Spectaculaire: le deuxième long métrage de Buster Keaton permet à ce dernier d'utiliser la même équipe technique, les mêmes gagmen que son film précédent, et de se reposer sur l'amitié de Joe Roberts, dont ce sera le dernier film. Il y fait aussi jouer son père Joe, son épouse Natalie Talmadge, et leur fils James: ce film reste un nouveau départ, un coup de poker phénoménal. Les avis sont d'ailleurs partagés sur la place du film dans l'oeuvre, voire sa qualité, mais personne ne doute d'une part des ambitions de Buster Keaton en réalisant ce qui doit beaucoup à Griffith, entre autres, et du fait que, réussi ou non, le soin extrême apporté à ce film a porté ses fruits d'un point de vue esthétique.
Pour ma part, je pense que c'est l'un des meilleurs films de Buster Keaton, et l'un des joyaux du muet, comme The General du reste. Avec Three ages, Buster Keaton a prouvé qu'il pouvait soutenir une durée trois fois plus grande que ses courts métrages, et maintenir le ton résolument burlesque et badin de ses films, tout en offrant à la fin du film une conclusion plus directe, positive, et surtout moins sardonique qu'à l'habitude. Il a décidé désormais de s'intéresser à l'histoire de ses films, et ce nouveau long métrage est différent justement parce que tout en offrant comme de juste des gags, et non des moindres, il raconte aussi une intrigue, aussi simple soit-elle, qui fonctionne bien toute seule. Keaton a d'ailleurs testé Our hospitality en public sous la forme d'un moyen métrage dramatique, afin de voir si cela marchait. Le résultat était probablement bien inférieur à ce film, tel qu'il est dans son intégralité, mais peu importe: l'idée était d'étayer la comédie, le résultat s'en ressent.
En 1830, Willie McKay (Keaton) retourne dans son Kentucky natal, afin de prendre possession de la demeure familiale. 20 ans auparavant, sa mère était partie, en portant le jeune Willie encore bébé, suite à un duel entre son mari John et son voisin Canfield. Les deux hommes étaient morts à l'issue de la confrontation, et le frère de Canfield (Joe Roberts) a juré de continuer la lutte à mort avec tous les McKay qui se présenteraient. dans le train qui l'emmènent, Willie rencontre une jeune femme (Natalie Talmadge), dont il tombe amoureux, sans savoir qu'il s'agit de Virginia, la propre fille de Canfield...
Venons-en tout de suite à l'inévitable controverse: la séquence d'ouverture est totalement privée de comédie. Il s'agit d'exposer, et ce durant 7 minutes, la brouille haineuse initiale entre les Canfield et les McKay (Basée sur une histoire vraie, celle des Hatfield et des McCoys, qui sera à l'origine d'un autre chef d'oeuvre, Les rivaux de Painful Gulch, de Morris et Goscinny.). Donc il n'y a pas un gag dans cette séquence, mais elle est rehaussée d'une mise en scène à la sûreté diabolique, jouant sur les clichés parfaitement assumés: tout ou presque y est vu du point de vue de Mrs McKay, dans sa cabane, et la nuit d'orage donne une dimension mythologique à la scène, qui fonctionne très bien dramatiquement, et est d'une beauté picturale très impressionnante. Et c'est là que l'on est en droit de se demander si la présence d'un nouveau co-réalisateur aux cotés de Buster y serait pour quelque chose... Mais John G. Blystone n'est pas un réalisateur que je soupçonnerais de pouvoir supplanter Keaton sur un film. Du reste, ses seuls autre titres de gloire sont les films réalisés pour Laurel et Hardy (Blockheads, par exemple), autant dire qu'il y était assistant de Laurel. Il est temps d'ailleurs de faire une digression qui s'impose: s'il n'a signé que cinq films durant sa carrière de réalisateur (soit 1920-1929), Keaton a aussi beaucoup été secondé par des co-réalisateurs: Blystone, mais aussi et surtout Cline, et ça et là Mal St-Clair, Clyde Bruckman, Donald Crisp. Il ya eu sur Sherlock Jr une tentative de collaboration avec Roscoe "William Goodrich" Arbuckle, qui s'est soldée par un échec; puis à la fin de la période tous les films ont été signés par d'autres, dont Charles Reisner ou Edward Sedgwick. Mais tous ces films portent une marque et une seule: celle de Keaton. Je pense que Keaton travaillait comme Chaplin, dont on oublie souvent les "réalisateurs associés" (Charles Reisner sur The pilgrim et The gold rush, Henri d'Abbadie d'Arrast sur The gold rush encore, Monta Bell sur A woman of Paris, ou encore Robert Florey sur M. Verdoux): Personne ne conteste à Chaplin son crédit unique sur ses films, mais la situation est la même: l'un comme l'autre, les deux comédiens avaient besoin aussi souvent que possible d'un assistant qui puisse conduire les manoeuvres quand ils étaient occupés en tant qu'acteurs... Donc si le film est ce qu'il est, il l'est grâce à la mise en scène de Keaton, et ce sera la même chose jusqu'en 1929, bien que Keaton ne soit même plus crédité sur ses films à partir de 1927.
En plus de la séquence d'ouverture, ce qui frappe dans le film c'est que même lorsque les gags font leur apparition, la beauté de l'ensemble, la composition, et le soin maniaque apporté à la reconstitution d'une époque peu représentée dans les années 20 étonnent: le seul vrai anachronisme flagrant, c'est le chapeau mou de Keaton, dont la présence est expliquée par un gag parfaitement logique. De même, le choix de la région de Truckee, avec ses montagnes, ses vallées, son eau omniprésente donnent au film un aspect plus spectaculaire encore. le film est encadré par deux séquences longues qui méritent qu'on parle d'elles: d'une part, une promenade en train de près de vingt minutes qui justifie à elle toute seule le fait que le film soit plus long que ne le seront la plupart des longs métrages muets de Keaton, à deux exceptions près (The general, et Spite marriage): cette séquence qui repose sur l'utilisation d'une locomotive et d'un train qui sont présentés comme des répliques d'authentiques machines de 1830 permettent une série de gags finement observés, qui certes ne font pas trop progresser l'action, mais qui sont un hommage appuyé du technophile Keaton à l'évolution de la machinerie (Tout comme sa promenade en proto-cycle!!). On y remarque Keaton père en mécanicien irascible, et de plus le train revient lors des séquences de la fin. et ces séquences de la fin, justement, permettent à Keaton de faire montre de tout son talent en matière de cascades, mais permettent d'aller aussi plus loin; si le cinéaste Keaton pour ce film appelle une référence à Griffith, il est dans un premier temps aisé de tenter de comparer Keaton à Fairbanks (on sait que le rôle de Bertie, dans The saphead, est un héritage direct de Doug) mais la construction du personnage dans cette séquence renvoie Fairbanks à ses chères études: le personnage de Buster, dans cet épisode du film entièrement consacré à sa fuite pour éviter d'être éliminé par la famille Canfield, le voit progressivement faire des efforts physiques de plus en plus impressionnants, sans qu'il y ait cette aisance de Fairbanks, qui renvoie un peu au cirque. Keaton se retrouve attaché à un train en marche, ballotté au gré des rapides, puis accroché à un
rondin qui menace de se précipiter dans le vide, et la difficulté se voit, elle confère à son personnage, comme d'habitude emmené par une eau menaçante, une humanité et une justesse qui vont au-delà du cinéma. ces séquences ne sont pas drôles: elles sont à couper le souffle, et donc aussi bien l'acteur que le réalisateur ont fait un grand pas avec ce film. Du reste, les occasions de se casser le cou ont été multiples ici, en particulier lors de la séquence durant laquelle Buster a vraiment été emporté par les rapides!
Donc, on savait que Keaton pouvait payer de sa personne, mais ce film est le premier dans lequel le développement de l'histoire fait jeu égal avec la comédie d'une part, et sa reconstitution d'une époque d'autre part. Le résultat est un film hors-normes, qui gêne un peu de nombreux spécialistes qui accusent sa lenteur, qui lui reprochent ses longs intermèdes non burlesques. Mais l'ensemble est selon moi un grand film justement à cause de cette répartition égale entre intrigue pure et comédie. Buster Keaton ne fera rien d'autre dans son chef d'oeuvre, The general... Il est intéressant de voir comment Keaton aussi fait intervenir une esthétique de la comédie sentimentale qui doit certes beaucoup à Griffith, mais qui débouchera aussi sur une imagerie personnelle, comme en témoignent ce plan de Keaton et Natalie, d'une part et d'autre d'une barrière. une composition simple, mais qui renvoie à une image d'Epinal, comme certaines toiles de Rockwell sur le même sujet. Keaton, comme Ford ou Griffith, était un cinéaste Américain avant tout; Et en plus, ce type de composition reviendra dans d'autres films, Seven chances en particulier...
Une note triste au passage, pour finir: Joe Roberts décédera un mois après la fin du tournage de ce film, d'un arrêt cardiaque, rappelant la curieuse destinée d'Eric Campbell, le génial acteur Ecossais dont Chaplin avait fait son parfait "méchant". Roberts avait 21 ans, mais contrairement à Campbell, avait tourné dans deux autres films, en dehors de ses apparitions pour Keaton. C'est la fin d'une époque, et il ne sera jamais remplacé.