Donc, en 1922, Chaplin veut profiter de la liberté qu'il entrevoit dans la possibilité de travailler pour la United Artists. Il ne peut se libérer, car il doit encore des films à la First National. Pay day, d'une certaine façon, fait partie de l'arrangement trouvé, un court métrage de deux bobines et un moyen métrage de quatre, afin de s'acquitter de ses obligations, et si on peut considérer l'autre film qui suivra, The pilgrim, comme un Chaplin majeur, ce n'est pas le cas de celui-ci. La structure est artificielle, et ressemble à un catalogue de situations. Chaplin étant Chaplin, il a soigné son film, mais il peut faire bien mieux...
Un ouvrier du bâtiment travaille, se fait payer, tente de vivre des moments d'intense camaraderie (Et de beuverie) avec ses copains, et doit répondre de ses actes à son épouse, abominable mégère... Par ailleurs, il est parmi les ouvriers le plus mal loti, exploité par un contremaitre brutal, et doit se débrouiller le midi sans nourriture. Enfin, il est amoureux de la fille du patron, jouée par Edna Purviance bien entendu.
Inégal, cette suite de situations prétextes à gags renvoie à l'évocation de nombreux courts métrages. Il ajoute une mise en scène très bien troussée, avec des effets spéciaux (Le lancer de briques, filmé à l'envers) et des gags mécaniques, basés sur les ascensions et descentes permanentes d'un monte-charge. Il filme l'après-beuverie, en gros plan, avec les yeux vitreux et la lenteur du geste, il se préoccupe surtout de montrer un mariage infernal... est-ce un hasard? Chaplin en est, à ce stade, à son premier divorce, et le regard de Mildred Harris sur les frasques extra-conjugales de Chaplin a sans doute pesé lourd dans la représentation (absolument déloyale, du reste) de l'épouse en dragon...
On ne peut qu'aimer le gag des briques, l'exposé de la camaraderie masculine, les frasques nocturnes des poivrots (Bergman, Sydney Chaplin, Loyal Underwood, etc...), le contremaitre joué par un Mack Swain inspiré. On constate que la situation finale rejoint un peu le type d'observation de One A. M., avec un ingrédient supplémentaire: chaplin ne vit pas seul, il rentre saoul mais doit en plus ne pas réveiller son épouse. Mais aussi soigné soit le film il n'apporte pas grand chose, il faut bien le dire... Si! un film de moins à tourner.
Dur de succéder à The kid, à plus forte raison lorsqu'un film a la réputation de n'être qu'une honnête tâche visant à remplir les obligations vis-à-vis d'un studio avant de filer à l'Anglaise. Et pourtant, je m'en voudrais d'expédier ainsi un film qui vaut mieux que ce coté accessoire, et je reste persuadé que Chaplin a lui-même réévalué ce film, qu'il a choisi pour accompagner The Kid dans sa ressortie en salles dans les années 70, les deux étant souvent sélectionnés ensemble pour des sorties en vidéo dans les années 80, et pour des soirées à la télévision. Cette réévaluation ne tient pas qu'à un facteur chronologique, il y a une continuité de thème entre les deux. Le film est un autre fragment du grand puzzle de Chaplin, qui recycle l'idée du golf tentée pour un court inachevé et re-essayée dans How to make movies...
Un vagabond arrive dans une petite ville riche pour y passer des vacances à pratiquer son sport favori, le golf. Il va croiser la route d'une jeune femme riche et malheureuse, mariée à un homme riche et alcoolique qui n'est autre que son sosie. A la faveur d'un bal masqué, le quiproquo atteint des proportions impressionnantes, et bien sûr le vagabond est pris pour le mari déguisé...
L'ouverture de ce film est virtuose, pleine de signes adroitement utilisés: d'une part, c'est l'été, et les premiers plans nous montrent des chauffeurs attendant un train. L'un d'entre eux baille. Est-on chez Chaplin? Oui: le train s'arrête et laisse descendre des riches golfeurs, dont Loyal Underwood, puis une dame élégante, mais au visage sombre: Edna Purviance, vue d'abord par ses jambes. Enfin, un vagabond sort de sous le train, et porte lui aussi des affaires de golf. Dès le départ, Chaplin joue à la fois sur la dichotomie et sur la paradoxale appartenance de ce vagabond à un même monde que es autres. Il va de fait dans la même ville, faire le même sport, et possède un certain nombre de petites manies singées des gens de la bourgeoisie: un geste avec sa montre, notamment.
On quitte ensuite le vagabond pour s'intéresser au mari, également interprété par Chaplin. C'est la première fois qu'il joue deux rôles. il avait maladroitement inséré dans The floorwalker l'idée d'une ressemblance entre lui et Lloyd Bacon, mais là, il utilise les grands moyens. Un intertitre nous renseigne sur le fait que l'homme est marié, et distrait: an absent-minded husband. On ne comprend qu'à la fin de la séquence, qui détaille le personnage dans un certain nombre de rituels: il est dans sa chambre d'hôtel, se prépare à sortir, se parfume, prépare son chapeau haut-de-forme, et lit un télégramme de son épouse (Signé "Edna", bien sur), qui se réjouit d'apprendre qu'il a arrêté de boire. Puis il sort... en caleçon. Chaplin a défini en quelques traits les contours de la bourgeoisie, sa richesse, ses rites, et oppose les allées et venues tout autant codées mais franchement burlesques de son vagabond. L'avantage du montage parallèle est de rendre lisible la ressemblance entre les deux et d'empêcher toute confusion, parfois même trop, comme on le verra tout à l'heure... Quant au ballet du caleçon, il est fort bien réglé, très drôle, mais c'est sans doute ce qui vaudra au film d'être souvent mal vu par les historiens. De son côté, Keaton jouera une anecdote comparable, dans un piscine, pour The cameraman, en 1928. la scène selon Chaplin est intéressante par la façon qu'il a d'amener le mari au-delà de l'embarras, avec un déchaînement du gag, lorsque Chaplin quitte un cabine téléphonique accroupi et caché derrière un journal.
Une autre scène présente le mari seul: un mot de son épouse nous montre qu'elle en sait plus sur lui, et souhaite, à nouveau, qu'il arrête de boire. Il se retourne, et joue de son dos: il semble sangloter en regardant le portrait d'Edna, mais en fait son tremblement est du au fait qu'il est tranquillement en train de secouer un cocktail. Boire: habituellement, Chaplin nous en montre surtout les conséquences (A night at the show, One A.M., The cure), mais ici il met l'activité elle-même à contribution: il ne joue plus sur un stéréotype, il construit un personnage.
Le choix du golf est parfait pour ce film qui joue sur la notion de classes, afin d'intégrer de force, le temps d'un film, son vagabond à un monde qui ne peut que l'exclure, et il permet des ballets méthodiques : avec John Rand, il reprend les échanges de balles déjà définis pour le fameux court métrage inachevé, et ajoute à l'étrange rite physique du golfeur les gestes Chaplinens, exagérés juste ce qu'il faut, un peu comme Tati réinventera le tennis dans Les vacances de M. Hulot. Mack Swain (qu'on n'a pas vu chez Chaplin depuis les années Keystone et qui va revenir dans deux autres films consécutifs), apporte sa rotondité à la scène, et les scènes de golf se vautrent avec plaisir dans le burlesque, voir à ce sujet Henry Bergman, endormi par terre, et qui a avalé cinq ou six balles de golf...les scènes sur le green permettent aussi la rencontre avec Edna, sise dans un sous-bois ou elle se promène avec son cheval. L'idéal onirique de Chaplin, son choix de se représenter en ver de terre amoureux d'une étoile s'accompagne ici d'un rêve ironique, il se voit la sauver, puis se marier avec elle. Ca n'arrivera pas. Chaplin, en tout cas, s'approprie le sentimentalisme, de façon de plus en plus marquée.
La fin, avec le bal masqué, est conventionnelle, et un peu courte; tout se met en place, les gens se retrouvent tous au même endroit, et un temps, Chaplin croit au père noël: la femme de ses rêves lui donne sa main, et il est pour deux minutes au paradis. L'autre homme est joué par un autre, en armure, pas le meilleur choix pour danser dans un bal masqué, mais idéal pour le metteur en scène qui est aussi un acteur jouant deux personnages. Mais il se passe quelque chose; on est persuadé, finalement, que le vagabond et Edna sont faits l'un pour l'autre, même si la jeune femme semble préférer dans ces scènes boulevardières la solution de convenances. Mais l'autre l'emporte, et pourtant il ne nous est pas sympathique du tout. a tel point, je crois, qu'on l'identifie malgré tout les efforts de l'acteur comme quelqu'un qui ne serait pas Chaplin: désormais, dans notre esprit, Chaplin, c'est le vagabond. ici, les efforts pour les différencier ont été si fructueux que le moustachu riche, finalement, est quelqu'un d'autre... Un problème qui sera évité dans The great Dictator, seule autre tentative pour Chaplin d'un rôle double.
Les deux mondes ne peuvent pas se mélanger, et pourtant, ce sont les mêmes gens, nous dit en substance Chaplin. Ici, il va jusqu'à jouer lui-même les deux extrêmes, en brouillant convenablement les pistes, mais le message, finalement, est le même que pour The Kid, en plus noir cependant: s'il s'efface avec élégance, le vagabond à la fin est condamné à quitter cette illusion. Il choisit de le faire comme Chaplin sait faire, en donnant un coup de pied au fondement du pauvre Mack Swain, représentant à son corps défendant de la bourgeoisie. Cette tendance à choisir son camp est désormais bien ancrée chez Chaplin, et elle ne le quittera plus. Autant de facteurs qui font de ce court métrage de deux bobines bien plus qu'un simple remplissage pour contrat à finir...
Le premier long métrage (6 bobines) de Chaplin est l'un de ses plus célèbres films, un joyau souvent vu, fêté, célébré, indéboulonnable, et c'est tant mieux. A l'époque, le film avait frappé par son sentimentalisme. En France, les surréalistes qui admiraient Chaplin s'en sont d'ailleurs plaint. La vision de la version intégrale, rare, renforce cette impression, sans qu'on songe à s'en plaindre... L'histoire est connue, je vais donc éviter de m'étaler: un vitrier qui vit dans un taudis recueille un bébé, l'élève, mais doit se battre littéralement pour empêcher les services sociaux de venir fouiner dans son histoire. Parallèlement, la mère du petit qui l'a abandonné dans un geste qu'elle a ensuite regretté croise leur route, sans pour autant savoir qui est ce petit jeune homme de 5 ans.
Les lieux renvoient autant à l'Amérique qu'à l'Angleterre Dickensienne, et le fait que la plupart des scènes aient lieu dans la zone permet à chaplin de maintenir un certain flou, mais il faut pour cela faire un voyage en voiture: le film commence en effet dans un autre monde, à la porte d'un hôpital dont Edna Purviance sort, un bébé dans les bras. Un intertitre (The woman whose sin was motherhood), une vision d'un chemin de croix, on est en plein mélodrame. Puis, on voit le père, rattrapé par son indifférence, et on retourne à la misère de la mère, qui dans un premier temps dépose son bébé dans une belle voiture, on est dans les beaux quartier, puis va se suicider; mais elle est empêchée de se jeter du haut d'un pont, par la vision d'un enfant. Elle comprend l'erreur qu'elle a commise, veut retourner en arrière, mais la voiture a disparu. En larmes, elle est recueillie par une famille riche. La voiture, pendant ce temps, a été volée par des malfrats qui abandonnent le bébé dans les quartiers mal famés, c'est là qu'à 6 mn 30, intervient le héros. La suite est connue, inévitable.
La complicité avec Jackie Coogan est bien sûr la première des qualités de ce film, et on ne se lasse pas de voir d'une part le stratagème du vitrier, qui demande à Jackie de casser les vitres du quartier, puis arrive innocemment avec son matériel sur les lieux du crime. L'ajout du policier joué à la perfection (sans aucune exagération comique, ce qui est un atout supplémentaire) par Tom Wilson achève de donner à ces scènes leur hilarante saveur, tout en prolongeant admirablement le thème de la pauvreté et de la débrouille. Parce que si on cherche du pathos dans le film, on le trouvera, mais pas dans la façon dont ces deux là vivent: ils sont, de fait, parfaitement satisfaits de leur sort, et se débrouillent, de toute évidence...
La version intégrale renforce cette impression de deux mondes, en proposant d'abord dès la première bobine deux séquences de plus qui montrent le destin tragique d'Edna, et en montrant que le temps va lui permettre d'atteindre au succès en tant que chanteuse, mais que la blessure est toujours là, incarnée par une conversation entre les anciens amants (Edna et Carl Miller, le futur héros de A woman of Paris), tous deux devenus riches et célèbres, mais rongés par la blessure du passé: lui a du remords, elle ne se remet pas d'avoir abandonné son enfant. Chaplin et Jackie, eux, s'en sortent finalement bien, et le contraste entre la party dans une vaste demeure où les deux parents se retrouvent, et gardent leur distance, et la masure délabrée dans laquelle les deux héros mangent une quantité impressionnante de crêpes, en dit long sur une certaine idée du bonheur. Donc, on est bien loin d'un apitoiement quelconque... Par ailleurs, la peinture des quartier pauvres, renforce l'idée que c'est, pour le personnage principal, le centre du monde. Après tout, s'il est peu logique qu'il vienne, après ses mésaventures avec la loi et les services sociaux, se réfugier dans un asile de nuit de son quartier (on en voit distinctement l'enseigne dans la scène de la bagarre avec le "grand frère" brutal), cela renforce l'idée de cohésion pour le personnage, qui ne souhaite pas quitter ce qui est, après tout, son univers.
La tentation du mélodrame est la plus forte dans certaines scènes; l'une d'entre elles a été mise de côté: la jeune femme et son bébé passent près d'un mariage, et elle assiste à une scène tragique: la mariée a l'air d'aller à l'exécution, et le marié est un vieux barbu, qui en partant écrase une rose blanche qui vient de tomber du bouquet de la mariée. en assistant à la scène, on remarque autour de la tête d'Edna ce qui ressemble à une auréole, c'est en fait sur un vitrail un motif circulaire, autour d'une croix. Plus tard, une jolie scène montre la chanteuse, venue dispenser la charité, qui s'assoit mélancolique sur le perron d'un immeuble dans le quartier ou habitent les deux héros. Son regard dans le vide nous renseigne qu'elle se laisse aller à sa grande tristesse, et pense à son enfant. La porte s'ouvre, et Jackie Coogan apparaît, et s'assoit, à bonne distance d'elle, mais sans pour autant la quitter des yeux...
Une autre scène montre Edna devenue si riche qu'elle en fait profiter tout le quartier pauvre, et elle va aussi prêcher la bonne parole. Ca sert bien l'histoire, mais Chaplin qui n'aimait pas les réformateurs et autres prêcheurs, va équilibrer son film en la montrant tentant de raisonner Chaplin et une grosse brute, jouant autour de la notion dure à avaler de "tendre l'autre joue". Le plus vindicatif reste Chaplin, qui assène à Charles Reisner une raclée mémorable. D'ailleurs, dans ce film, Chaplin frappe par son volontarisme: la scène la plus frappante commence par une visite des services sociaux, auxquels un docteur a lâché le morceau: c'est un enfant trouvé, il faut donc le récupérer. La façon dont Chaplin se bat, dans une scène où l'utilisation de gros plans de Jackie Coogan en pleurs, est très impressionnante. C'est principalement de drame qu'il s'agit, mais à aucun moment le vitrier ne sort de son personnage, et c'est un grand moment de cinéma physique, qui rappelle s'il en était besoin à quel point le cinéaste et l'acteur sont grands.
Endormi à la porte de chez lui, le vitrier seul rêve qu'il arrive au paradis, ou Jackie en angelot l'accueille: la scène du rêve est célèbre, et apporte deux chose: d'une part, un peu d'onirisme comique (On se rappelle le rêve de Sunnyside), et des gags plus légers, axés autour de la redistribution des rôles dans le "paradis" qui est montré. Mais aussi, Chaplin enfonce le clou: même au paradis, tout finit mal, et d'une part il se représente en ange mort alors que tout semblait aller au mieux, et ensuite, il donne au policier de Tom Wilson le mauvais rôle: c'est lui qui le tue. Tué en rêve par les forces de l'ordre, mais aussi réveillé par les forces de l'ordre, dans un final ambigu, c'est le même Tom Wilson, en policier bourru, qui le ramène chez Edna, où il est accueilli sur une fin ouverte. Le film se termine bien, on sait que Chaplin aura sans doute le droit de voir "son" John, qu'il a très bien élevé du reste. Pour le reste, le public ne verra rien de ces retrouvailles, le cinéaste ayant l'élégance de les laisser hors champ. Mais le rêve l'a montré abandonner l'enfant en mourant symboliquement, ne l'oublions pas.
On mentionnera au passage Lita Grey, qui joue ici les tentatrices (Satan étant interprété par John Coogan, tout comme le pickpocket de la scène d'asile de nuit, et un invité de la party dans la dernière des scènes coupées). On sait que Chaplin a fricoté durant le tournage avec cette (très) jeune femme, qu'il y a eu des suites, légales notamment. dans l'affaire crapuleuse qui a suivi, Chaplin a failli perdre The Kid, dont le montage a été effectué dans la crainte que des avocats ne débarquent, ou que des bandits viennent lui voler son film, afin de faire pression sur lui. Je ne mentionne cette anecdote que parce que je crois, si on se réfère à ce qui est arrivé quelques années plus tard à The sea gull, film de Josef Von Sternberg produit par Chaplin et détruit sur une décision de justice, qu'on l'a échappé belle...
Pourquoi couper? C'est la question qu'on se pose devant tous ces films que Chaplin a charcutés lui-même: A woman of Paris, The gold rush, ou encore Modern times. Ici, il souhaitait en 1971 enlever les scènes de mélo, afin de rendre le film plus proche de l'impression que le public moderne se faisait de son cinéma. Même s'il est moins percutant, plus long, c'est rappelons-le un crime de revenir sur un film, à plus forte raison 50 ans plus tard. le fait que ce soit SON film n'excuse rien.
Pour finir, je m'en voudrais de ne pas le mentionner: il y a un acteur de génie dans ce film, il s'appelle Jackie Coogan.
Il y a un avant et un après The Kid, aussi bien pour Chaplin que pour les autres... C'est un film surprenant, dans une industrie burlesque dominée par le film court, et il va faire des petits. Mais on le sait moins, il y a des précédents à cette histoire d'enfant trouvé et de héros dans la misère: Harold Lloyd a sorti le court de deux bobines From hand to mouth en 1919. Le film est sympathique, et repose sur la complicité de Lloyd avec une petite fille de la rue. Laurel et Hardy se retrouveront dans Pack up your troubles (1932) flanqués d'une autre petite fille, et bien sur Langdon tournera en 1927 un long métrage inspiré de The kid, mais en plus noir: Three's a crowd. Plus près de nous, un film muet, en noir et blanc, aujourd'hui introuvable, est sorti en 1989: Sidewalk stories, du cinéaste Afro-Américain Charles Lane. L'influence de The Kid y était évidente... Une autre trace du legs intemporel de ce chef d'oeuvre.
Retour au court métrage de deux bobines, retour à la farce, retour à la case départ? Pas tout à fait: l'observation à la base de ce film, des us et coutumes de la vie courante, a bien évolué depuis les années Keystone. Mais le fait est que dans ce film, Chaplin et Edna sont mariés, ont des enfants, une maison et une voiture. Un rappel, s'il en était besoin, que si le maquillage ne varie pas (A l'exception de tentatives comme The professor, qui sont de toute façon sans lendemain), les personnages eux sont multiples. et pour la troisième fois consécutive, Chaplin quitte la défroque du vagabond, auquel il reviendra comme chacun sait de façon spectaculaire avec The Kid.
Il ne se passe pas grand chose dans ce film par ailleurs très court, puisqu'à 25 images par secondes, on arrive à 17 minutes. Il est tentant de parler de panne d'inspiration, avec ce petit tour sur l'eau, suivi d'un détour par la ville, les deux parties n'étant liées entre elles que par la présence de la famille en voiture. Le père emmène toute la petite famille en vadrouille, mais ni Edna ni les enfants (Dont un tout petit Jackie Coogan) n'ont quoi que ce soit à faire dans ce film, à l'exception de la toute première scène, durant laquelle tout le monde fait manifestement bouger la voiture, pour en suggérer le hoquetage. Une scène tournée en un plan unique, voir la photo ci-dessus: on y aperçoit les constructions d'un faux village qui ont probablement servi à figurer la petite localité de Sunnyside...
La dernière partie reste la meilleure du film, qui montre un Chaplin vindicatif aux prises avec un policier et des passants qui empêchent sa voiture d'avancer. C'est, bien sûr, troublant: il est ici un bourgeois immobilisé par les autres et leur manque totale de réalisation de sa présence. Cette inversion des rôles cesse lorsqu'un peu de goudron permet à la comédie physique de s'installer. Un petit ballet comique se joue entre la voiture et ses occupants, le goudron frais qui retient les pieds des uns et des autres prisonniers, les policiers, une plaque d'égout, le tout sous les yeux de passants qui sont authentiques, la scène ayant été tournée en pleine rue.
Cette fois, c'est clair: Chaplin était heureux à la First National, au début. Puis les ennuis ont commencé, et la compagnie n'a en particulier pas voulu que Chaplin brise son contrat pour aller réaliser des films pour la United Artists, qu'il vient de créer, il lui faut en effet terminer le nombre de films dans ses obligations. Avec A day's pleasure, il a un film de plus à son actif.
Sunnyside est, dans la continuation de A dog's life et Shoulder arms, un film de trois bobines. Ce serait le dernier, puisque après ce film Chaplin allait consacrer du temps à un court métrage (deux bobines) puis une année à un long métrage, un vrai. Mais ce que trahit ce film, dont le titre est à peine ironique, c'est le bonheur dans lequel Chaplin libre se trouve, à une époque décidément apparement libre de soucis. Le film est d'ailleurs contemporain du tournage des séquences documentaires de How to make movies, qui voient un Chaplin facétieux se laisser aller à la joie d'avoir son propre studio. Cet esprit de parfait bonheur tranquille a envahi le film.
Non que le personnage qu'il incarne ait une vie facile: dans ce village rural, situé comme il se doit en pleine vallée Californienne, Chaplin est l'homme à tout faire: garçon de ferme, barbier, réceptionniste de l'hôtel... l'homme qui l'exploite est interprété avec autorité par Tom Wilson. La première bobine plante le décor, et montre l'exploitation du héros, ainsi que son fatalisme tranquille, avec un petit passage onirique durant lequel Chaplin interprète en rêve un ballet avec quatre bacchantes à peine vêtues. Puis, nous dit un titre, il est temps de passer à la romance: Chaplin aime en effet une jeune femme locale, interprétée par Edna Purviance, et celle-ci le lui rend bien. La séquence durant laquelle Charlie rend visite à sa bien-aimée est gentille comme tout mais aussi très drôle. Puis un homme de la ville apparaît, et là, les choses se gâtent...
Si Chaplin imagine un suicide ici, il ne faut pas y voir pour autant une quelconque noirceur, le film reste une parenthèse bucolique dans l'oeuvre de Chaplin. C'est, bien sûr, beaucoup plus soigné que Work, et d'ailleurs le film profite bien d'avoir été tourné pour une large part en plein air. Les acteurs jouent à fond la gentille moquerie, et on n'est pas loin avec ce film du cycle de comédies rurales de Griffith. il y a un peu, mais pas trop, d'opposition entre la ville corruptrice et la campagne saine, à travers ce personnage, principalement rêvé, d'étranger, mais il est frappant de constater que celui-ci est à peu près aussi élégant que Chaplin dans la vraie vie, lui ressemble un peu, et semble même porter ses vêtements. N'y cherchons pas de message, Sunnyside est un film qui ne porte pas à conséquence, qui nous permet de rire avec tendresse. Une scène coupée de ce film circule généralement, celle durant laquelle le garçon de ferme improvisé barbier improvise une coupe à ce pauvre Albert Austin. Une fois de plus, la scène est longue, minutieuse, et il a sans doute fallu du courage pour la couper... Elle anticipe, mais juste un peu, sur The great dictator, ce qui confirme le cheminement des idées chez Chaplin, qui engrange, préserve, et finalement ressort ses idées au moment opportun, 20 ou 25 ans plus tard.
Il aura cette fois fallu 5 mois (De mai à septembre 1918) pour réaliser ce film de trois bobines, qui permet une deuxième fois à Chaplin d'étendre son registre, dans tous les domaines après la réussite de A dog's life. Ce film frappe fort, très fort, mais pas forcément dans le sens où on l'entend d'habitude, plutôt par sa rigueur et sa construction: malgré les nombreux écrits de George Sadoul, un inconditionnel du cinéaste, et un farouche défenseur d'un Chaplin "révolutionnaire", ce film n'est pas la charge violente, anti-guerrière qu'on voulait parfois décrire. Une explication, du reste, s'impose afin de dédouaner le grand historien: celui-ci a vu les films de Chaplin dans sa jeunesse, et ils ne sont ressortis des placards que longtemps avant: nous avons, nous, la chance de pouvoir y accéder tous les jours...
3 bobines, donc, c'est un format idéal, pour l'instant, qui permet à Chaplin une fois de plus d'étendre son propos et l'univers qu'il dépeint. Les premiers plans forment une scène d'exposition qui est un régal d'économie, et du pur Chaplin: les soldats à l'exercice, permettent en un seul plan d'établir une bonne fois pour toutes son personnage, sa différence et son rapport aux autres mâtiné de maladresse comique: on voit le bataillon au garde à vous, et la caméra glisse lentement vers la gauche, montrant un soldat qui décidément n'est pas comme les autres. A coté de lui, Albert Austin va souffrir dela très personnelle façon qu'a son voisin de tenir son fusil. L'officier, qui comme tout bon officier aboie sur ses hommes, est interprété par Tom Wilson, préposé aux rôles autoritaires. A la fin de la séquence, les soldats sont au repos, et Chaplin s'endort...
Les tranchées sont sans doute le décor le plus spectaculaire du film. Elles sont particulièrement réalistes, fonctionnelles, en même temps permettent une série de gags, comme la grenade au Limburger (un fromage qui sent épouvantablement... Un fromage, donc), ou encore la façon dont Chaplin utilise les tirs ennemis pour allumer ses cigarettes. et puis les logis souterrains vont être pour lui un moyen sûr de décrire les conditions de vie atroces de ses soldats (un passage obligé chez lui, ne l'oublions pas), en montrant la faculté tranquille d'adaptation des troufions, notamment à une inondation. Le jeu de Chaplin avec son demi-frère Sid, qui a rarement été aussi présent que dans ce film, est dans toutes les mémoires, et il est hallucinant de voir le metteur en scène Chaplin jouer aussi adroitement sur le fil du rasoir, constamment entre drame et comédie, entre justesse et excès, sans tomber jamais d'un côté ou de l'autre.
Dans ce film, Chaplin est donc un héros! On n'y croit que dans la mesure ou on connait la fin du film, mais c'est un premier indice qui nous prouve que si Chaplin s'amuse à un moment de l'héroïsme de son héros, qui se porte volontaire mais se dégonfle en apprenant qu'il s'agit d'une mission suicide, il y abat consciencieusement de nombreux ennemis, se bat clairement pour l'Oncle Sam (Ce qu'il revendique dans une scène superbe de fraternisation avec une jeune femme Française interprétée par Edna Purviance, qui est un prétexte à pantomime: ils ne se comprennent pas), et il va jusqu'à "encercler" 13 soldats Allemands, pour les faire prisonniers. On est loin du délire évoqué par les historiens, dans un film ou on est supposé attendre de notre héros qu'il distribue les coups de pieds au président Wilson, Poincaré autant qu'au Kaiser. Le film ne nous montre Chaplin utiliser ses pieds que sur l'arrière-train d'un officier minuscule interprété par Loyal Underwood, et sur le Kaiser, une fois de plus son frère. Chaplin n'était pas franchement un pacifiste en 1918, du reste il participait à la propagande activement comme chacun sait. Son film est une comédie, irrévérencieuse juste ce qu'il faut, et c'est déjà un grand pas dans la représentation de la guerre: je trouve le film d'ailleurs plus réaliste que d'autres, dans des genres différents: Hearts of humanity, ou même The four horsemen of the Apocalypse...
Pour finir, je m'en voudrais de ne pas évoquer une scène qui me touche particulièrement: je parle de celle durant laquelle Chaplin est déguisé en arbre pour infiltrer les lignes ennemies. L'arbre en question, un costume en caoutchouc, est une image qui me hante, depuis la première vision du film, sans que je puisse expliquer pourquoi. Chaplin est un immense acteur, on sait qu'il se déguisera un jour en poulet, et de façon probante. Ici, il est un arbre, et caché dans une forêt, recherché par un Henry Bergman en uniforme Prussien, le plan durant lequel cet arbre s'anime a un pouvoir onirique qui a peut-être échappé à son créateur...
Pourtant celui-ci a tout prévu: il a même pour son film, résolu de couper une bobine entière qui montrait la vie de son héros avant l'armée, et qui était composée de gags parfois très drôles, avec un Albert Austin en médecin militaire, et une scène d'ombres chinoises. Le film avait tout pour être un ambitieux projet qui aurait approché une heure de comédie. Le résultat aurait sans doute été un peu moins bon, mais non: le film tel qu'on peut le voir est franchement supérieur. Chaplin cinéaste savait parfois faire des choix hallucinants, et souvent justes, la preuve!
Une fois sorti ce film, c'en est fini de l'année 1918. si on excepte The Bond, qui reste un effort mineur de propagande avant tout, à part dans l'oeuvre, Chaplin est passé de 14 films en 1915, puis 8 sortis en 1916 (Easy Street est sorti en janvier 1917), puis 4 en 1917, à seulement 2 en 1918. Il impose son rythme, prend son temps. Le résultat lui donne raison.
A nouveau contrat, nouveau studio: Chaplin est encore mieux loti à la First National qu'à la Mutual, et a obtenu la construction d'un studio. Nouvelles résolutions aussi: désormais il n'en fait qu'à sa tête, et la compagnie va relativement laisser faire dans un premier temps, engrangeant des revenus substantiels de ces films qui seront tous des succès... A dog's life montre une nouvelle direction, marquée en particulier par l'allongement du film (trois bobines) et une utilisation de l'espace qui prend désormais ses aises, la consécration d'un travail d'équipe, la plupart des collaborateurs importants des films de la Mutual étant confirmés dans leur fonction, et complétés par de nouveaux acteurs. Tout va bien donc...
A dog's life est justement célèbre, et retourne dans la veine sociale qui a fait la réussite de nombreux films, de The tramp à The Vagabond. Alors que le vagabondage de Easy street s'arrêtait dès le premier plan, ici, Chaplin habite dans la misère: il dort à même le sol d'un terrain vague. Le décor de taudis du film est impressionnant par son étendue, et sa cohérence à défaut de réalisme. Chaplin se réveille, et commence une journée de débrouille, qui va le voir voler un marchand ambulant (Sidney Chaplin), trouver l'amour (Edna Purviance) dans un bouge dont il va se faire vider parce qu'il n'a pas de quoi se payer à boire, échapper à un flic (Tom Wilson), et voler des voleurs, trouvant ainsi de quoi alimenter ses rêves domestiques avec Edna... Et surtout il va trouver un compagnon canin aussi mal loti que lui, le "bâtard pur race" Scraps!
Le film ose beaucoup plus qu'avant développer les scènes, certains réglées comme des ballets: la recherche de travail passe par une compétition marquée par un jeu physique de chaises musicales qui est à la fois tragique (Charlie se fait avoir) et terriblement drôle. La notion de ballet s'applique aussi au jeu particulièrement précis entre Sidney et son frère, lors de la séquence ou Chaplin mange tout ce qui dépasse dès que le commerçant a le dos tourné. une large part du film se passe dans le restaurant-bar, dont Chaplin s'attarde à nous montrer le fonctionnement: le patron engage des filles pour faire boire et danser les clients, et Edna, la chanteuse, est mise à contribution, carrément exploitée. Chaplin montre une fois de plus ses sympathies, en se référant toutefois plus à Dickens qu'à Marx... Le maître-mot de ce film qui prend donc son temps, c'est la survie, le lutte pour travailler, manger, protéger ceux qu'on aime, avancer, et à la fin, planter quelque chose pour laisser fonctionner le cycle de la vie. Le film ne se terminera d'ailleurs pas sur une poursuite, même s'il y a une pagaille du tonnerre de Dieu dans le restaurant, entre Chaplin, Edna d'un coté, et les deux voleurs menaçants incarnés par Albert Austin et un homme qu'un jour nous identifierons un jour... Non, le film va plus loin que le simple énoncé nihiliste qui clot le chapitre urbain du film, par la destruction et la bagarre: Edna et Charlie ont droit au bonheur... il y aura dans Modern Times un retour en arrière, comme chacun sait, et des réminiscences de ce film.
La construction du film profite donc pleinement de l'espace permis par les trois bobines de ce film, qui dépasse largement la demi-heure, ce que Chaplin voulait faire on s'en rappelle depuis 1915 et le projet Life. Finies aussi les années Mutual, avec les deux bobines aux titres génériques, on entre définitivement dans une nouvelle période, dont les films vont continuer à creuser les thèmes définis par ses douze précédents courts métrages, tout en diversifiant la longueur, et même la forme. A dog's life n'est pas qu'une étape brillante qui prouve à quel point Chaplin avait raison de vouloir étendre son champ d'action, c'est aussi un classique! ...un de plus.
Au moment d'aborder le chapitre suivant dans la carrière de Chaplin, après la fin de son contrat Mutual, il est intéressant de
se pencher sur le cas des films inachevés ou parallèles de sa filmographie. L'un de ces deux exemples est sans doute plus connu: Chaplin a réalisé The Bond dans le cadre de la
propagande de guerre, afin d'inciter les gens à acheter des bons de la liberté (Liberty bonds) pour permetre d'accroître l'effort de guerre. Le film n'est pas que de la simple
propagande, en dépit de son exceptionnelle austérité (des décors ultra-stylisés, sur un fond noir): Chaplin y présente les liens humains ("Bond"), celui de l'amitié (Un petite saynète de
pantomime assez traditionnelle avec Chaplin et Austin en ami qui tape son copain à la suite d'une interminable conversation), celui de l'amour (Chaplin séduit Edna et reçoit une flèche décochée
par Cupidon), et enfin celui du mariage, avant de passer au plus important "bond", celui de la liberté, dont Chaplin incite les Américains d'une façon pédagogique qui n'a rien à envier
aux dessins de presse de l'époque, avec son Oncle Sam, son Kaiser, son représentant de l'industrie (Tom Wilson, non pas en financier, mais bien en artisan-armurier: on ne se refait
pas.); des gags, donc, qui tranchent sur la propagande, et un film réalisé avec soin, et même avec énergie, par un Chaplin qui s'adresse directement au spectateur.
How to make movies n'a jamais été exploité entier du vivant de chaplin, et est fascinant à plus d'un titre:
d'une part, il s'agit d'un documentaire, réalisé par chaplin pour présenter son sutdio, son personnel, et bien sur la vision du nouveau studio de Chaplin pour first national est fascinante: c'est
de là que sont partis The Kid, Shoulder arms, The pilgrim ou ses films United artists! Ensuite, le projet a été longuement muri, puisque il
incorpore des plans pris sur le lieu de construction du styudio avant l'ouvrage: on y voit Chaplin, auquel un génie (Albert Austin, semble-t-il) accorde son rêve le plus précieux: un studio. Puis
des prises de vue enchainées nous montrent en quelques secondes la construction, et enfin, Chaplin heureux comme un gosse arrive sur place. Le maquillage est là, mais pas la moustacche, et le
patron est en costume de ville. Le tour du studio est vu avec humour, et on assiste à des recréations de tournage et de répétition (D'après les costumes de Loyal Underwood et Henry Bergman, c'est
au moment du tournage de Sunnyside que ces plans ont été tournés), mais qui sont l'objet de vrais gags. On voit aussi les pin-ups convoquées par Chaplin pour la danse de
Sunnyside faire les bathing beauties au studio, le minuscule Loyal Underwood se faire malmener, les acteurs bullant se mettant soudain à travailler à l'approche du patron,
etc. On voit aussi Chaplin en plein montage, seul, come le veut la légende, et Albert Austin, sans maquillage, supervisant le développement de la pellicule. Enfin, un exemple de film est montré,
et pour le film Chaplin a recyclé un film Mutual inédit sur le golf, avec Eric Campbell et John Rand. Le fait de tourner ce film consistait pour Chaplin en une déclaration d'amour au cinéma,
une affirmation aussi de sa puissance, il est clairement le patron. la forme très pince sans rire est une excellente surprise. La joie d'un studio nouveau était une autre motivation, mais le
choix de ne pas le montrer est sans doute du à une volonté de contrôler au maximum son image, et son influence: il ne se fera pas facilement photographier, ou filmer par la suite en pleine
action, à part pour Souls for sale (1923). Le film de 16 minutes a été préservé par chaplin, et monté par Kevin Brownlow et David Gill qui en ont montré des extraits dans
Unknown Chaplin. Il me semble un passage obligé pour qui s'intéresse à Chaplin, à son art, et à son style, parce que ce faux documentaire est totalement empreint de son
esprit...
Il existe une littérature abondante sur les récriminations de Chaplin vis-à-vis de la compagnie Keystone et de son patron Mack Sennett, tout comme de nombreux griefs publics (Dont un procès en quasi-paternité, au sujet de A burlesque on Carmen) dans ses rapports compliqués avec les patrons de l'Essanay. Je suis sur qu'on pourrait trouver en grattant un peu des conflits dans son histoire avec la Mutual, mais contrairement aux deux contrats précédents, tout semble s'être passé au mieux. Tout au plus constatera-t-on que les 9 premiers films sortent à un rythme soutenu (1 par mois) avant que la lenteur de Chaplin ne fasse capoter ce projet (il devait y avoir 12 mois, 12 films); mais la notoriété acquise de Chaplin et la qualité générale des films a permis à un public généralement versatile de patienter! Sinon, il existe au moins un Mutual inachevé, qui tourne autour du golf, et qui sera recyclé, en deux temps. Mais au terme de son contrat, au moment d'aborder un nouveau chapitre de sa carrière, l'un des plus importants, Chaplin a fait des pas de géants, grâce à un grand nombre de ces courts métrages de deux bobines. Maintenant, il est temps de s'évader...
Un paysage de bord de mer, envahi par des gardes en uniforme, armés et n'hésitant pas à tirer. A nouveau, l'ouverture de ce film est en trompe-l'oeil, cette fois Chaplin nous fait croire que nous assistons à un film d'aventures de facture classique, avant de démentir en faisant apparaître son personnage de prisonnier en cavale, qui émerge du sable, sur la plage, le visage face à un fusil... Il multiplie les rebondissements,effectuant une petite révolution au passage: le film commence par une poursuite! Le bagnard réussit à échapper à ses poursuivants en "empruntant" le costume de bain d'un quidam qui restera anonyme (on ne voit pas le visage de l'acteur, qui d'après la corpulence pourrait être John Rand). Tout ceci mène à la deuxième séquence de ce film qui possède une véritable intrigue, cette fois: dans une station balnéaire proche (Venice, Cal.), Edna est courtisée par Eric Campbell et son incroyable barbe, lorsque soudain, ils entendent un cri: la maman de la jeune femme se noie! Campbell ne sachant manifestement pas nager appelle au secours, mais Edna se précipite... alors qu'elle ne sait pas nager. Chaplin, arrivé sur la plage, intervient, et sauve tout le monde, dont Campbell tombé à l'eau. La rancoeur s'installe entre les deux, et le gros se venge en jetant le sauveteur épuisé à l'eau. Il est sauvé in extremis.
Ce qui est intéressant dans cette première moitié, outre sa richesse narrative et la parfaite intégration des gags dans ce qui est une histoire dramatique, c'est l'effort pour doter Campbell d'une personnalité en dehors de son costume de méchant. Il sera clairement un antagoniste pour Chaplin par son action dans cette première bobine, ce qui est effectivement une tentative de meurtre, et non seulement par son costume. Et à ce sujet, Chaplin joue une fois de plus sur le travestissement, avec son bagnard évadé, mais avec une grande subtilité, à commencer par ce qui est une nouvelle naissance (Délesté de son costume rayé, venu par la mer...), celle du héros, anciennement bagnard évadé. Ici, le costume apporte avec lui beaucoup plus que de l'apparence, il apporte une solution pour échapper à la police, mais aussi des ennuis en perspective. Il ne s'agit plus seulement de porter un costume et de faire deux ou trois cabrioles, il faut également tenir son rôle...
La deuxième partie commence d'ailleurs par le réveil de Chaplin, en pyjama, dans un lit. Il y a été transporté inconscient après son sauvetage. La vision des rayures du pyjama, et des barreaux du lit, par le bagnard évadé, donne lieu à un court gag, et le reste de la journée sera faite de rencontres sociales, dans la maison des parents d'Edna (Le père est interprété par Henry Bergman, qui joue également un petit rôle comique dans la première bobine), envahie de nombreux bourgeois. Evidemment, l'un d'eux est Eric Campbell, toujours préoccupé de séduire Edna, et qui se trouve face à dangereuse concurrence, avec ce "Commodore Slick", venu de nulle part, qui possède un énorme avantage sur lui, puisqu'il a sauvé un certain nombre de vies, dont la sienne...
La deuxième partie est un peu moins intéressante que la première, présentant plus Chaplin face à ses ennemis traditionnels, Campbell en tête (celui-ci ayant vu un avis de recherche du bagnard évadé), mais aussi la police qui fait son apparition assez rapidement. Le film se conclut sur une nouvelle évasion spectaculaire en forme de ballet burlesque, réglée avec soin par tout ce petit monde dans des décors taillés sur mesure. la fin est abrupte, et elle est ouverte: Chaplin et Edna ne pourront pas marcher vers la liberté ensemble, chacun dans on monde, et les gardiens de prisons pourront se garder tous seuls...
Direction la First National, ou toute interférence du studio sera dans un premier temps bannie... Totalement libéré, le prochain film de Chaplin sera une petite révolution, et comptera trois bobines. Albert Austin, Henry Bergman, Edna Purviance, Rollie Totheroh seront toujours là; d'autres vont venir grossir les rangs: Sydney Chaplin, déjà présent dans l'équipe de gagmen, va rejoindre les autres acteurs, il y aura aussi Loyal Underwood, et parfois Mack Swain. Mais l'un d'entre eux manquera à l'appel, laissant une place vide, qui ne sera jamais plus occupée, celle du méchant: l'acteur Ecossais Eric Campbell, décédé en décembre, pressenti pour tourner aux cotés de Mary Pickford dans Amarilly of Clothes-line Alley. Venu comme Chaplin et Austin de chez Karno, le seul acteur de sa troupe dont Chaplin désirait faire un vrai partenaire, et entrer en interaction avec lui, et qui pouvait lui voler parfois la vedette s'est tué en voiture, le 20 décembre 1917, il avait 38 ans. Ce film est son testament, et rien que pour ça, il est sublime...
Sorti deux mois après The cure, The immigrant est encore une fois un classique si connu aujourd'hui qu'il semble avoir été planifié avec grand soin alors que sa gestation a été des plus chaotiques. Comparer le point de départ (tel que le précieux documentaire de Kevin Brownlow et David Gill l'a établi) avec le résultat final donne le vertige: Chaplin est parti d'une scène de restaurant, l'a étendue, allongée, a tourné autour avant de trouver l'idée de génie pour se sortir d'un écueil: Chaplin et Purviance sont tous les deux pauvres, tous les deux clients d'un restaurant: comment les faire s'aborder et se parler de façon naturelle? C'est très simple: ils se sont connus ailleurs, avant: sur un bateau en provenance d'Europe. Une fois nanti de ce développement, il ne reste plus à chaplin qu'à tourner un prologue (Toute une bobine, en fait) et à retoucher ses scènes de restaurant, mais aussi à trouver un titre: The immigrant. Aucune intention préalable, donc...
Le film commence donc sur un bateau, par une scène en trompe l'oeil; le bateau est secoué, et une silhouette familière est penchée par dessus bord... pour pêcher. La plupart des immigrants pauvres vivent à même le pont, et les repas sont servis à heure fixe. Les allures sont diverses, du melon passe-partout de Chaplin à la toque façon Slave portée par Albert Austin, en passant par des accoutrements évocateurs de l'europe Centrale, sans grande précision, Chaplin s'intéressant juste à l'effet global rendu par sa figuration plutôt qu'à un quelqconque réalisme. Le personnage habituel du vagabond rencontre une jeune femme (Edna Purviance) et sa mère, et les tire d'un mauvais pas. Le moment de l'arrivée les voit se séparer, et ils ne se verront plus jusqu'au jour ou ils se rencontrent de nouveau dans un restaurant, alors que le vagabond a trouvé de l'argent par terre. Mais l'argent s'est perdu entre le moment d'entrer dans le restaurant et le moment de payer la note, et le garçon interprété génialement par Eric Campbell a une façon radicale de traiter avec les mauvais payeurs...
L'unité ainsi obtenue pour ce film est donc d'autant plus hallucinante, dans la mesure ou il s'est construit presque par hasard. mais une fois son sujet en tête, Chaplin a laissé l'inspiration faire, et il n'est pas surprenant que le film soit un tel classique. Comme toujours, Chaplin a retenu l'esprit de l'immigration plutôt que la letre, et après tout il n'a pas lui-même traversé dans les mêmes conditions que ses héros. ignorant Ellis Island, il choisit de faire en sorte de montrer le mauvais traitement des immigrants en plus simple, à la façon d'avant 1892 (Année de l'aménagement d'Ellis Island, le principal point d'immigration sur la Côte Est): "L'arrivée dans le pays de la Liberté", nous dit un titre, avant que des officiers n'utilisent une corde pour parquer les immigrants comme du bétail... en deux ou trois plans, tout est dit, et ces images sont inoubliables. On notera une rare image lyrique, un plan très rapproché de la foule des immigrants, dans lequel Chaplin scrute l'expression des européens qui fixent la Statue de la liberté, un plan magnifique, qui trouvera mille échos au cinéma, jusque dans The Godfather part II, de Coppola... Le reste du film est moins dramatique, mais on ne perd jamais de vue la condition précaire de ces gens, pas plus que leur identité étrangère: au restaurant, l'essentiel de la conversation est effectué par des gestes...
C'est une merveille, un film qui coule de source, dans lequel le mélange de drame et de comédie, de faits finalement assez noirs, et de truculence parfois volontiers grossière (L'obsession pour la nausée et le mal de mer, le temps qui fait tanguer le bateau, et rouler les immigrants les uns par-dessus les autres) construisent un ensemble inoubliable d'images définitives. Le pathos fait des apparitions de plus en plus crédibles, comme l'anecdote de la mort de la mère d'Edna, mais le film reste très homogène malgré cela. Ce film a été (est encore?) projeté en boucle au Museum of the Moving Image, à Londres, comme un exemple parfait de l'art de la comédie, et de l'art de Chaplin.