau parleur, si séduisant, mais qui est le mal incarné. Je ne pense pas qu'il y avait chez le metteur en scène une intention de dénonciation des idéologies extrémistes en vigueur en Europe (Même si... le discours froid de l'oncle Charlie sur le fait de se débarrasser de vieilles dames inutiles, ou le plan qui voit le voyageur satisfait arriver et laisser toute sa famille courir devant avec ses valises, pendant que lui, l'homme supérieur prend son temps et flâne avec plaisir); il généralise, et fait de Charles Oakley le symbole du crime, qui nous est montré comme étant une possibilité dans des petites bourgades aussi normales et tranquilles que Santa Rosa: sans que personne ne s'en rende compte, le diable est arivé chez eux. Et quand il mourra, tout le monde le pleurera et lui fera même des funérailles en grande pompe, parce que dire la vérité, c'est admettre que le mal est partout, et ni la jeune Charlie ni son grand benêt de fiancé détective ne le souhaitent sans doute...
Un homme injustement accusé d'avoir commis un crime court à travers les Etats-Unis pour se disculper, et au fur et à mesure passe d'une situation rocambolesque à l'autre, tout en entrainant une jeune femme persuadée de sa culpabilité mais attirée quand même par lui... Cette intrigue rappelle vraiment The 39 steps, et on sent d'ailleurs Hitchcock à l'aise, dans ce qu'il sait faire au mieux: un film aux dimensions modestes mais aux frissons maximum, qui plus est parfaitement orchestrés.
On est en guerre, et à sa façon Saboteur est un film de propagande, comme la majorité des films du metteur en scène durant la période. Il est aussi sa première rencontre avec la Universal, qui distribue le film produit par Frank Lloyd; je ne sais pas ce qu'il faut attribuer vraiment à Lloyd, tant le film est purement Hitchcockien.
Le film commence dans une usine Californienne: on y construit des avions, et les premiers plans nous montrent de nombreux hommes armés, à cause de la crainte des saboteurs en cette période de guerre. Un homme, Barry Kane (Robert Cummings) perd son meilleur ami dans un attentat, dont il sait que c'est un nommé Fry (Norman Lloyd) qui l'a perpétré; le problème, c'est d'une part que personne ne connait Fry, pas même les supérieurs de Kane, et que personne ne l'a jamais vu; d'autre part, des témoins sont près à jurer qu'ils ont vu le héros tendre à son ami le piège qui lui a couté la vie. Incapable de se disculper, Kane s'échappe et part en quête de Fry, déterminé à faire justice et se laver de tout soupçon. En chemin, il rencontrera beaucoup de monde: un camionneur sympathique, un aveugle particulièrement clairvoyant, sa nièce particulièrement soupçonneuse (Priscilla Lane), des "monstres" de cirque, et bien d'autres encore...
Hitchcock, à mon sens, avait tout à perdre à se retrouver estampillé réalisateur de films de prestige comme le souhaitait David O. Selznick, et c'est la raison pour laquelle le metteur en scène était en souvenir de ses années en Grande-Bretagne, attiré par ce genre de films, populaires et mouvementés. Aux commandes de cette oeuvrette qui a la bougeotte (On y traverse les Etats-Unis du Sud-Ouest jusqu'au Nord-Est), Hitch se plait à replacer la structure de The 39 steps jusque dans de nombreux détails, et il serait d'ailleurs intéressant de se livrer à une comparaison des deux! il revisite son propre univers avec gourmandise, et nous livre une galerie de méchants qui sont tous plus raffinés les uns que les autres (dont l'inquiétant Fry interprété par Norman Lloyd, des scènes de décalage inattendu, comme ce référendum improvisé entre les phénomènes de foire d'un cirque qui votent pour savoir s'ils vont aider Kane ou le donner à la police, et bien sûr il nous donne avec Kane un homme du peuple, foncièrement innocent mais qui porte sa part de culpabilité innée comme tous les grands héros du metteur en scène. Celui-ci était plutôt satisfait de Robert Cummings, mais s'avérait exaspéré qu'on lui ait imposé Priscilla Lane. C'est franchement injuste: elle est excellente...
Le film aussi, d'ailleurs: avec Suspicion, il est l'un des premiers classiques Américains du metteur en scène, qui s'en prend cette fois au Mal avec un grand M, incarné dans un plan superbe, qui voit l'usine dont les murs sont clairs, soudain envahie de fumée noire qui s'infiltre partout...
On peut difficilement faire plus Hitchcockien que ce film merveilleux, l'un des chefs d'oeuvre du metteur en scène. Il se fait plaisir, avec une adaptation d'un livre, dont il a confié la mise en oeuvre à son épouse Alma, assistée de Joan Harrison; le roman Before the fact, de Francis Iles, avait presque tout pour intéresser Hitchcock: une intrigue classique située dans le sud de l'Angleterre, une narration à la première personne par une femme qui allait être la victime d'un meurtre, et le découvrait progressivement. Parmi d'autres mensonges du maître, naïvement colportés par François Truffaut, Hitchcock est supposé avoir regretté toute sa vie avoir "trahi" son idée initiale en changeant le personnage de Johnny Aysgarth qui dans son film devient innocent de tout crime. On ne croit pas une seule seconde à cette hypothèse: d'une idée amusante dans le roman, Hitchcock passe à une étude noire sur l'âme humaine, doublée d'un regard impressionnant sur la psychologie d'une femme qui a toute sa vie réprimé sa sexualité, et éprouve les plus grandes difficultés à y faire face...
Johnny Aysgarth, meurtrier potentiel et play-boy invétéré, ce sera donc Cary Grant, pour le premier de quatre rôles en or pour Hitchcock. Et face à lui, déjà sollicitée par Hitchcock pour Rebecca, on trouve Joan Fontaine dans ce qui est peut-être son meilleur rôle...
Lina, une jeune femme très comme il faut d'une famille respectable, rencontre le flamboyant Johnny Aysgarth, un play-boy aux manières déplaisantes... dont elle tombe amoureuse de suite. Sans trop attendre, et bien sûr contre l'avis des parents de la jeune femme, ils se marient, et commencent à vivre une vie de luxe, avant que Lina ne se rende compte que son mari n'a en réalité pas un sou... Et si son comportement irresponsable et insouciant ne l'inquiète pas trop, elle réalise assez vite que le tempérament de Johnny ne s'accommode ni d'un travail à plein temps, ni de plaies d'argent. Lorsque il se lance en compagnie d'un ami dans une affaire un peu louche, et que cet ami meurt d'une façon étrange, se peut-il que Johnny ait provoqué sa mort pour mettre la main sur ses parts? Et quand viendrait donc son tour à elle?
Oui, le film est nettement plus intéressant si le soupçon de meurtre n'est qu'un soupçon, et si tout, finalement, est dans la tête de Lina. Tout commence dans l'obscurité, de façon inattendue: on entend la voix de Cary Grant, et la lumière se fait: nous sommes dans le compartiment d'un train qui vient juste de passer sous un tunnel, et Johnny Aysgarth vient d'entrer là ou seule Lina se tenait. Elle lisait, et tout est fait pour nous la présenter comme une vieille fille typique: lunettes, tenue très austère, et un livre de psychologie sur les genoux. Mais Johnny, quand il la reverra, aura le coup de foudre: débarrassée de ses lunettes, à cheval, le sourire aux lèvres, Lina est une femme bien plus belle qu'elle n'y paraissait... Une bonne part de la première moitié du film est consacrée à cette métamorphose à caractère sexuel. Et Hitchcock fait jouer tous les éléments en faveur de la séduction de Lina par Johnny...
C'est pourtant le point de vue de Lina qui est l'unique vecteur de l'intrigue, et c'est ce qui donnera à la deuxième moitié, celle durant laquelle les soupçons s'installent, tout son intérêt: tout commence lorsque Aysgarth, sans émotion apparente, dit à son épouse que leur ami Beaky ne devrait pas boire de Cognac, car ça le tuera un jour: on passe de la comédie sentimentale, basée essentiellement sur l'embarras d'une jeune femme riche qui découvre la vie un peu dangereuse de son flambeur de mari, à un drame psychologique dans lequel une femme qui s'est donnée à un homme découvre des facettes de plus en plus inquiétantes de son caractère. Et la mise en scène d'Hitchcock se métamorphose de séquence en séquence, tendant inéluctablement vers une confrontation entre les soupçons de l'une et la vérité de l'autre, qui est aussi du même coup un test pour les sentiments de l'une et de l'autre.
La séquence la plus célèbre de ce film est bien sûr celle du verre de lait, durant laquelle Lina, qui s'est apparemment résignée à l'hypothèse que son mari veuille l'empoisonner, va se coucher pendant que Johnny va lui chercher la boisson. La maison dans laquelle la plupart des scènes se passent est un endroit très lumineux, mais qui sait devenir inquiétant à l'occasion. Cette scène est fabuleuse pour la science des ombres et de la lumière du metteur en scène, et bien sûr pour une idée simple, mais géniale: une source de lumière cachée à l'intérieur du verre de lait, et il nous est impossible de regarder autre chose... Tout le film brille d'une mise en scène assurée, sans aucun effet gratuit, qui joue sur les impressions, le non-dit, et utilise toutes les ressources du décor, et de l'intrigue... Voire les deux: une scène voit Lina recevoir des nouvelles de l'ami Beaky, et comme elle commence à soupçonner son mari, elle reçoit des policiers qui lui donnent un article de journal à lire. Ce qu'elle fait, mais non sans avoir chaussé ses lunettes, et pris place sous le regard inquisiteur d'un portrait de son très sévère père disparu, qui désapprouvait tant son choix de se marier avec Johnny Aysgarth. Elle redevient à cet instant la vieille fille à la sexualité réprimée... En confondant systématiquement ces deux aspects du personnages, Hitchcock nous livre une fois de plus un portrait époustouflant d'un personnage. Il nous fait part aussi de ses propres vues sur la sexualité féminine; on remarquera au passage que parmi les personnages qui "aident" Lina à comprendre, ou plutôt à se méprendre sur Johnny, figure Isobel, une amie autrice de romans policiers, qui a quelques habitudes masculines, et vit avec une femme. Comme toujours hélas, l'homosexualité est indissociable de l'erreur chez Hitchcock!
Mais quoi qu'il en soit, ce film magnifiquement construit, qui voit Hitchcock faire semblant de retourner en Grande-Bretagne, reconstruite en Californie (les matte paintings étaient nécessaires pour transformer le ciel radieux en univers nuageux...) est une oeuvre parfaitement maîtrisée, qui aboutit à une superbe étude du soupçon chez une personne autrement parfaitement sensée. Et nous, spectateurs, n'avons-nous pas eu les mêmes soupçons? Et n'en reste-t-il pas un peu au moment ou le mot fin apparaît? Ce film noir, élégant, est un plaisir sans cesse renouvelé, dans lequel on retrouve deux acteurs au sommet de leur art, et en prime la superbe musique de Franz Waxman.
M. et Mme Smith (Robert Montgomery et Carole Lombard) s'aiment. Ils ont une relation fusionnelle, et nous les surprenons un matin, lors d'une escapade, une embardée des deux époux hors du monde, à rester au lit sans jamais quitter leur chambre d'hôtel... Mais ils apprennent quelques jours plus tard qu'un détail technique (le découpage du territoire entre la frontière du Nevada et celle de l'Idaho) empêche leur mariage d'être légal. Amusé, M. Smith décide de profiter de la situation pour faire de son épouse sa maîtresse... Mais celle-ci prend la chose très au sérieux.
D'une part:
Non, ceci n'est pas, comme on le lit partout, "la seule comédie d'Alfred Hitchcock" (The farmer's wife, Waltzes from Vienna, To catch a thief ou The trouble with Harry, par exemple, en sont la preuve), ni "le pire film d'Alfred Hitchcock" (Topaz, Easy virtue, Juno and the paycock, The Skin Game, et Family plot sont tous bien pires). Ce n'est pas non plus "un film imposé par les producteurs" comme on l'entendra ici ou là: en 1941, on n'impose rien à Hitchcock.
La présence, dans la filmographie du "maître du suspense", de cette petite comédie qui ne casse pas des briques, peut s'expliquer après tout par le fait que Carole Lombard qui admirait ses films, avait vu avec raison des éléments de comédie qui brillaient dans la plupart des films du metteur en scène et rêvait d'interpréter un film sous sa direction. Et si on regarde ne serait-ce que l'excellente scène de The 39 steps durant laquelle Donat et Madeleine Carroll son coincés l'un avec l'autre, réunis par une paire de menottes, on comprend totalement ce qu'elle voulait dire... Et Hitchcock, qui a à coeur de s'intégrer dans le Hollywood de 1941, s'est après tout laissé faire.
D'autre part:
Maintenant, il faut bien l'avouer, si la mise en scène est tout à fait fonctionnelle du début à la fin, ce n'est pas le genre de film qui a pu l'inspirer, ni d'ailleurs le genre de script. Pas plus les personnages, au fait! ces deux amoureux, le mari et la femme, qui découvrent que leur mariage est en fait illégal suite à une erreur administrative, et qui se battent entre eux au lieu de tenter de préserver leur amour, dénotent dans l'oeuvre d'Hitchcock. Le film semble plus proche du ton d'autres metteurs en scène... Le ton qu'aurait insufflé Hawks dans le scénario de Norman Krasna aurait été bien plus intéressant...
Et si on ne peut que se référer à cette époque d'hypocrisie, et comprendre le problème de ce couple, qui n'est marié que dans leur souvenir, ce qui fait de leur couple une aberration, il n'empêche que ce sujet ne peut qu'être daté, et que les positions de l'un et de l'autre sont finalement assez difficiles à soutenir quand on le voit avec un esprit contemporain. Hitchcock semble ici nous donner l'impression que le vernis du mariag fait tout dans un couple. Ce que son oeuvre a tendance à contredire, quand même...
Restent quelques scènes sympathiques, quelques moments fabuleux (Dus à Carole Lombard, sans surprise), et quelques moments gênants (Robert Montgomery est à peu près aussi déplacé que son metteur en scène. Et l'acteur ressemble à quelqu'un qui ne devait pas être sobre très souvent)... Mais tout le début, qui nous prend par surprise en s'invitant chez les Smith, durant une matinée où M. Smith ne peut pas se détacher de sa tendre épouse, est quand même intéressant dans l'oeuvre de notre cinéaste, qui dès cette époque essayait par tous les moyens d'appeler un chat un chat. Les moments qui établissent l'incroyable complicité entre M. et Mme Smith, la façon dont Carole Lombard entre en scène, le détail des pieds nus de Madame qui ne peuvent se passer de sentir les jambes de Monsieur...
Rebecca était, c'est un fait établi, plus le film de Selznick que celui d'Hitchcock. Il a reçu l'Oscar du meilleur film en 1940, c'est entendu, ce qui ne veut pas dire qu'il était forcément meilleur que d'autres films qui concouraient cette année là pour la précieuse statuette: après tout, parmi les concurrents, on trouvait par exemple The grapes of wrath de John Ford, The great dictator de Chaplin... et Foreign Correspondent. Ce n'était pas l'habitude de Selznick de garder pour lui ses poulains, qu'ils soient acteurs ou metteurs en scène, et tant mieux. Dès le travail d'Hitchcock accompli sur Rebecca, le producteur l'a laissé se dégourdir les jambes sur cette audacieuse production qui lui correspondait tellement plus... Et qui a un peu le statut de film de vacances. C'est étonnant, quand on y pense, tant cette production indépendante (Due à l'intéressant Walter Wanger) ressemble à un état des lieux Hitchcockien, un catalogue conçu par le metteur en scène avant d'aborder la suite de sa carrière Américaine! Un grand nombre de thèmes qui reviendront sont ici abordés, de la dangereuse tentation de mêler amour, espionnage et politique, à la difficile survie sur une embarcation bien fragile en plein océan...
Johnny Jones (Joel McCrea), rebaptisé Huntley Haverstock par son patron (ce qui va occasionner un running gag inévitable), est nommé correspondant de presse pour un journal Américain. On est en 1939, et la guerre menace en Europe; le patron veut des reportages véridiques, du vécu, pas du "prédigéré" comme ont trop souvent l'habitude de lui envoyer ses autres employés envoyés en Europe. Avec "Huntley Haverstock", il va en avoir pour son argent! Très vite, le jeune reporter met les pieds dans une drôle de situation, étant témoin du meurtre d'un homme politique Hollandais, poursuivant des bandits jusque dans des moulins, survivant à un attentat sur sa personne perpétré par un vieux traître cockney (Edmund Gwenn)... et surtout rencontrant la belle Carol Fisher (Laraine Day), la fille d'un important diplomate (le toujours aussi suave Herbert Marshall) aux étranges fréquentations.
Un peu à l'image de Scott ffoliot, le personnage à l'étrange patronyme (L'absence de majuscule pour la consonne double qui ouvre le nom de famille est non seulement intentionnelle, elle est explicitée dans le film et devient même à une ou deux reprises un signe cinématographique important!), qui apparait et disparait de façon inattendue, les péripéties s'enchaînent sans temps morts... On sent qu'Hitchcock est totalement à son aise avec son histoire, qui lui permet finalement d'accumuler les ruptures de ton, passant du film d'aventures improbable (poursuite sur le plat pays, d'un moulin à l'autre) à la propagande pro-interventionniste (ce qui n'était pas en 1940 du goût de tous, rappelons-le), tout en explorant ses thèmes et ses types de personnages préférés.
Disons qu'avec Herbert Marshall, l'espion devenu presque si Anglais qu'il a des regrets à trahir le pays de sa fille, il a trouvé un "méchant" passionant et à la hauteur. Et Joel McCrea, préfiguration de ce que Hitch fera de Cary Grant quelques années plus tard, on sent le metteur en scène prèt à tout: ce n'est sans doute pas à Laurence Olivier qu'il aurait demandé de tourner une scène en caleçon et peignoir, et McCrea qui a tourné quelques comédies avec Preston Sturges, incarne à merveille le décalage du 'straight man' dans le panier de crabes de l'espionnage.
Se terminant sur un plaidoyer pour l'intervention Américaine, un rappel de l'importance de la démocratie et de la décence dans le monde de1940, le deuxième film Américain d'Hitchcock renvoie un peu à certains de ses meilleurs films Anglais, à commencer par The lady vanishes, dans lequel le spectre de la guerre était déjà bien présent. Et il inaugure une série de films qui se poursuivra jusqu'à Notorious, dans lesquels la présence inévitable, ou les souvenirs des conflits lointains se feront ressentir aux Etats-Unis. Cette série de films de propagande prend sa source dans ces 120 minutes bondissantes, mais toujours justes, qui mériteraient mieux que d'être constamment considérées comme appartenant à 'un Hitchcock mineur'.
Une vieille maison détruite par un incendie au fond d'un parc... Une voix off, et des promesses de frissons, vite mises de coté pour un prologue sur la côte d'azur... Le film commence ainsi. Alfred Hitchcock s'est embarqué pour les Etats-unis en 1939, parce qu'il savait que c'était une opportunité à ne pas manquer; le résultat de l'engagement du metteur en scène par David O. Selznick, le premier de trois films inégaux, serait donc un film plus Anglais que les vrais films Britanniques, comme si avec le metteur en scène, Selznick avait fait l'acquisition d'un petit bout d'Angleterre: Rebecca convoque un grand nombre des acteurs Anglais exilés à Hollywood, dont George Sanders ou Leo G. Carroll, qui reviendront tous chez Hitchcock. Le but du producteur, bien sur, était de capter un peu de cette atmosphère gothique propre au roman, si délicatement Britannique pour un palais Américain. C'est même réussi, à ce niveau...
Quant à Hitchcock, il a fait, selon lui, ce qu'on attendait de lui, mais il faudrait être fou pour se contenter d'en dire cela: qu'Hitchcock ne se soit pas reconnu dans le résultat final (pas plus que dans son terne dernier film Britannique, Jamaica Inn, du reste), on le comprend surtout si on sait que le metteur en scène était très jaloux de SES films.
Mais le résultat lui ressemble par bien des cotés, ne serait-ce qu'en raison de son impressionnante faculté à filmer des images inoubliables, et définitives: les errements de Joan Fontaine dans une maison trop grande pour elle, ou la silhouette inquiétant de Mrs danvers, ou enfin, bien sûr, la fameuse nuit durant laquelle le cadavre sort du placard, comme on dit, ou plutôt de l'eau, sur un fond de brume obsédante, ou enfin la façon dont la caméra filme un incendie de l'intérieur, au plus près des flammes...
Joan Fontaine joue un personnage de jeune femme qui pour se prendre en charge a du accepter de devenir la compagne, en fait le souffre-douleur d'une dame (Florence Bates) de la bonne société américaine en villégiature à Monte-Carlo. Mais la jeune femme rencontre le veuf Maxim de Winter (Laurence Olivier) , un noble Anglais connu, dont l'épouse Rebecca s'est tuée dans des circonstances tragiques un an auparavant. Les deux tombent amoureux, et rentrent en angleterre, dans la belle propriété de Manderley, mais cela va être dur pour la nouvelle Mrs De Winter: d'une part, les petits secrets liés à la mort de Rebecca ne lui sont pas tous connus; d'autre part, la gouvernante de Manderley, Madame Danvers (Judith Anderson), ne la porte pas dans son coeur... Quant à Maxim, son épouse finit par douter de son amour en raison de son comportement.
La grande demeure, sombre, aux secrets qui sortent au compte-goutte: voici à peu près le type d'idée qu'on se fait aux Etats-unis d'une atmosphère gothique. C'est à peu près ça, mais justement, je pense que pour comprendre le peu d'intérêt manifesté par hitchcock pour ce film très soigné et prenant, il faut opérer une comparaison avec Suspicion: là aussi, Hitchcock recrée l'Angleterre riche et confortable du Sud en studio aux etats-unis en faisant passer la Californie pour la Cornouailles, mais l'inquiétude nait du quotidien, de la simplicité beaucoup plus que d'un vieux manoir... Hitchcock ne goutait sans doute pas trop le formatage, aussi brillant soit-il, auquel il avait fallu se résoudre pour tourner Rebecca. Celui-ci reste, bien sûr, un bon film, qui obtint l'Oscar du meilleur film cette année-là (Joli coup pour Selznick après Gone with the wind...).
Mais Hitchcock savait sans doute qu'il faisait avec ce film une oeuvre brilante qui allait pouvoir commencer à installer son image auprès du grand public... Il n'avait pas tort. et en terme de mise en scène, il s'en donne à coeur joie, jouant à fond la carte des éclairages, délayant ses effets, collaborant adroitement avec Joan Fontaine pour obtenir l'effet escompté dans le prologue ou elle est en butte à l'insupportable emprise de Florence Bates sur elle, puis se comportant comme une petite fille éternellement en faute une fois arrivée dans un Manderley trop grand pour elle, ou les oreillers sont brodés d'un R majestueux, ridicule de prétention, alors que son nom à elle ne sera jamais prononcé dans le film. Et puis il ya Judith Anderson, géniale en un portrait de méchante sans égale, amoureuse d'un fantôme... Si on fait la somme de ses qualités et attractions, c'est quand même un sacrément bon film, non?
Première collaboration entre Laughton et Hitchcock, premier film issu de la collaboration entre Laughton et le grand producteur Erich Pommer, retrouvailles de ce dernier avec Hitchcock qu'il avait croisé à Berlin durant les années 20, premier rôle d'envergure sous le nom de Maureen O'Hara pour une jeune actrice Irlandaise promise à un bel avenir, première de trois adaptations de Daphné du Maurier par Hitchcock, dernier film enfin de ce dernier en Angleterre avant son départ pour les Etats-Unis...
Ce qui précède fait qu'on avait de quoi attendre beaucoup de Jamaica inn, la déception est donc à la mesure de l'attente... Je ne sais pas s'il faut aller jusqu'à suivre Hitchcock qui lui parlait de désastre absolu, mais le fait est qu'on s'ennuie parfois ferme devant ce film d'aventures, qui fait partie d'un sous-genre assez particulier: le film de naufrageurs...
Adaptée de Daphné du Maurier, donc, l'intrigue raconte les mésaventures d'une jeune et innocente Irlandaise, Mary (Maureen O'Hara) qui est venue en Cornouailles pour retrouver sa tante Patience (Marie Ney) à la "Taverne de la Jamaïque", sans savoir qu'il s'agit d'un coupe-gorge, un repère de naufrageurs menés par son oncle Joss (Leslie Banks). Dès son arrivée elle va être mêlée à leurs affaires puisqu'elle va les empêcher de pendre l'un des leurs, en fait un officier de police venu enquêter sur leurs agissements (Robert Newton). Celui-ci aimerait bien savoir qui est le véritable meneur de la bande car il a deviné que Joss n'est qu'un comparse. Il s'entretient avec le potentat local, le juge de paix Sir Humphrey Pengallon (Charles Laughton), sans se douter un seul instant qu'il s'agit précisément du chef de la bande...
Le film épargne au spectateur le "whodunit", en révélant contrairement au roman le pot-aux-roses dès le départ; il est vrai que de savoir, contrairement à la plupart des protagonistes, que le juge est en fait le chef des bandits, donne un peu de sel supplémentaire au film, mais pas tant que ça, hélas...
Le problème, c'est qu'Hitchcock a l'esprit ailleurs, précisément tourné vers son voyage à venir vers Hollywood et ses plateaux, et ce film est essentiellement un prétexte pour permettre à Laughton d'assumer ses caprices. Il n'y est pas mauvais, même si on sent qu'il était difficile de le contenir. Hitchcock y a bien fait son travail, mais ne s'est pas passionné pour cette histoire, dont il faut peut-être sauver la qualité technique impressionnante des scènes de naufrage, et le personnage de Mary, jeune femme innocente tout à coup confrontée dans sa propre famille au crime le plus noir. Maureen O'Hara est merveilleuse, bien sûr, mais comment pourrait-il en être autrement?
Et s'il a souvent pesté contre l'obligation dans laquelle il s'était trouvé de faire ce film, au moins Hitchcock a-t-il pu ici se faire les dents sur de remarquables scènes au montageparticulièrement excitant, et ce dès le départ du film, avec ce spectaculaire naufrage qui tourne au massacre...
A la fin de l'entre-deux guerres, nous sommes dans une petite ville perdue dans un improbable pays Est-Européen, en compagnie de voyageurs perdus en attendant que la voie de chemin de fer soit dégagée de la neige qui l'encombre:
deux hommes préoccupés par le cricket jusqu'à l'aveuglement, Chalders et Caldicott;
une gouvernante qui rentre chez elle après 6 ans de bons et loyaux services;
un musicien qui fait des recherches sur les traditions musicales anciennes;
une jeune femme qui doit retourner chez elle afin de se marier: elle a beau tenir de beaux discours, ça ressemble bien à un enterrement;
enfin, un couple adultère dont l'homme est manifestement paranoïaque au point d'en devenir odieux, alors que la femme semble lasse du peu de perspectives offertes par leur statu quo.
Tout ce petit monde est Britannique, et va donc prendre le train, et l'un d'entre eux va disparaitre: comme l'indique le titre, c'est une femme qui manquera à l'appel. Une autre femme, seule à admettre avoir vu la disparue, va devoir lutter contre tout le train, et même pire, pour la retrouver.
Le film prend son temps pour démarrer, il y a de bonnes raisons à cela; d'une part, Hitchcock se laisse aller à la comédie, dans cet hôtel bondé ou les gens doivent partager leurs chambres. Il y prend un plaisir gourmand, alors pourquoi se priver...
Sinon, il lui faut du temps pour exposer convenablement les tracas et problèmes de chacun, ce qui va payer plus tard.
Enfin, il joue beaucoup sur la couleur locale: le langage est un savant mélange de consonances Italiennes et Allemandes, ce que l'allure Alpine et les simili-coutumes observées viennent compléter: on est donc dans un pays fasciste, et à de nombreuses occasions, les conversations le rappellent. Ce didactisme est-il du à Gilliatt et Launder, les auteurs du script? Bien sûr, cela ne veut pas dire qu'Hitchcock n'ait pas signé cet aspect du film...
Par ailleurs, dans cette demi-heure, Hitchcock place un étrange meurtre, celui d'un musicien qui semblait donner une sérénade à la vieille gouvernante. Le meurtre en question n'est pas gratuit, et nous permet de patienter en toute connaissance de cause, jouant le même rôle dans ce film que la première attaque de mouette sur Tippi Hedren dans The birds.
Tranches de vie contre tranches de gâteau: on sait qu'Hitchcock a toujours soigneusement évité dans ses interviews de trop pousser la chansonnette politique, prétendant souvent que son art n'est finalement que celui, sans idéologie, de l'illusionnisme enfantin. Mais on peut le voir dans le film, avec le grand Doppo, l'illusionniste collabo, on peut être à la fois prestidigitateur et engagé... le film est exactement ça: un film d'aventures, situé dans un train en marche, avec une intrigue splendide, totalement distrayant, et un film qui dit tout ce qu'il y a à dire sur cette drôle d'entre-deux-guerres qui occupait les esprits en 1938: il faut s'engager, ne pas rester à rien faire, sinon c'est la mort des démocraties.
Le train, métaphore de la vie, en même temps qu'outil excitant de vitesse et de mouvement puissant, Hitchcock tourne bien sûr autour depuis bien longtemps, et en a joué dans The 39 steps entre autres. Il y reviendra souvent, l'utilisant beaucoup pour faire se rencontrer les gens (Suspicion, Strangers on a train, North by northwest), pour dévoiler des intrigues (North by northwest), pour obliger des inconnus à cohabiter le temps d'une conversation (Strangers on a train).
Ici, il coince ses voyageurs, que nous connaissons tous, dans un train durant plusieurs jours, et profite de tous les aspects de l'endroit, le coté longiligne de l'espace, la compartimentation forcée des cabines, mais aussi les tunnels, gares et aiguillages pour créer des difficultés pour les personnages, bref, du suspense et de la tension! La façon dont Miss Froy disparaît est suffisamment intrigante pour que les doutes subsistent: nous l'avons vue, nous aussi, mais nous savons qu'Iris, la jeune femme qui la cherche, a reçu un coup sur la tête...
Le vide, sujet admirable de film, auquel Hitchcock souhaitait tant s'attaquer. Il disait à Truffaut vouloir réaliser un film dans lequel une conversation se tiendrait sur une chaîne de montage d'une usine automobile; on verrait le châssis, puis la carrosserie, la voiture serait alors peinte, puis finie. au moment d'ouvrir les portières, un cadavre tomberait... Bien sûr, il ne l'a jamais faite, mais s'en est souvent approché. On peut dire que le meurtre impossible d'Annabella Smith (The 39 steps) ressemble un peu à cela. Ici, c'est de disparition qu'il est question, et une fois partie Miss Froy semble ne rien avoir laissé à personne. Les seuls indices seront un nom écrit dans la poussière sur une vitre, un paquet de thé, et une paire de bésicles...
Le train, on le voit bien dans le film, n'est pas qu'une métaphore de la vie, il est aussi doté d'un sens politique. N'oublions pas la préoccupation majeure de ces années de pré-guerre, l'avancée d'Hitler, l'Anschluss (Annexion de l'Autriche par l'Allemagne Nazie), les menaces sur la Tchéquoslovaquie, la Pologne... Les Anglais du film ont tous une raison de ne pas s'en soucier, préoccupés par leur nombril: les deux cricketomaniaques, la future mariée obsédée par l'auto-justification de son improbable mariage, le doux-dingue qui compile des musiques dont tout le monde se contrefiche, le couple en fuite perpétuelle... Seule miss Froy (C'est une espionne, ce qu'on apprend dans la dernière demi-heure, mais cette information est un Mac Guffin: une information vide de sens qui ne sert qu'à donner une motivation à certains personnages et certaines actions) a, on le verra, un rôle à jouer là-dedans. Et de fait, on se positionne dans le film, par rapport à elle. Admettre qu'on a vu Miss Froy, nous disent en substance Gilliatt, Launder et Hitchcock, c'est lutter contre la dictature et le Nazisme...
Tout le film fonctionne aussi sur cette ligne politique, avec ses deux camps bien délimités, et ses gens qui se révèlent dans l'action: le gentleman si épris de ses petits secrets douteux qui se dérobe de son couple adultère, se dérobe aussi politiquement; les deux fans de cricket (Naunton Wayne et Basil Radford) , en revanche, ont l'héroïsme à fleur de peau. Ils sont, après tout, plus Britanniques que tous les autres: ils aiment passionnément leur pays, et sa liberté... de parler cricket. Ils seront d'ailleurs employés par les scénaristes dans d'autres films... Tous les acteurs, surtout Margaret Lockwood en jeune femme qui vit sa première (Et peut-être la dernière) grande aventure, Paul Lukas en médecin louche, ou Dame May Whitty en Miss Froy, sont superbes. Le film aussi, c'est un classique, et l'un des meilleurs films d'Hitchcock, tout simplement.