Sorti six mois environ après Easy street, ce film inaugure de belle façon la longue série de délais imposés par le perfectionnisme de Chaplin, qui avait en réalité pris beaucoup de retard depuis quelques films, ceci étant du à son soin de plus en plus maniaque. The cure est atypique, une fois de plus, parce que le monde ici dépeint par chaplin est celui de riches oisifs qui se regroupent dans un établissement thermal. Plutot que de critique sociale, il est plutôt question d' humour basé sur l'observation, et de ce bon vieux truc, de lâcher dans ce petit monde un électron libre, qui va pouvoir jouer au chien dans un jeu de quilles...
Chaplin interprète donc un homme du monde atteint d'alcoolisme, qui se trouve parmi les clients d'un établissement thermal très sélect, dont Edna Purviance, Eric Campbell (atteint de goutte) et Albert Austin (affublé d'un costume très "sportif" années 15, avec casquette assortie, il fait très Anglais, tout droit sorti d'un roman d' Agatha Christie) sont d'autres clients. Le lieu central du film, et de la station thermale, est la fontaine à laquelle les curistes vont s'approvisionner, et qui sera à un moment remplie d'alcool, occasionnant des résultats franchement drôles. En dépit d'une structure basée plus sur une série de gags que sur une intrigue proprement dite, le film se suit avec plaisir, et on y distingue suffisament de moments forts. Plutôt qu'un fil narratif, on y suit les aventures du personnage principal, son attitude navrante (Saoul 24h sur 24, il scandalise ces dames) et sa tentative de faire entrer de l'alcool en contrebande dans une malle. on le voit aussi voler au secours d'Edna, menacée par l'odieux barbu interprété par Eric Campbell, et bien sûr lorsque tous les curistes sont ivres, à cause de la fontaine à la gnole, il est le seul rempart de la sobriété, regardant tous les autres de haut.
Si le film ne dénonce rien, et se contente de rire de tout, Chaplin ne se prive décidément plus, de taper sur les bonnes âmes, ces gens qui vous jugent d'un regard. Il se les paie ici assez facilement, mais ne s'arrêtera pas en si bon chemin. quant au film, il est réjouissant, on ne dirait pas en le voyant qu'il a été si long à réaliser: voir à ce sujet le piétinement dans on tournage dans le fascinant documentaire Unknown Chaplin...
"To be on easy street", soit se la couler douce en Anglais. Chaplin maîtrise admirablement le sujet de ce film, qui le voit en vagabond, se réveiller juste devant une mission, un matin, puis entrer, et là, convaincu, décider de s'amender. Il va chercher du travail. On passe ensuite à la rue du titre, dans laquelle a lieu une homérique bataille de voyous, tous plus brutaux les uns que les autres. On voit les policiers retourner au poste, en loques, sur des civières. Alors, le vagabond arrive pour s'engager dans la police, et bien sur, son premier travail sera d'aller faire respecter l'ordre à Easy Street.
Dès la première séquence, Chaplin ne rate aucune cible. il sait quelle est la misère des petites gens, pour l'avoir vécue à Londres, mais ne peut s'empêcher de se payer la tête, gentiment pour l'instant, des bons samaritains. d'ailleurs, son personnage ne daigne rentrer dans le droit chemin que parce que c'est Edna qui le lui a demandé; sinon, le pasteur est incarné par un Albert Austin sans moustache qui a l'air aussi attirant qu'une porte de prison. durant la séquence à la mission, Chaplin se paie aussi la tête d'une catégorie de l'humanité pour laquelle son personnage aura, à une spectaculaire exception près, toujours du mépris: les enfants. Sa voisine sur le banc lui confie un bébé dont le biberon fuit, permettant à Chaplin de placer un échantillon de son humour scatologique , en jouant de son visage de plus en plus inquiet lorsqu'il sent l"humidité lui envahir le pantalon. une autre scène, plus tard, le verra regarder des enfants en surnombre dans une maison d'un oeil soupçonneux, puis il s'adressera brièvement au père, un homme apparemment éteint, auquel il dira quelque chose: des conseils prophylactiques, peut-être?
Easy Street est un cadre parfait pour Chaplin, une rue entièrement construite en studio, dans laquelle l'essentiel de l'action du film se déroulera. L'arrivée du policier Chaplin est construite sur une accumulation cocasse: Eric Campbell, la grosse brute la plus imposante du quartier, vient de mener une lutte déloyale contre un policier, et se partage les maigres sous qu'il avait dans la poche à lui tout seul, en s'affublant de son casque. Il fait fuir tous ses petits camarades, qui ont manifestement peur de lui, et sur ces entrefaites, Chaplin arrive. la "bataille" n'est d'abord construite que sur une observation mutuelle, Campbell ralentissant le rythme pour imposer sa supériorité. mais Chaplin va quand même vaincre le grand... avec un lampadaire à gaz.
Cette victoire lui confère une certaine autorité, jusqu'au moment ou Eric campbell, qu'on avait emmené au poste, revient pour se venger. a ce moment, Edna est sur place, et l'enjeu devient plus personnel encore pur Chaplin. Néanmoins, il a pris le temps de montrer le policier qui se laisse aller à fermer les yeux sur quelques rapines, une visite d'Edna, au nom de la mission, chez une famille très nombreuse (Dont il a été question plus haut), et une séquence qui montre un toxicomane qui se pique, et menace Edna. Beaucoup de péripéties, et qu'on le veuille ou non, une peinture de la misère sous tous ses visages, qui laisse pantois tant le mélange entre comédie et drame est parfait. Eric Campbell aussi: il a rarement été aussi proche d'un duo avec son metteur en scène, et ami. Le film se conclut sur une rare fin heureuse, qui est totalement justifiée. Un superbe court métrage !
The rink doit son titre, aussi direct et laconique que les autres films de la série Mutual, à la deuxième bobine située sur des pistes de patinage. pourtant, l'essentiel de la première partie concerne un restaurant ou Chaplin est garçon, une première moitié strictement burlesque dans laquelle l'employé brille par sa compétence à établir la note d'un client abruti par son repas, en comptant les taches sur sa cravate, son costume, et son oreille... Le burlesque gentiment grossier domine cette première partie, entrecoupée de sections durant lesquelles Eric Campbell, client du restaurant, drague effrontément Edna Purviance à la patinoire... et c'est là qu'après son travail Chaplin se rend, et sort Edna d'un mauvais pas, c'est à dire des griffes de l'autre homme. Comme le héros se fait passer pour un comte, elle l'invite à une fête sur patins, ou il se rendra, ainsi qu'un certain nombre de personnes, dont Campbell, et sa femme (Interprétée sans aucune finesse, et sans retenue non plus, par Henry Bergman).
Ce final est dominé par les prouesses de Chaplin, véritablement impressionnant dans son numéro de patins à roulettes... on le reverra sur cet ustensile dans Modern times. ce qui reviendra aussi dans ce film, c'est le ballet des portes de restaurant qui est esquissé ici, dans la première partie. Mais The rink est asse mal fichu, tout entier axé sur son final spectaculaire, qui est une fois de plus centré sur une poursuite réglée comme une horloge, à patins... Un moment hilarant qui donne le sentiment d'avoir un peu sauvé le film, parfois redondant, aux parties pas toujours bien cousues l'une à l'autre. Il fallait sortir un film par mois, et Chaplin s'accomodait mal de cette pression. Qu'importe: il lui reste quatre films à tourner avant d'en finir avec son contrat Mutual, quatre chefs d'oeuvre.
C'est la quatrième fois, après A film johnnie (George Nichols, 1914), The masquerader (1914), et His new job (1915) que Chaplin joue avec le cinéma en train de se faire. Ce nouveau court métrage a trouvé son ancrage-prétexte dans un studio, ou Chaplin est un employé rodé et de longue date: on trouve cet indice de stabilité dans le travail qu'est la petite pipe de Chaplin. il y est doté d'un nom, bien que ce soit surtout pour les besoins d'un gag: il interprète l'assistant David d'un accessoiriste appelé... Goliath (Eric Campbell). les deux vont d'ailleurs, je tremble au moment de l'écrire tellement c'est exceptionnel, manifester une certaine complicité, mais vont surtout jouer la farce de l'assistant exploité de façon honteuse, et tout va se résoudre une fois de plus dans la violence...
L'intrigue est divisée en deux segments, qui ne se rejoignent qu'à deux reprises: d'un coté, on assiste à la vie du studio vue par ses petites mains, avec énormément de matériel lié aux coulisses du tournage des films, et une grève du personnel qui oblige Campbell et Chaplin a tout prendre en charge puisque ils sont les seuls à rester travailler. La grève va dégénérer avec bombe et tutti quanti; de l'autre coté, on voit une jeune aspirante actrice (Edna Purviance, plus ingénue que jamais) s'introduire dans le studio, déguisée en home, avec une salopette et une casquette. Elle croise le chemin de "David" avec lequel elle flirte, puis il la retrouve après qu'elle ait tenté d'empêcher les grévistes de poser la bombe: menacée, elle est "sauvée" par Chaplin.
Une foule de choses se passent durant ces 23 minutes, c'est fascinant. Un carton introductif, ajouté par les distributeurs actuels (David Shepard) nous dit que le film est une parodie de ce qui se passe à la Keystone. J'aurais dit ça de The masquerader, mais pour celui-ci, le studio représenté va au-delà de la fabrique de comédie, même si une grande séquence finale se situe autour de la sacro-sainte tarte à la crème... ce qui est intéressant, c'est bien sur de voir Chaplin évoluer en professionnel décalé dans un milieu qu'il dépeint si bien. Le documentaire de Kevin Brownlow et David Gill, Unknown Chaplin a d'ailleurs rendues publiques un grand nombre de chutes de ce film, des séquences entières ont été mises au rebut, tendant à prouver d'une part que Chaplin avait beaucoup de choses à montrer sur ce sujet, et d'autre part que la nécessité d'allonger ses films se faisaient déjà sentir...
La grève est intéressante aussi, parce que Chaplin et Campbell y manifestent la même camaraderie devant l'adversité que Chaplin et Conklin dans Modern times, devant un phénomène similaire, à la différence que dans le film ultérieur, les deux ouvriers participeront, contraints et forcés, au mouvement social. ici, ils ne participent pas, sans même se concerter. On est loin ici de l'image d'un Chaplin "socialiste", avec ces grévistes ridicules et poseurs de bombes... La place accordée à Campbell, qui n'est pas le méchant du film, tout en étant un sévère antagoniste, est toujours plus importante. Une scène les voit tous deux manifester la même réaction devant la jeune fille: "David" la débusque, et se moque de l'apparence féminine de ce qu'il croit être un garçon. Quand il se rend compte de la supercherie, il l'embrasse. Arrive Campbell, qui surprend ce qu'il croit être un baiser homosexuel: il reprend les mêmes mimiques que Chaplin, en en rajoutant trois tonnes. Voilà donc une allusion flagrante à l'homosexualité, pas vraiment empreinte de finesse, dans laquelle toutefois Chaplin réussit un peu, un tout petit peu, à faire de son personnage une victime, sous cette grande brute de Campbell... vers la fin, lorsque les deux sont engagés dans le tournage d'une scène de bataille pâtissière, Chaplin se débrouille pour ne recevoir aucune tarte (Contrairement à ce que les chutes montrent!), et l'antagonisme profond entre l'accessoiriste et son assistant apparaît au grand jour.
Le final est fascinant, d'abord parce qu'il apporte de l'unité à ce qui aurait pu n'être qu'une série de sketches, ensuite parce qu'il laisse Edna et Charles seuls, après... la destruction du studio. On voit Campbell émerger d'une trappe (l'un des accessoires essentiels du film, pour une série de gags superbes), mais une bombe qui est au fond du trou explose. En l'absence de toute autre résolution, "Goliath" est donc mort... Le studio est en ruine, une fin logique: partout ou Chaplin travaille, l'herbe ne repousse pas. Un grand Chaplin, le dernier film de fiction qu'il tournera sur le cinéma (il s'essaiera au documentaire en 1918, avant d'abandonner le projet), cet art qu'il n'a pas fini d'aimer. Nous non plus, et c'est pour une large part à lui que nous le devons.
Un prêteur sur gages, dans sa boutique, avec sa fille et ses deux employés. Voilà le point de départ de cette comédie, dans
laquelle Chaplin renoue avec le burlesque méchant de ses années Keystone, mais sans pour autant négliger de raffiner la forme cinématographique. On a, au final, un festival de pantomime, et de
bien belles performances d'acteur(s). Chaplin joue donc l'un des assistants, dont la principale activité reste la rivalité en tout qui l'oppose à l'autre employé, John Rand. Ces deux-là passent
tout le court métrage à se chercher des poux, d'une façon violente, et sans compromission, et on s'aperçoit à la fin que cette rivalité est basée sur tout: leur place dans la boutique, leur
agressivité naturelle, mais aussi la présence éventuelle de la fille du patron jouée par Edna Purviance.
Chaplin construit sa comédie sur des saynètes, qui profitent largement de cette rivalité qui fait l'essentiel de la première
bobine: la journée commence, et chacun des employés vaque à une occupation différente. comme Chaplin a en charge le grand nettoyage des étagères sur lesquelles sont entreposés les articles, il
empêche l'autre de faire les comptes, et tous les accessoires deviennent bien vite des prétextes à coups. ce conflit se déplace ensuite dehors, puisque le patron (Henry Bergman, dont
c'est le premier rôle important) leur demande de nettoyer la vitrine. Chaplin installe alors sa caméra à bonne distance de la scène et laisse faire. Les coups qui pleuvent sont tous prévus,
répétés, mis en scène, c'est l'un des grands avantages de ce film, qui est percutant, au lieu d'être fatigant à force d'agressivité incontrôlée... une large part de ce travail de préparation des
coups et des bosses doit-il quelque chose à la présence de Sidney Chaplin, assistant officieux de son frère, sur la plateau? Leur future scènes communes dans les films First National pousseraient
dans ce sens...
Chaplin et les objets: il savait faire, et aimait beaucoup utiliser l'inanimé, on l' a vu avec One
A.M. ici, bien sur, il a un grand nombre d'accessoires à sa disposition, dans une boutique ou on achète et on vent de tout. Donc la scène justement célèbre du réveil démonté, dépiauté,
détruit, en présence d'un Albert Austin qui n'en revient pas, mais ne dit rien, est restée dans les annales. Sinon, on aperçoit vers la fin l'immense Eric Campbell, délesté de sa barbe délirante,
mais avec une moustache; son arrivée, mélange subtil de menace et de grâce féline (mais oui!!), montre bien l'importance qu'il avait pris dans le dispositif que Chaplin mettait en place;
il ici est présenté comme 'the crook', l'escroc, et vient proposer des affaires sans doute louches. sa présence est utile dans un premier temps, puisqu'elle justifie que Chaplin soit obligé
pour remplacer le patron parti dans l'arrière-boutique, de se tenir à la caisse, et de recevoir ce pauvre Albert Austin dans la scène du réveil. Mais en plus, elle offre un enjeu à la fin de film
lorsque le bandit se révèle un peu trop gourmand, conférant une unité bienvenue à l'ensemble du court métrage. Et un dernier plan voit tous les conflits arriver à terme, et Chaplin devenir un
héros, le tout en 25 secondes. Décidément, Chaplin a bien changé depuis la Keystone.
Prenant une fois de plus le contre-pied de son film précédent, Chaplin utilise une structure beaucoup plus complexe, des décors variés, une importante distribution et une figuration conséquente. Si on compare avec les autres films Mutual, on constate qu'il y a un lieu emblématique ici, avec son salon bourgeois doté d'un parquet ciré pour la danse, auquel Chaplin et son complice Eric Campbell vont faire honneur. Pourtant, les cinq premières minutes sont un peu en trompe l'oeil: l'histoire à beau commencer chez un tailleur ou Chaplin est assistant, il ne s'appelle pas The tailor pour autant... Chaplin s'occupe d'une cliente pendant que dans l'arrière-boutique, Eric Campbell, affublé de sa plus belle fausse barbe, repasse. Mais on apprend très vite que Chaplin n'est que l'employé, et Campbell le vrai tailleur, à plus forte raison lorsque celui-ci licencie son subalterne. Une fois seul, Campbell fouille les poches d'un costume, et trouve une lettre: adressé à Mrs Moneybags, un message du comte Broko pour lui dire qu'il ne pourra se rendre à une fête ou il devait rencontrer la fille de la millionnaire. C'est une deuxième indication du rang social dans une comédie qui en comporte beaucoup: Moneybags, bien sur, ce sont des "sacs d'argent", et Broko, ça vient de broke, c'est à dire fauché...
Les coïncidences, ça peut parfois aider: on retrouve Chaplin qui s'apprête à entrer dans une maison, par la porte de service: c'est celle de Mrs Moneybags, dont il fréquente la cuisinière; une fois de plus, Chaplin sépare la société en deux, et nous situe son personnage dans les coulisses. mais un quiproquo avec un autre flirt de la cuisinière force l'assistant tailleur à s'enfuir, par un monte-plats, et se retrouver.... dans la bonne société. Il tombe nez à nez avec Campbell, qui s'est invité en se faisant passer pour le comte Broko, et lui propose de participer à l'entourloupe en se faisant passer pour l'assistant. Chaplin inverse de lui-même le dispositif, et s'amuse comme un fou, en particulier avec Edna Purviance, qui joue Miss Moneybags...
Identité falsifiée, une fête gâchée par l'intrusion d'indésirables, et quiproquos nombreux sur les personnages, avec l'arrivée de l'inévitable Leo White en vrai comte (il a manifestement changé d'avis, c'est sans doute pour cela qu'il n'avait pas posté sa lettre...), sont les ingrédients aisément reconnaissables de ce film, et tous proviennent en droite ligne de la Keystone. Mais Chaplin, on l'a vu, les mêle avec bonheur à un commentaire social sur ce petit homme qui décide de lui-même de ne pas respecter les conventions, et va ensuite se comporter comme chez lui dans la bonne société ou son statut de comte lui confère un droit absolu de se comporter comme un butor...
Et comme si ces éléments n'étaient pas suffisants, le film est empreint d'une bonne dose d'humour physique, les gags portant beaucoup sur l'agressivité, mais d'un genre bien plus raffiné. certains plans montrent un degré de précision très important. On est sûr, pour avoir vu les chutes assemblées par Kevin Brownlow dans son Unknown Chaplin, que Chaplin à la Mutual travaillait énormément sur ses films, répétant prise après prise. Le film fini nous prouve que ce n'était pas en vain: The count est exactement à l'intersection entre le burlesque façon Chaplin, et la sophistication de ses longs métrages; il représente un grand millésime parmi ses films Mutual.
Pour son quatrième film à la Mutual, Chaplin continue à brouiller les pistes et se diversifier, en réalisant ce qui est
presque... un solo. Il interprète pour la première fois depuis longtemps un homme aisé qui rentre chez lui fortement imbibé, et veut se coucher. ce qui aurait du être anecdotique se
transforme en une lutte acharnée contre les objets de la maison, qui ont une furieuse tendance à faire le contraire de ce qu'on attend d'eux. Forcément, le décor de ce film jouera un grand rôle,
puisque comme les autres Mutual, Chaplin avait besoin de définir un prétexte à rebondissements. A l'escalator de The floorwalker succède un décor de maison, avec ses deux
escaliers, son balancier menaçant en haut des marches, ses animaux empaillés et ses peaux de bêtes un peu partout, et bien sur rien n'est simple.
Le film présente un paradoxe propre à Chaplin: alors qu'il a si souvent interprété un vagabond qui s'adapte de façon inventive
et décalée à toute situation ou presque, dès qu'il interprète un homme aisé comme ici, les objets les plus divers ne fonctionnent pas. On a soit un homme dénué de tout qui fait fonctionner son
petit système D personnel, soit un monsieur auquel ses moyens permettent d'avoir accès à tout ce qu'il veut, mais qui n'est pas en mesure de s'en servir... L'art de la pantomime selon Chaplin est
bien sur à l'oeuvre ici, avec son goût pour les rôles d'ivrogne, mais d'ivrogne qui possède, mais oui, une classe folle. tout porte à croire que le seul accessoire factice du costume de Chaplin
soit ici sa moustache. même sa démarche, quoique altérée par l'abus de liquides, est naturelle.
le film est donc intéressant, mais soyons honnêtes, il en va de ce petit film dans lequel le héros met deux bobines de film à
monter un escalier pour se coucher dans une baignoire, comme de ses précédentes incursions dans ses petits souvenirs du music hall Anglais, A night at the show en tête: ce n'est pas forcément ce
qu'on veut voir. on pourra s'extasier, parler de cet extraordinaire sens de la précision, du timing de Chaplin, de sa faculté à doter les objets (et les animaux empaillés, symboles absolu du
mauvais goût Californien dans toute sa splendeur) d'une vie propre: rien n'y fait, ce film est quand même un brin ennuyeux, non? Chaplin ne reviendra à cette formule que partiellement, dans la
deuxième bobine de son court métrage First National Pay day, en 1922, qui le verra rentrer chez lui saoul, et soucieux de ne pas réveiller son dragon d'épouse. Pas un chef
d'oeuvre non plus, du reste...
Pour finir, je 'explique sur le "presque" du premier paragraphe: ce film n'est donc pas un solo, puisque Chaplin est accompagné
durant les deux premières minutes d'un chauffeur de taxi, qui ne fait rien d'autre que de tendre la main. c'est Albert Austin, lui aussi est venu avec sa moustache, et elle aussi est
factice.
Avec son troisième film pour la Mutual, Chaplin quitte le domaine bourbeux du slapstick grossier de son précédent film, heureusement; il se paie même le luxe d'une entrée en matière très soignée, qui nous fait nous poser la question: cette introduction est-elle la trace d'un film inachevé de Chaplin? On constate que la plupart des films Mutual tournent autour d'un décor, d'un objet souvent (l'escalier roulant et la rampe de la caserne des deux films précédents sont deux exemples), et dans les quatre premières minutes de ce film, Chaplin se lance dans des variations autour des battants de porte du saloon: il est un musicien itinérant, et il fait la manche. Ces quatre minutes se concluent par une bagarre généralisée, due au mécontentement d'un orchestre de musiciens qui estiment que Chaplin leur pique leurs sous quand il fait la quête. Chaplin s'amuse à créer un ballet avec ses portes à battants, puis quitte le décor de saloon, qu'on ne verra plus de tout le film...
L'étape suivante, c'est l'irruption du mélodrame. avec son introduction, le metteur en scène a déjà établi que le héros est un très modeste musicien de rue, et a défini un contexte on ne peut plus populaire. la séquence suivante voit donc un intérieur bourgeois, dans lequel une dame d'âge moyen (Charlotte Mineau) se lamente sur la photo de son enfant disparue... Le plan suivant nous montre Edna Purviance, en souillon, présentée en "Cendrillon", qui est exploitée par des gitans. Du mélodrame, on retourne vers le grotesque, sans quitter une certaine gravité pour autant: le couple de gitans qui ont "recueilli" Edna sont caricaturaux, pires que ceux de Griffith en 1908 dans Adventures of Dollie... Lui, c'est Eric Campbell, donc il est TRES menaçant. L'arrivée de Chaplin dans ce petit monde va déclencher une tempête de gags, et l'évolution de l'intrigue: le vagabond sauve la jeune femme maltraitée par les gitans et la prend sous son aile. ils vont, pour toute la seconde bobine, cohabiter, et de fait le film se pose en précurseur de The kid.
La jonction du mélo et de la comédie Dickensienne s'effectue donc dans cette deuxième partie, plutôt avare en gags, mais fascinante par la façon dont Chaplin montre la cohabitation entre les deux exclus: lui dort dehors, mais donne des leçons tendres de propreté à la jeune femme. Il prend le temps des gestes du quotidien, et le film est, comme d'habitude, une leçon de pantomime. Un peintre va précipiter l'inévitable dernière partie: se promenant dans la campagne, il voit la jeune femme, décide de la peindre. Elle a un faible pour lui, ce qui est très embêtant pour le héros. Après le départ du jeune homme, il s'essaie à la peinture... en vain. De son coté, le jeune homme présente son tableau dans une grande galerie; la mère y reconnaît, sur le bras de la jeune femme, une tache de naissance, et elle vient avec le peintre pour récupérer sa fille. le film aurait pu se terminer sur les adieux, comme ce sera la cas dans The circus par exemple. D'ailleurs, même s'il le fait bien ostensiblement, le vagabond prend le départ de la jeune femme avec grandeur d'âme... Mais elle revient le chercher, pour un très rare Very happy ending.
Ce film marque donc le retour de Chaplin à la tentation du mélo, du film classique. Il le joue avec beaucoup d'énergie, mais son personnage est doté cette fois non seulement de sentiments, mais aussi d'une dignité qui est assez nouvelle. Le cinéaste Chaplin continue ainsi à raffiner son univers, tout en maintenant son légendaire sens de l'économie de l'espace cinématographique. On notera par contre un travelling arrière, centré sur le portrait exposé dans la galerie: la caméra s'éloigne pour nous laisser découvrir le beau monde qui se presse à l'exposition: un plan relativement sophistiqué pour contraster avec le décor rustique de la roulotte en pleine campagne que nous venons de quitter. Le film est l'un des meilleurs Mutual, un film tendre et riche, dans lequel certes Chaplin paie sa dette, aussi bien à Griffith qu'à Dickens, mais il en profite aussi pour faire du cinéma comme il l'entend, entrant ainsi en interaction avec Edna purviance et Eric Campbell dans des scènes à l'énergie burlesque communicative.
Le second des films de Chaplin réalisés pour la Mutual est un retour en arrière,
sans doute son film le plus grossier depuis longtemps. Et pourtant, il a fait l'objet d'une préparation minutieuse, Chaplin ayant utilisé la même idée de départ que pour The
floorwalker: prendre un lieu symbolique (Ici une caserne de pompiers), un objet ou deux (La charette des pompiers, le tuyau et bien sur la rampe), et construire son film avec un semblant
d'intrigue, dans lequel ses acteurs sont des types plus qu'autre chose. chaplin y est une fois de plus un outsider, le pompier qui ne se comporte pas comme tous les autres, et il a à se
battre contre un officier particulièrement brutal (Eric Campbell, avec le pire maquillage de toute sa carrière). Le traitement du corps des pompiers comme une seule entité, grotesques pantins
agités, renvoie à Sennett et aux Cops, et l'intrigue aménage une escroquerie à l'assurance, un comte à moustaches, et une jolie fille: Leo White et Edna Purviance ont donc un rôle à
jouer. Quant à Albert Austin, il a une moustache de morse, et il se prend des coups de pied au derrière... La conclusion s'impose d'elle-même: Chaplin est en panne d'inspiration, et ce film est
de loin le plus mauvais de cette période: il ne peut faire que mieux...
Après le contrat Essanay, l'offre juteuse de Mutual a permis à Chaplin, non seulement de toucher de gros sous (mais alors vraiment de très gros sous), mais aussi de devenir un peu plus indépendant encore. Une garantie qui a du peser, tant il a mal supporté l'ingérence de l'Essanay sur ses deux derniers films. Il a donc droit à un studio construit par Mutual exprès pour lui, le Lone Star studio; il a la totale liberté de choisir ses sujets, décors, personnages sur 12 films de deux bobines qui seront produits. le contrat spécifiait sur 12 mois, mais ce ne sera pas le cas. N'anticipons pas...
The floorwalker est donc un retour de Chaplin à ses petits films situés dans un lieu dont il va pouvoir extirper tous les gags possibles, et à une histoire relativement complexe, avec plusieurs fils narratifs: dans un grand magasin, un vagabond fauteur de troubles (Malgré lui bien entendu) est de trop, des policiers viennent enquêter sur des malversations, et le gérant et son assistant, qui ont trempé dans les magouilles louches, cherchent à s'enfuir avant qu'il ne soit trop tard, mais chacun des deux essaie de doubler l'autre. lorsque l'assistant tombe sur Chaplin, il a la surprise de se retrouver face à un sosie, et cherche à en tirer partie.
Le principal atout de ce film, qui se déroule uniquement dans le magasin, est l'escalier roulant dont Chaplin tirera partie, mais surtout qu'il utilisera comme accessoire numéro un dans des gags répétés et des poursuites improvisées devant la caméra avec ses acteurs, comme en témoigne l'indispensable documentaire Unknown Chaplin, de Kevin Brownlow et David Gill. Si l'escalator en question est bien sur présent dès le premier plan du film, le résultat final ne s'en contente pas, et Chaplin a su donner à ses différentes parties narratives l'importance qu'elles méritaient. D'autant qu'il a fait des ajouts à sa troupe: si Edna Purviance, quoique peu employée dans le film en secrétaire, Lloyd Bacon en sosie, Charlote Mineau en inspectrice et Leo White qui fait une apparition éclair en comte à moustache, sont de retour, on verra ici Eric Campbell en gérant, et Albert Austin en vendeur contrarié. Les deux vont devenir des recrues de choix, le premier pour jouer les méchants mythologiques (avec barbe, moustache, et maquillage conséquent...) le second pour donner à Chaplin un faire-valoir qui soit à la fois d'une nervosité excessive, mais aussi un brave type, victime malgré lui des agissements de notre héros. Austin, acteur Anglais pêché chez Karno, sera aussi un collaborateur créatif, qui agissait parfois en qualité d'assistant, et mettra d'ailleurs en scène des films, dans les années 20.
Le film est un condensé de slapstick, avec une histoire qui se tient. Chaplin ne révolutionnait pas le cinéma à chaque film, mais la qualité est, déjà, au rendez-vous. Les films suivants confirmeront cet état de fait...