Pour son deuxième film MGM, Buster Keaton a probablement vite compris dans quel piège il était venu tête baissée. Tous ses collaborateurs sont remplacés les uns à la suite des autres par des techniciens sous contrat, le sujet lui est imposé, et le script lui arrive tout cuit dans les mains, avec très peu de scènes en extérieur, c'est-à-dire peu de possibilités d'improvisation pour le comédien, et peu de chances de prendre le contrôle.
Le scénario est un scénario de comédie, effectivement, mais dans lequel la part physique de comédie est réduite, et l'ensemble ne possède pas l'unité et la cohérence d'un film de Keaton, toujours centré autour d'un problème, ou d'un contexte bien défini. L'histoire est celle d'Elmer (Buster Keaton), un modeste teinturier obsédé par une actrice, Trilby Drew, qu'il va applaudir tous les soirs dans une pièce consacrée à la guerre de sécession, Carolina. Son fanatisme pousse Elmer à suivre son idole partout, à tel point que tout le monde l'a remarqué. Lorsque Trilby (Dorothy Sebastian) voit l'homme qu'elle aime, l'acteur Lionel Benmore, flirter avec une autre, elle choisit le premier venu (devinez qui!!) pour s'afficher avec, et même se marier avec lui, afin de rendre son collègue jaloux...
Le film n'est pas pour Keaton: trop riche, trop éloigné de ses préoccupations... De plus, le scénario accumule les péripéties, enchaînant cette histoire d'amour triste avec un film d'aventures en mer, et franchement les coutures se voient. La première version d'Elmer (la plupart des personnages que Keaton jouera dans les films MGM portent ce nom) est pathétique, et doit parfois se sortir de certaines situations par le langage... A un moment, sur un bateau, Keaton est témoin d'un incendie, et veut le signaler, mais les officiers du bateau l'en empêchent. Le gag provient de l'expression d'émotions par Keaton: un sacrilège! Mais il y a de vrais beaux moments: la relève d'un figurant, au pied levé, par Elmer qui a vu la pièce 35 fois, est une scène très physique; le retour à l'hôtel, avec Elmer qui porte une Trilby ivre-morte, et qui doit la coucher, alors qu'elle est inerte, renvoie à un gag de The Navigator...
En revanche, la collaboration avec Dorothy Sebastian est une excellente surprise: la scène de la saoulographie n'a pas du être une partie de plaisir à jouer pour la jeune femme, et on voit qu'elle s'en remet entièrement à Buster. Studio oblige, elle a droit à un nombre conséquent de gros plans: que Buster ait eu son mot à dire ou non, elle n'est définitivement pas à ranger parmi les actrices-potiches. De fait l'acteur qui traversait un enfer domestique, avec son mariage qui coulait, était tombé amoureux d'elle... On ne sait pas ce qu'il advint, d'autant que les ravages de l'alcoolisme commençaient à se faire visibles sur le visage fatigué de Buster Keaton...
Les séquences maritimes abondent en situations physiques, et on voit que, par opposition à une autre cascade pour laquelle Buster a été doublé (ce qui l'a rendu furieux), il assume toutes les cascades sur le bateau, avec bonheur. Ces quelques moments sont la preuve que tant qu'il restait dans le cadre du film muet, comme avec College en 1927 qui lui avait été imposé, Keaton avait encore la possibilité de prendre un peu le pouvoir et sauver un film. De fait, Spite Marriage est le dernier film décent, regardable, engageant même de Keaton. C'est aussi, hélas, son dernier muet, et son chant du cygne.
Dans The General, Keaton partait à la poursuite de sa locomotive, et découvrait une fois arrivé sur les lignes ennemies que sa petite amie avait été enlevée par-dessus le marché. Dans Go west, lorsque le riche fermier lui demandait ce qu'il voulait en échange du service rendu à la fin, il avait préféré la vache plutôt que la fille... Ici, Buster (jamais nommé, mais manifestement Marceline Day l'appelle Buster si on lit sur les lèvres...) est en plein travail, lorsqu'une équipe de prise de vues d'actualité le bouscule, avec la foule massée pour accueillir une célébrité en pleine rue, et Buster se retrouve face à la jeune femme, et c'est le coup de foudre. Seulement plus tard, lors de leur seconde rencontre, il va découvrir sa vocation: il sera cameraman d'actualités... C'est un détail, mais c'est aussi une preuve, aussi infime soit-elle, que Keaton ne fait plus ce qu'il veut. Enfin, pas tout en tout cas: il a réussi à mener en contrebande un tournage entier, sans être crédité, et à imposer son montage, ce qui n'est pas rien! The cameraman est un film paradoxal: à la fois il inaugure la déchéance, en étant le premier film de son contrat MGM qui est une émasculation en bonne et due forme, et il reste parmi les meilleurs films du comédien.
Donc, il sera caméraman, mais les films qu'il ramène sont pour le moins déroutants. Parallèlement, il entame une maladroite mais touchante cour auprès de la jeune femme, interprétée par Marceline Day (Elle a travaillé chez Sennett, notamment aux cotés d'Harry Langdon, et est une jeune vedette en vue à la MGM), et rencontre souvent un policier qui le soupçonne d'être un fou furieux, Harry Gribbon...
New York n'est pas, dans les années 20, une destination privilégiée, et pourtant il va le devenir: en 1928, deux films, deux comédies, vont capter avec bonheur la ville dans sa vérité, dans son quotidien, avec des extérieurs tournés sur place, en liberté: celui-ci, et Speedy, de Ted Wilde, avec Harold Lloyd. Le film qui nous occupe a été décidé par d'autres personnes, et un réalisateur, des gagmen maison, et des techniciens ont été imposés par la MGM. Trouvant le script ridicule, Keaton a profité de l'éloignement vers l'Est pour une partie du tournage, pour faire ce qu'il voulait, et le film est en réalité un savant mélange de situations imposées (les mésaventures de Keaton avec le policier commencent par une scène que les auteurs MGM ont écrite pour en faire un dialogue basé sur de nombreux jeux de mots, ce qui en dit long sur leur science la comédie burlesque muette!) et d'improvisations (Le match joué par un Keaton rêveur sur un stade absolument vide, la course dans les rues très peuplées d'un New York qui s'avère en réalité être Los Angeles, pour arriver chez Marceline alors que celle-ci ne s'est pas encore rendue compte que Buster n'était plus à l'autre bout du fil, ou encore la vision d'un Buster affublé de sa caméra, accroché à une voiture de pompier). L'ensemble possède une unité, une humanité aussi, qui en font tout simplement un très grand film. L'enjeu final, durant lequel Buster se fait voler le sauvetage de sa petite amie par un sale type, arrache immanquablement des soupirs de frustration du public, quel que soit l'âge, quel que soit le lieu ou il est projeté.
A ce niveau d'identification et d'empathie du public pour le héros, on s'incline: Buster Keaton, en liberté, flanqué de son équipe (Fred Gabourie, Elgin Lessley, Clyde Bruckman) ne pouvait pas faire autre chose que du bon. Au lieu de reconnaître leur erreur et d'admettre que le film était réussi grâce à Keaton, le studio s'est approprié la réussite, et de fait, avec The cameraman, empreint de sa sensibilité, de son humour si typique, et de son sens visuel si distinctif, Keaton signe son dernier grand film.
Steamboat Bill Jr est le dernier film indépendant de Buster Keaton. Ce qui a commencé comme une entreprise quasi familiale lorsque Joe Schenck, producteur de Roscoe Arbuckle dans les années 10, a poussé Keaton en avant, est devenu un objet encombrant dans les mains du producteur. Celui-ci va avoir des responsabilités à la United Artists et va manquer de temps pour continuer leur collaboration. Son frère est l’un des dirigeants de la MGM, et Keaton n’est plus profitable: le contrat est dissous, et Keaton « vendu » à la MGM. Le divorce de Keaton d’avec Natalie Talmadge, belle-sœur de Schenck, a certainement joué aussi. Mais pour une dernière fois, Steamboat Bill Jr voit Keaton tricher avec Schenck, et faire un film derrière son dos, avant de partir pour sa nouvelle demeure, un studio qui ne sait pas ce qu’est la comédie (Pourtant, ce sont bien des affiches MGM qui figurent sur un mur détruit de cinéma, lors de la fameuse tempête qui clôt le film : hommage ou ironie, ou simple commodité ? Les affiches de The Boob, de William Wellman, et de The temptress, de Fred Niblo, sortis tous les deux en 1926, apportent un petit décalage charmant.).
Le réalisateur en titre, Charles Reisner, a travaillé avec Chaplin, et travaillera plus tard avec les Marx. Son style est une absence de style, il s’agit d’un de ces réalisateurs spécialisés et compétents, sur lesquels on peut compter. Keaton, lui, va mener la barque de bout en bout, phagocytant le script de Carl Harbaugh et le transformant à sa guise, menant tout le monde à la baguette, à tel point que Kevin Brownlow parlera de Reisner, dans son documentaire Buster Keaton : A hard act to follow, comme de l’ « assistant » de Keaton… de fait, on se trouve ici avec un film dominé par le style de Keaton, construit avec sa rigueur, et empreint de ce jeu physique, de représentation de l’émotion par le geste. Quelle qu’ait été la part de Reisner sur le film (et il était sur le plateau, ça ne fait aucun doute), c’est Keaton qui l’a signé. C’est une évidence.
Ce qui est encore plus évident, c’est la façon dont Keaton a utilisé ce film pour régler ses comptes (comme il l’avait déjà fait avec le concours de l’intéressé, dans Neighbors) avec son propre père : Steamboat Bill, ce capitaine de vapeur sur une rivière non identifiée (le film a été tourné sur la Sacramento River, et le petit port de River Junction est largement fictif) est modelé sur Joe Keaton, l’homme auquel Joseph Keaton Jr, dit Buster, doit son surnom : Joe avait l’habitude, lors de leurs sketches de music Hall, d’envoyer son fils dans le décor, littéralement. Sa grande violence incontrôlable apparait à mon sens dans sa gestuelle délirante, telle qu’on peut la voir dans une scène de Our hospitality : le conducteur de train irascible exprime son mauvais caractère par des coups de pieds inattendus, qui font penser que ce type devait être invivable. Keaton fait de Steamboat Bill un homme qui n’a pas vu son fils en 20 ans, s’attend à le découvrir en grand gaillard, et découvre Buster à la place. Sa rancœur sera à la hauteur de sa déception, et comme Buster Keaton s’est ingénié à se représenter exactement comme le pire cauchemar d’un homme comme Steamboat Bill Canfield (Ridiculement accoutré, avec une horrible moustache, flanqué d’un ukulélé, et sans le moindre effort pour cacher sa petite taille), l’effet est saisissant. Pour incarner le père abusif, Buster a engagé une star, Ernest Torrence, et le contraste entre l’énormité du jeu de celui-ci, et l’absence rituelle d’émotions classiques par Keaton fait merveille.
A River Junction, deux hommes se disputent : Steamboat Bill Canfield propose des croisières aux touristes sur son vieux bateau à aubes, le Stonewall jackson, mais le riche King veut lui faire concurrence : il est déjà un banquier influent, un restaurateur important, et certainement impliqué dans la politique; d’ailleurs, il ne lit pas la presse locale : une scène le voit chercher désespérément, sur un stand, des journaux nationaux qu’il ne trouve pas. Bref, un sale bonhomme… Comme personne n’est parfait, le sale bonhomme a une fille, Kitty (Marion Byron), qui s’apprête à rentrer de ses études à Boston. Et c’est le jour même du grand retour de Willie, le fils de Steamboat Bill, dont l’apparition va déclencher des ennuis ans fin pour son père, qui va à la fois souffrir de la présence de son fils, et essayer de le former. Comme les deux jeunes gens se connaissent et s’apprécient, la lutte contre King va poser une multitude de problèmes…
L’ensemble des premières cinquante minutes concerne effectivement cette comédie de caractère, dans laquelle on n’attendrait pas Keaton s’il ne jouait au mieux de son physique, et de la puissance homérique de Torrence. Marion Byron est beaucoup mise à contribution, aussi, ainsi que le décor de la petite ville, très typée, avec ses maisons en bois et son coté fourre-tout portuaire. On est de retour dans l’Amérique profonde de Our hospitality, et tant pis si Marion Byron est de fait une jazz-baby typique, avec ses cheveux courts, son chapeau cloche et sa voiture puissante, tout va dans le sens de célébrer l’Amérique de toujours. On n’est pas loin ici d’un film contemporain, sorti exactement la même année : Speedy, de Ted Wilde, avec Harold Lloyd concerne lui aussi une lutte entre les anciens (Un vieux bus à cheval) et les modernes (une compagnie de tramway), mais contrairement à lloyd, Keaton fait de cette lutte un élément folklorique. La lutte la plus importante du film, c’est celle entre Canfield et son fils.
Les efforts de Willie seront nombreux, mais au début, tout porte à croire qu’il ne peut satisfaire ce père intransigeant, jusqu’à une tentative désastreuse de faire évader son géniteur : celle-ci a bien failli réussir, et le tour de force de cette scène est de jouer la carte de l’évasion sans aucun second degré, et de faire de cette scène, de façon crédible, la réalisation par Canfield de la vraie valeur de son fils. Par crédible, j’entends avec quand même une grande dose de ridicule et de décalage, avec ce fils qui débarque en pleine prison avec un pain rempli d’outils, limes et autres scies… de même les rapports entre Kitty et Willie sont-ils dépeints avecle principal renfort de la gestuelle, comme en témoigne cette superbe scène durant laquelle Willie assiste impuissant à l’arrestation de son père, alors que Kitty derrière lui hésite à venir à sa rencontre. Elle finit par se décider, et s’avance précautionneusement, finissant par tourner les talons au moment ou Willie se retourne. Celui-ci ne comprend pas de quelle direction la jeune femme vient, et celle-ci continue son chemin, en faisant semblant de ne rien avoir vu, le nez au vent… Superbe exemple d’une scène dans laquelle une grande dose d’émotions, ainsi que d’intentions liées aux sentiments, sont exprimées en un plan, et en quelques gestes. Si le film repose sur les caractères, et un certain nombre d’enjeux (Canfield acceptera-t-il son fils ? Willie peut-il se rendre acceptable ? King et Canfield peuvent-ils enterrer la hache de guerre et s’entendre ? Kitty et Willie parviendront-ils à résoudre ce sac de nœuds et s’aimer sans arrière-pensées ?), il lui fallait biens sur une résolution spectaculaire. Après avoir flirté avec l’idée d’une inondation, c’est finalement avec une tornade que le film se clôt, dans une série de scènes et de gags justement célèbres, qui ont fait grimper le budget… Mais le responsable de la décision de simuler la tornade n’étant autre que Harry Brand, le superviseur du budget imposé par Schenck, l’affaire ne manque pas d’ironie…
On a tout dit sur cette fin en forme de cyclone dévastateur, et tout est vrai : magnifiquement construite, avecla panique générale qui précipite tous les protagonistes dans les abris… sauf Buster, qui seul dans la ville en pleine tornade, doit affronter le vent, les objets qui volent, et bien sur les murs qui le menacent. On pourra bien sur considérer cette tempête comme l’épreuve que doit affronter Willie Canfield pour être accepté par son père (D’autant que cette tornade implique effectivement de sauver Steamboat Bill de sa prison) ou pour que King lui donne la main de sa fille. On peut l’interpréter comme une métaphore brillante de la propre tourmente dans laquelle se débattait alors le comédien, ou on peut simplement y voir un tour de force de la part de quelqu’un qui ne rivalisait qu’avec lui-même, et qui essayait ici de retrouver le style de scène spectaculaire qu’il vait par la force des choses laissées de coté depuis The General. Quoi qu’il en soit, ces scènes sont merveilleuses, et on n’a pas besoin ici de rappeler à quel point Buster Keaton savait s’impliquer physiquement dans ce genre de séquence : ici, il va plus loin que jamais. Ces scènes hissent le film, tout simplement, au niveau de The General. Bien sur, la cohésion de ce dernier, avec sa poursuite fabuleuse qui court sur le film entier, aura toujours l’avantage, mais Steamboat Bill Jr est bien le deuxième chef d’œuvre, un film spectaculaire dont tout le monde se rappelle, y compris ceux qui n’aiment pas le muet, y compris ceux qui n’ont jamais vu le film: on appelle ça un classique.
Intermédiaire de Keaton auprès de la United Artists, et "patron" de Buster, depuis les débuts, Joe Schenck a fait payer les excès budgétaires de The General à son poulain de multiples façons: d'une part, il lui a collé dans les jambes un superviseur du budget, lui a imposé la présence d'un réalisateur unique, l'a privé de toute interférence sur le script (du moins dans la phase de planification, comme on va le voir), et lui a imposé un sujet. College représente donc, après le chef d'oeuvre The general, le point le plus bas de la carrière muette de Buster Keaton. Le plus mauvais film, ou en tout cas le moins bon, et le début de la perte de contrôle du metteur en scène. Une fois de plus, j'utilise à dessein cette expression, sans doute paradoxale dans la mesure ou Keaton n'est crédité d'aucune participation à la mise en route de College, pas plus que des trois films muets suivants qu'il interprétera. Mais un acteur aussi physique que lui (Et c'est vrai aussi pour Laurel, Chase, Langdon, et Chaplin bien sur, sans oublier Lloyd) ne peut pas déléguer à un autre toute latitude sur le placement des acteurs, les mouvements de caméra, le montage, à plus forte raison dans un film dont les trois quarts des scènes ont trait au sport, et avec le sens particulier du timing dont fait preuve Keaton. Du reste, il a manifestement mis la main à la mise en scène (Qui porte souvent sa marque), et la légende veut qu'il ait, avec la complicité de l'équipe technique du film, fait sentir à Horne qu'il était indésirable sur le plateau. C'est triste pour le metteur en scène, qui saura à merveille s'adapter à Laurel quand on sait à quel point ça pouvait être difficile, mais il n'était pas vraiment responsable de cette situation, qui était avant tout un contentieux entre Buster et son patron ...et beau-frère.
College a été dicté non seulement par la nécessité de faire un film à petit budget suite au naufrage de The General, mais aussi certainement par le succès de The Freshman, énorme succès de 1925 pour Lloyd: le scénario du à Carl Harbaugh copie sans vergogne l'histoire du film de Lloyd, faisant de Keaton un étudiant doué pour les études qui s'essaie au sport avec des résultats désastreux, afin de gagner le coeur de sa bien aimée. Il est la risée de tous mais finit bien sur par triompher.
Keaton est donc le clown de l'université, ce qui est répété avec insistance, mais c'est très gênant pour un acteur dont le personnage avait coutume de rester à l'écart du monde. Moqué par tous, il devient automatiquement le centre d'intérêt, et on peut comprendre que Keaton ait été gêné par cette violation de ses principes. Clairement les concepteurs du scénario n'ont aucune connaissance de l'univers Keatonien, et on eu recours à des variations sur son personnage dans The Saphead, en y ajoutant un grande dose de ridicule voyant inspiré par Lloyd et The freshman.. Un autre truc gênant, c'est cette tendance des films sur les universités à ne retenir que le sport. Le film prend un parti très manichéen, ridiculisant Keaton lorsqu'il met en avant sa réussite sans la moindre implication sportive, et se plaçant du coté des rieurs le plus souvent. Les sportifs du film, d'un autre côté, sont comme dans la vraie vie: néandertaliens, préoccupés de gagner plus que de participer, prompts à pratiquer l'exclusion. Au moins, on est d'accord.
Pour le reste, Keaton fait beaucoup d'efforts pour s'approprier le film, en mettant un point d'honneur à rater avec le tentatives de faire du sport, avec des résultats inégaux mais souvent très drôles. D'autres touches prouvent qu'il a mis son grain de sel un peu partout: il a dépéché Snitz Edwards, avec lequel il avait déjà tourné Seven chances et Battling Butler, dans le rôle du doyen de l'université; il a appelé l'un des bateaux de la course le Damfino (Voir The Boat), ce qui ne lui portera pas chance, bien sur, et il a entièrement construit la fin à son image: Keaton reçoit un coup de téléphone de sa petite amie Mary, séquestrée par la grosse brute de l'université. Keaton se lance dans un sauvetage de toute beauté, faisant des prouesses (Course, saut à la perche, et autres) afin d'arriver et de la sauver. Mais surpris dans la chambre de la jeune femme, il n'a d'autre ressource que de se marier avec elle. Ils le font, en deux plans (Ils entrent dans l'église, fondu, ils en sortent), puis on les voit plus agés avec des enfants, et enfin vieux et manifestement aigris. Cette reprise du dispositif final et inattendu de The blacksmith nous rappelle que Keaton n'a pas dit son dernier mot, et que décidément son mariage était un naufrage... Et dans un registre plus léger, lui permet de faire comme il l'aimait, terminer un film d'une façon très inattendue.
Ce n'est pas un calvaire à regarder, du moins tant qu'il n'y est pas trop question de sport... Mais voilà, ce n'est ni The general, on l'aura compris, ni The Freshman. Keaton a très mal pris qu'on lui fasse copier un confrère, même si je n'ai aucune idée de l'estime dans laquelle il tenait un Harold Lloyd sans doute trop homme d'affaires pour lui; en tout cas, College n'était pas pour lui une bonne expérience. Ironiquement, le film fera moins d'argent que The general...
Voilà un film qu'on aimerait découvrir comme la première fois, avec toutes ses merveilles, sa construction parfaite, sa production certes dispendieuse mais dont l'effet se voit sur l'écran: bref, un chef d'oeuvre. Non seulement d'un metteur en scène, mais plus, d'un genre: je pense sincèrement que cette comédie supplante toutes les autres. Et pour bien des gens, si on en croit le Top 10 établi sur le site Silent Era.com, c'est tout bonnement leur film muet favori, devant Metropolis, Sunrise et City lights... (http://www.silentera.com/) Et bien sur, comme il se doit, au moment de sa sortie, ce film a été un flop.
The general, ça nous rappelle bien sur The Navigator: adepte de titres courts et directs, Keaton était aussi un passionné de systèmes mécaniques, et par là-même de véhicules. On a bien sur vu cette petite manie à l'oeuvre dans ses courts, mais ses longs métrages se sont signalés par leur degré de sérieux, du moins en matières de mécanique: aussi bien Our hospitality que The Navigator voient Keaton utiliser des machines pré-existantes ou reconstruites avec le sceau de l'authenticité. The General ne fera pas exception à la règle, mais Keaton ne limite pas cet aspect à sa locomotive dans ce film à la reconstruction scrupuleuse...
Johnnie Gray, conducteur de locomotives, habite à Marietta, Georgie, au moment de la cannonade sur Fort Sumter, la provocation du Nord pour pousser les Etats du Sud à leur déclarer la guerre. Il se doit, pour conserver l'estime de sa petite amie (Marion Mack) et de sa famille, de s'engager. Seulement son métier le rend plus utile en civil, et il ne peut donc pas devenir soldat, passant ainsi pour un lâche. Mais un événement va survenir, qui va tout changer: une dizaine d'espions Nordistes s'introduisent à Marietta et lui volent sa locomotive... avec sa fiancée dedans. Le sang de Johnnie ne fait qu'un tour, et il se lance dans une épopée personnelle, afin de récupérer le tout, seul contre l'armée Nordiste.
La ville de Marietta, les paysages de sous-bois dans lesquels la locomotive avance, mais aussi le pont de Rock River, tout le film possède une qualité de reconstitution franchement rare dans le cinéma muet. Et Keaton pousse le vice jusqu'à imposer des coiffures authentiques (Il suffit de comparer avec par exemple Gone with the wind, et avec les photos d'époque pour s'en convaincre), et une certaine tendance scrupuleuse au niveau vestimentaire, pas seulement pour les robes de ces dames. La belle tenue visuelle s'accompagne de deux autres exigences: d'une part, à l'instar de cet officier Nordiste qui s'aventure à Marietta, après avoir étudié les lignes de chemin de fer qu'il connait désormais comme sa poche, Keaton va nous conter son périple ferroviaire avec une incroyable lisibilité, détaillant la poursuite en utilisant le montage et la variété des plans pour montrer au public la géographie particulière dans laquelle il évolue. D'autre part, il va faire en sorte de demander à ses chefs-opérateurs (Au nombre de trois: J. Devereaux Jennings, Bert Haines et Elmer Ellsworth) et à son éclairagiste Denver Harmon un travail particulièrement pointu sur la lumière, et le résultat est splendide: les scènes durant lesquelles Johnnie Gray délivre sa belle, situées la nuit et en plein orage, sont superbes. Et une scène de sous bois, magnifiquement éclairé pendant la bataille, est du plus bel effet. Tout dans ce film est beau à voir...
Et puis il y a l'incident de Rock River Bridge, bien sur, amené avec un savoir-faire impressionnant par le cinéaste: les deux héros rentrent chez eux, en locomotive, poursuivis par deux trains Nordistes, et alors que les troupes de L'union se déplacent en masse vers Marietta. Le dernier rempart: un pont, sur une rivière domptée par un barrage. Après leur passage, Keaton et Mack incendient le pont, qui ne tient plus qu'à un fil. Les soldats du Nord continuent à affluer, augmentant le suspense. Les deux jeunes gens arrivent à temps en ville, préviennent les gens, et les soldats du Sud se précipitent vers la rivière. A ce moment, la cavalerie et l'infanterie Nordiste commencent leur traversée par un gué, pendant qu'une locomotive s'engage sur le pont... qui cède, le tout dans un plan hallucinant et non truqué. par la suite, cerise sur le gâteau, un obus tombera sur le barrage et achèvera de semer la pagaille dans les troupes nordistes. Il faut le voir pour le croire, ces plans sont toujours aussi efficaces...
Au sujet de ce film, on peut s'interroger bien sur sur les sympathies Sudistes de Keaton, mais elles sont romantiques avant tout. Dans ce film, ce n'est pas le Sud Esclavagiste qui est représenté, c'est le sud souverain attaqué par le Nord: la principale motivation de la guerre pour bien des Sudistes fut le respect de l'état, et Keaton ne dira pas autre chose, revenant au folklore Sudiste dans l'hilarante pièce de théâtre représentée dans Spite Marriage en 1929. On retrouve des traces de cette sympathie sudiste chez Walsh, qui se fait un honneur de jouer John Wilkes Booth, l'assassin de Lincoln, dans Birth of a nation, ou représente avec Band of angels un Sud humaniste qui laisse une chance à ses esclaves; on les retrouve aussi chez Ford, sans parler bien sur de Gone with the wind...
L'auteur? Keaton, bien sûr. il est temps de reparler de ce serpent de mer: qui est le véritable auteur des films avec Keaton réalisés entre 1920 et 1929? Certains, la plupart en fait, sont crédités à Keaton "et...", que ce soit Eddie Cline (Soit un collaborateur sous contrat en même temps qu'un collègue proche) ou Donald crisp (Un metteur en scène free-lance recruté pour l'occasion); d'autres sont bien sur crédités à Keaton seul, d'autres enfin sont crédités à d'autres metteurs en scène, sans aucune mention de Keaton. Mais l'unité derrière ces films, la volonté derrière ces oeuvres, ne font aucun doute. on y reviendra, puisque après l'insuccès de ce film, Joe Schenck demandera prudemment à Buster de renoncer à son crédit à l'avenir, afin de ne pas effaroucher leurs nouveaux commanditaires, qui craignent que les dépenses délirantes comparables à celles engagées sur The General ne pèsent de nouveau sur le budget. Keaton obéira, mais il en ira des quatre films suivants comme de celui-ci: qui oserait imaginer que tout le luxe génial et la qualité de la reconstitution de ce film puissent incomber à Clyde Bruckman? Le metteur en scène, gagman génial et bientôt employé chez Hal Roach, n'est ici que l'assistant de Keaton, point final.
Voilà, le film le plus beau de son auteur, l'une des fictions les plus belles sur la guerre de sécession, une comédie exceptionnelle, un sommet de suspense et de dynamisme, The General est tout cela et bien plus. Un film auquel il faut succomber, se laisser aller dans son fauteuil, et rire, vibrer et s'émouvoir devant les belles images qui nous sont montrées. Dans une salle, si possible, en compagnie d'autres, dont certains voient le film pour la première fois: les veinards!
Mélange
improbable de Bertie Van Elstyne (The saphead) et Rollo Treadway (The navigator), Alfred Butler est un jeune homme totalement incapable de faire quoi que ce
soit. C'est son majordome, Martin (Snitz edwards) qui dispose de la cendre de ses cigarettes, et à chaque conseil qu'on lui donne, et qu'il suit, son seul réflexe est de dire à Martin: Arrangez
ça. Il vont donc tous les deux faire du camping, afin de satisfaire la volonté du père d'Alfred, et là, ce dernier rencontre une jeune femme, tombe amoureux, et... envoie Martin demander sa main
à sa place. Afin de donner du poids à sa requête, le majordome a l'idée de faire croire que son patron est en fait un boxeur, le teigneux Alfred "Battling" Butler, un homonyme, dont la route ne
va pas tarder à croiser celle du héros...
Je n'aime pas les films de boxe, parce que je n'aime pas la boxe, parce que je n'aime pas le sport. Du tout, mais alors vraiment
pas. Et pourtant, le meilleur de ce film, c'est la dernière partie durant laquelle Keaton doit asumer l'identité d'un boxeur, et donc... boxer. Toujours à l'aise dans l'humour physique, et
flanqué de Martin, son ombre, l'acteur s'investit à fond dans ces scènes. Sinon, il est à l'aise aussi dans la partie consacrée au camping, dans laquelle il s'ingénie à montrer l'inefficacité de
son personnage, tellement minable à la chasse qu'il est identifié par tous les animaux comme sans danger. La partie de pèche aussi, qui voit Buster finir, au terme d'une lutte à mort entre lui et
un canard, à l'eau...
Mais voilà: Soumis à une cadence effrénée, obligé de sortir deux films par ans, à une époque ou ses deux
principaux concurrents (Chaplin et Lloyd, bien sur) ralentissent considérablement, Keaton ne fait pas que des chefs d'oeuvre, et forcément, on aime bien ce film, on le voit sans déplaisir, et
certains fragments nous resteront, mais ce n'est ni The navigator, ni The general. le manque d'enthousiasme de Keaton ne se voit pas trop ici, mais on le devine
quand même impatient de faire autre chose, de se lancer dans une recréation d'un univers, qui lui permettra de faire du grand cinéma de nouveau. A l'aube de quitter le contrat de distribution qui
le lie à MGM pour aller flirter avec la United Artists, Keaton s'apprète à frapper un grand, un très grand coup...
Go west fait partie des films les moins connus de Keaton, et bien qu'il ait clairement repris les rênes, après avoir été amené à tourner Seven Chances contre son gré, on ne s'en étonnera pas: non que le film soit mauvais, mais il souffre d'un début assez erratique. A moins que les intentions de Keaton n'aient été à la source de l'impression de ratage et de pédalage un peu lourd du début. En 1925, l'ombre de Chaplin est très forte, et le succès de The gold rush a beaucoup changé l'image du vagabond. beaucoup de commentateurs, tout en louant la capacité de Chaplin a tourner un film épique, se plaignent de voir que la facette excessivement sentimentale de l'auteur de The Kid ait pris le dessus sur la comédie. C'est exactement ce que Keaton a en tête au moment de faire ce film, et d'interpréter à son tour un vagabond dont le monde ne veut pas: il l'appelle Friendless... Un intertitre nous prévient: certains parcourent le monde en se faisant des amis. D'autres parcourent le monde.
Buster Keaton est donc un vagabond, qui cherche à améliorer ses conditions. la seule solution? Partir loin vers l'ouest. Au glamour du cow-boy, Keaton le cinéaste oppose une certaine forme de réalisme: des cow-boys, ce sont des garçons vachers, ils sont là pour travailler. Lui est donc engagé, mais sans surprise s'avère assez peu doué, jusqu'au moment ou une idylle se dessine entre lui et... une vache. Le titre Français sera d'ailleurs Ma vache et moi, afin d'enfoncer le clou. Mais là ou le film relève la tête, c'est lorsque le personnage de Keaton est utilisé par son patron pour sauver le ranch: il lui faut véhiculer le troupeau à Los Angeles afin de pouvoir faire face à ses créanciers, mais une attaque de bandits réduit ces espoirs à néant. Keaton prend alors le contrôle du train et des événements, et il faut le voir mener un troupeau de vaches dans les rues de Los Angeles...
Keaton qui aime tant l'accumulation (Cops, Seven chances) est à la fête. Il invite d'ailleurs son père Joe (en client d'un salon de coiffure envahi par les bovins) et Roscoe Arbuckle à figurer parmi les victimes du stampede.. Pour le reste, tout en reconnaissant qu'un film même raté de Buster Keaton est toujours meilleur que bien d'autres productions, ce long métrage MGM tourné sur des bases douteuses (Il aurait fallu transcender la parodie...) montre Keaton un peu en panne...
Si elle a toujours été précaire la liberté dont Keaton jouissait durant la production de ses courts métrages a commencé à se lézarder de plus belle lorsque l'unité de production de Joe Schenck a été plus ou moins entrainée dans la tourmente de la nouvelle MGM: auparavant distribués par la seule Metro qui avait d'autres chats à fouetter, ils étaient désormais sortis par le nouveau conglomérat, tout en restant indépendant. Mais Schenck commençait à essayer de piloter un peu plus Keaton, et le poussait occasionnellement, conformément aux voeux du studio dont la marque de fabrique était clairement la sophistication, de lui faire tourner des films qui soient moins burlesques. en cette année 1925, on a un bon exemple de cette lente prise de contrôle: Seven chances était tiré d'une pièce, et Keaton n'a jamais cherché à le tourner.
Cette histoire tient son titre de la situation de base: Jimmie Shannon, homme d'affaire lié à un cabinet qui coule financièrement, reçoit un héritage faramineux... à condition qu'il soit marié le soir même, à 19h. Il va dans son cercle social, où il trouve sept femmes qui sont des partis envisageables, avant de se retrancher sur le hasard, et de laisser faire son associé: celui-ci met une annonce dans l'édition du journal du soir, et ce sont des centaines de femmes en robe de mariée qui arrivent au rendez-vous... Pendant ce temps, la femme de sa vie, qui l'a rejeté, revient sur sa décision, et essaie de le joindre.
Consciencieux, Keaton a sans doute peu aimé faire ce qu'il considérait comme un travail de commande, mais on peut constater que le résultat est franchement réussi: la comédie est effectivement plus sophistiquée que le slapstick habituel, mais Keaton ne renie ni le type de personnage qui a fait sa popularité (Avec un canotier toutefois) ni son style minutieux et ordonné. La séquence des "sept chances", en particulier, qui le voit changer de méthode à chaque nouvelle tentative, et multiplie les gags visuels, est étourdissante. Mais bien sur, venons-en aux deux séquences les plus justement célèbres: d'une part, l'accumulation méthodique de jeunes prétendantes dans une église, pendant que Buster épuisé dort sur un banc, séquence qui se solde ensuite par une poursuite hallucinante, hilarante, et un brin misogyne; et bien sur, à la fin de ladite poursuite, le moment où Buster dévale une pente et déclenche une avalanche de gros cailloux, qu'il choisit néanmoins d'affronter plutôt que de se retrouver face aux furies. Kevin Brownlow a démontré que cette séquence accidentelle a sauvé le film: elle en est en effet le point fort, c'est indiscutable, mais il y beaucoup de qualités, de l'intrigue réduite à l'essentiel, sans aucune graisse ni temps mort, à la construction qui laisse la part belle à la poésie chère à Keaton: son introduction en Technicolor, aux couleurs désormais rutilantes suite à une restauration consciencieuses, voit le héros venir saison après saison essayer dire à son amie qu'il l'aime, à chaque fois au même endroit; seuls changements: les conditions météorologiques, mais aussi un chiot qui grandit jusqu'à devenir un molosse. Ce même jeu du temps et de l'espace conduit Keaton à des choix étonnants, qui rentrent dans la catégorie de ses plans virtuoses qui ne sont pas là pour nous faire rire, mais nous étonnent par leur réussite: Il entre dans sa voiture, et un fondu enchaîné amène la voiture immobile à destination...
Bref, bien qu'il soit une commande, ce film est merveilleux. On se plaindra bien sur du jeu sur les stéréotypes, plus appuyés que d'habitude (Le valet de la jeune femme qui doit contacter Keaton est noir, il est aussi lent et franchement inintelligent, l'une des jeunes femmes abordées par Keaton lit ostensiblement un journal en hébreu, ce qui fait fuir Keaton avec un air catastrophé, et une autre jeune femme le fait partir dans la direction opposée lorsqu'il voit qu'elle est noire.). Ces 57 minutes de cinéma classique, en dépit de ces scories, ont bien mérité qu'on y revienne de temps en temps. Et paradoxalement, le film est plus connu que le suivant, Go west, voulu par Keaton et sans doute plus dans son style..
Une excellente édition Américaine du film est désormais disponible (Kino) sur DVD ou Blu-Ray: Voici un lien vers la page de silentera.com qui les présente:
Il y a des images de cinéma qui vous hantent, sans qu'il soit forcément nécessaire d'expliquer. La première fois que j'ai vu Keaton, c'était sur cette fameuse photo de lui, scrutant l'horizon les deux pieds solidement installés dans les cordages afin de ne pas tomber, le buste droit et le visage impassible. Un cliché, on le sait bien, qui n'était que publicitaire, mais qui va si bien à Buster et à sa légendaire absence apparente d'émotion. Le film en lui-même a été pour moi une découverte tardive, mais je pense m'être bien rattrapé depuis...
Chef d'oeuvre du cinéma burlesque, The navigator éclaire une fois de plus la vision du monde et de la place d'un humain sur terre, ou plutôt sur l'eau, tant il est particulièrement clair dans le film que pour Keaton l'eau est le symbole idéal pour parler de la vie et de ses vicissitudes. Ce n'est pas la première fois, puisque The boat est venu avant, et que Our hospitality possède une spectaculaire séquence de dérive dans les rapides... Mais ce ne sera pas la dernière fois non plus. L'élément liquide, ici, est donc le terrain de jeu sur lequel le cinéaste place ses deux acteurs, et l'utilise à toutes les occasions... plongée d'un seau dans la mer pour récupérer de l'eau, et faire un café qui s'avérera vomitif, pénétration de l'élément liquide pour aller réparer des avaries, l'eau qui alourdit les vêtements, et finalement l'eau dans laquelle on se perd, menace de noyade: tout est passé en revue. Quant au bateau, c'est un jouet qui réjouit l'éternel gamin Keaton, en même temps qu'une maison de poupée. Lorsque les deux seuls habitants du paquebot se cherchent en fouillant partout, se ratant méthodiquement à chaque tournant, Keaton choisit l'angle qui lui permettra de nous montrer l'étrange ballet avec soin, donnant l'impression en effet de l'agitation de deux tous petits êtres humains dans un grand espace entièrement créé pour leur permettre de s'égayer dans tous les sens.
Keaton commence par donner à son film un contexte, dans une exposition très clairement affirmée, pas si burlesque que ça, on connait désormais l'importance pour le cinéaste de placer ses personnages dans des situations qu'on puisse suivre, sans se lâcher trop vite. Une fois passé l'introduction dans laquelle il nous présente l'inaptitude de son personnage (Rollo Treadway) et sa proposition de mariage ridicule (il habite en face, mais vient en voiture chez son amie), le film conte sans trop en rajouter l'enchaînement logique qui va faire de Keaton et Kathryn McGuire des naufragés sur une île flottante. A partir de là, ils sont pratiquement seuls au monde. La mise en scène est d'une rigueur impeccable, et on est happé dans ce film sans espoir de le lâcher (Et je sais par expérience qu'on peut le voir plusieurs fois dans la même semaine sans pour autant se lasser...).
Plus fort encore, Keaton met en scène une terreur basée sur rien ou presque: il y a de la houle, Buster et Kathryn sont seuls, et le moindre bruit (qu'il va falloir figurer, comme seuls les cinéastes du muet savaient le faire) devient effrayant. La variation sur le thème classique des maisons hantées est intéressante précisément parce qu'il n'y a absolument rien à craindre... Chaque plan est réglé au métronome, et la séquence est très drôle. La deuxième moitié, située près de l'île, reste la moins bonne, largement tributaire de la menace aujourd'hui très embarrassante des "cannibales" de carnaval, mais elle recèle de nombreux moments dans lesquels les deux protagonistes sont confrontés à des situations fortes. Le stéréotype s'avère gênant, mais l'histoire fonctionne très bien, et les façons dont Kathryn et Buster se tirent d'affaire sont particulièrement inventives.
Keaton profite aussi de la situation pour laisser libre cours à sa passion mécanique pour les systèmes logiques mais délirants, avec tout un tas de machines pratiques dont l'invention par les deux naufragés s'explique en particulier par la première scène qui les voit essayer de cuisiner, sans aucun succès: ils sont tellement mauvais, qu'ils finissent par remodeler cette cuisine d'un bateau à leur convenance...
Les collaborateurs sur ce film sont les mêmes que sur les films précédents, et à nouveau Clyde Bruckman, Jean Havez (qui fait une apparition lors du dernier plan), Elgin Lessley ou Fred Gabourie (toujours orthographié sans le "e" final) sont à la manoeuvre, mais fidèle à son habitude désormais ancrée, Keaton a engagé un nouveau co-réalisateur, qui n'est certes pas n'importe qui: Donald Crisp. Mais celui-ci ne s'entendit pas avec Keaton, qui selon de nombreux commentateurs aurait jeté à la poubelle tout ce que Crisp avait fait pour le retourner lui-même. De son côté, Crisp dira au contraire être le seul réalisateur sur le film... Impossible de vérifier l'une ou l'autre de ces allégations, mais le film porte constamment la marque de Keaton et de son équipe.
Quoi qu'il en soit, Crisp apparaît quand même, puisque le portrait effrayant d'un capitaine grimaçant qui terrorise Kathryn et Buster dans une scène est en fait une photo de l'acteur. Et bien sûr, on notera pour l'unique fois dans un long métrage de Buster Keaton la réapparition d'une actrice déjà présente dans le film précédent: Kathryn McGuire, brune comme toutes les autres actrices de Keaton, a sans doute plu au cinéaste par son investissement physique, ou leur complicité sur un premier film était-elle déjà suffisante pour ne pas prendre de risques sur un nouveau projet qui les rendait seuls acteurs du film sur 40 minutes de projection, ou Buster, dont le mariage tanguait, avait peut-être une idée derrière la tête. En tout cas, elle est parfaite, partageant avec le réalisateur le travail physique, et ce n'est pas une mince affaire. Du reste, ces deux personnages sont manifestement faits pour s'entendre, aussi nouilles l'un que l'autre... On verra dans ce film la première incarnation d'un gag que Buster prolongera dans Spite marriage, puis refera dans des courts métrages: il a récupéré Kathryn inerte dans l'eau, et essaie de l'installer dans un fauteuil sur le pont. Il a autant de mal à manipuler la jeune femme que le fauteuil...
Bon, bref, un classique, un film à voir séance tenante, et d'ailleurs ce sont 60 minutes à déguster en famille. Que les générations futures n'aient pas comme seul contact avec cet acteur une étrange photo dont ils ne savent pas quoi faire, au lieu du souvenir d'avoir passé une heure à rire et à s'émouvoir en compagnie d'une oeuvre d'art.
On ne parlera pas d'un retour en arrière, après un film à la fois drôle et dramatiquement solide, avec ce Sherlock Junior en apparence dédié à l'absurde, le léger, qui ressemble beaucoup au style qui était celui des courts métrages de Keaton, les ruptures de ton brutales en moins. Le film aurait du être, on en a déjà parlé, une collaboration entre Keaton et Roscoe Arbuckle, qui tentait alors de faire redémarrer sa carrière de réalisateur sous le pseudonyme de William Goodrich; le bruit insistant et agaçant court sur Sherlock Junior, dont Keaton aurait en fait volé la place de réalisateur, qui serait en réalité Arbuckle. ca ne tient absolument pas debout: Keaton a toujours dit l'importance de son ami dans sa vie, a toujours crédité ses collaborateurs, y compris lorsque ceux-ci ont très peu de matériel présent sur l'écran (Ce serait le cas de Donald Crisp sur The navigator). Si Arbuckle n'est pas mentionné, c'est tout simplement que les deux hommes ne sont pas parvenus à un accord, et que Keaton s'est chargé du tournage entièrement seul.
L'histoire est connue, mais pas autant que le moment le plus poétique du film. Un jeune homme, projectionniste dans un cinéma miteux, rêve de devenir détective. Lorsque la montre du père de sa petite amie a disparu, il voit l'occasion de se faire la main, mais finit par voir l'accusation se retourner contre lui. Banni de la maison (C'est son rival qui a fait le coup), il retourne à son travail, et rêve qu'il entre dans le film qu'il projette, et rêgle une autre affaire avec les mêmes protagonistes... Keaton est le projectionniste, Kathryn McGuire sa fiancée, Ward Crane le rival et Joe Keaton le père de la fille. A noter, le fait que Kathryn McGuire reviendra sur le film suivant, contrairement à toutes les actrices qui travailleront avec lui sur ses longs métrages.
L'arrivée de Buster sur l'écran, c'est bien sur un motif magique, qui va ensuite donner lieu à une intrigue qui aurait pu être celle d'un court métrage (Elle dure sensiblement le temps de deux bobines), et qui possède suffisamment de rigueur pour être suivie avec intérêt, mais aussi un grain de folie particulier, avec des digressions, et une tendance à l'illusionnisme qui est la preuve que le saltimbanque Keaton, comme au temps de The playhouse, continue à regarder vers son passé avec une certaine nostalgie. Mais plus encore que les gags liés à la magie ou à l'absurde (Et Keaton, libéré par le fait que c'est un rêve, aussi rigoureux soit-il, s'en donne à coeur joie: billard explosif, voiture qui flotte, etc), c'est bien sur principalement une déclaration d'amour au cinéma, à travers ce petit projectionniste influençable, qui ne se sépare pas de son manuel 'How to be a detective'... Même si c'est sa fiancée qui découvrira le pot-aux roses. Ainsi, seul face à un film, la rêverie poétique qui le mène à investir l'écran, passant d'abord par une série de gags liés au montage (Son personnage entre dans l'écran, mais subit des déboires, en restant dans le cadre de l'écran alors que les plan changent. Il amorce un mouvement en plein désert, et le finit dans l'eau...). De plus, comme toujours, Keaton élargit l'espace cinématographique en utilisant des images fortes, comme celle durant laquelle le détective du rêve ouvre un coffre-fort, dont la porte donne sur la rue... Et bien sur, après un final au rêve en forme de poursuite spectaculaire, il laisse le cinéma avoir le dernier mot. le projectionniste ne sait pas comment déclarer son affection à sa petite amie, il prend donc exemple sur ce qui se passe sur l'écran.
Keaton aimait le cinéma, bien sur, et son film verra le rêve de film donner une version sensiblement plus sophistiquée de chacun des êtres de sa vie, y compris lui-même. Son affection du cinéma passe aussi par une glorification du rêve, il faut dire que le personnage vit dans un environnement très modeste, et pas forcément passionnant. Le film est décidément en demi-teintes, souvent drôle, mais plus spectaculaire que comique. L'illusionisme déployé par Keaton ici est du même ordre que ses gags mécaniques, ou ses cascades visant à surprendre son auditoire. Peut-être y-a t-il plus à prendre chez le Buster sentimental, ou dans The general. mais sa passion du cinéma, à mon sens, résonne encore aujourd'hui et est, pour nous autres amoureux du 7e art, un message qu'il est bon de rappeler.