Il existe une littérature abondante sur les récriminations de Chaplin vis-à-vis de la compagnie Keystone et de son patron Mack Sennett, tout comme de nombreux griefs publics (Dont un procès en quasi-paternité, au sujet de A burlesque on Carmen) dans ses rapports compliqués avec les patrons de l'Essanay. Je suis sur qu'on pourrait trouver en grattant un peu des conflits dans son histoire avec la Mutual, mais contrairement aux deux contrats précédents, tout semble s'être passé au mieux. Tout au plus constatera-t-on que les 9 premiers films sortent à un rythme soutenu (1 par mois) avant que la lenteur de Chaplin ne fasse capoter ce projet (il devait y avoir 12 mois, 12 films); mais la notoriété acquise de Chaplin et la qualité générale des films a permis à un public généralement versatile de patienter! Sinon, il existe au moins un Mutual inachevé, qui tourne autour du golf, et qui sera recyclé, en deux temps. Mais au terme de son contrat, au moment d'aborder un nouveau chapitre de sa carrière, l'un des plus importants, Chaplin a fait des pas de géants, grâce à un grand nombre de ces courts métrages de deux bobines. Maintenant, il est temps de s'évader...
Un paysage de bord de mer, envahi par des gardes en uniforme, armés et n'hésitant pas à tirer. A nouveau, l'ouverture de ce film est en trompe-l'oeil, cette fois Chaplin nous fait croire que nous assistons à un film d'aventures de facture classique, avant de démentir en faisant apparaître son personnage de prisonnier en cavale, qui émerge du sable, sur la plage, le visage face à un fusil... Il multiplie les rebondissements,effectuant une petite révolution au passage: le film commence par une poursuite! Le bagnard réussit à échapper à ses poursuivants en "empruntant" le costume de bain d'un quidam qui restera anonyme (on ne voit pas le visage de l'acteur, qui d'après la corpulence pourrait être John Rand). Tout ceci mène à la deuxième séquence de ce film qui possède une véritable intrigue, cette fois: dans une station balnéaire proche (Venice, Cal.), Edna est courtisée par Eric Campbell et son incroyable barbe, lorsque soudain, ils entendent un cri: la maman de la jeune femme se noie! Campbell ne sachant manifestement pas nager appelle au secours, mais Edna se précipite... alors qu'elle ne sait pas nager. Chaplin, arrivé sur la plage, intervient, et sauve tout le monde, dont Campbell tombé à l'eau. La rancoeur s'installe entre les deux, et le gros se venge en jetant le sauveteur épuisé à l'eau. Il est sauvé in extremis.
Ce qui est intéressant dans cette première moitié, outre sa richesse narrative et la parfaite intégration des gags dans ce qui est une histoire dramatique, c'est l'effort pour doter Campbell d'une personnalité en dehors de son costume de méchant. Il sera clairement un antagoniste pour Chaplin par son action dans cette première bobine, ce qui est effectivement une tentative de meurtre, et non seulement par son costume. Et à ce sujet, Chaplin joue une fois de plus sur le travestissement, avec son bagnard évadé, mais avec une grande subtilité, à commencer par ce qui est une nouvelle naissance (Délesté de son costume rayé, venu par la mer...), celle du héros, anciennement bagnard évadé. Ici, le costume apporte avec lui beaucoup plus que de l'apparence, il apporte une solution pour échapper à la police, mais aussi des ennuis en perspective. Il ne s'agit plus seulement de porter un costume et de faire deux ou trois cabrioles, il faut également tenir son rôle...
La deuxième partie commence d'ailleurs par le réveil de Chaplin, en pyjama, dans un lit. Il y a été transporté inconscient après son sauvetage. La vision des rayures du pyjama, et des barreaux du lit, par le bagnard évadé, donne lieu à un court gag, et le reste de la journée sera faite de rencontres sociales, dans la maison des parents d'Edna (Le père est interprété par Henry Bergman, qui joue également un petit rôle comique dans la première bobine), envahie de nombreux bourgeois. Evidemment, l'un d'eux est Eric Campbell, toujours préoccupé de séduire Edna, et qui se trouve face à dangereuse concurrence, avec ce "Commodore Slick", venu de nulle part, qui possède un énorme avantage sur lui, puisqu'il a sauvé un certain nombre de vies, dont la sienne...
La deuxième partie est un peu moins intéressante que la première, présentant plus Chaplin face à ses ennemis traditionnels, Campbell en tête (celui-ci ayant vu un avis de recherche du bagnard évadé), mais aussi la police qui fait son apparition assez rapidement. Le film se conclut sur une nouvelle évasion spectaculaire en forme de ballet burlesque, réglée avec soin par tout ce petit monde dans des décors taillés sur mesure. la fin est abrupte, et elle est ouverte: Chaplin et Edna ne pourront pas marcher vers la liberté ensemble, chacun dans on monde, et les gardiens de prisons pourront se garder tous seuls...
Direction la First National, ou toute interférence du studio sera dans un premier temps bannie... Totalement libéré, le prochain film de Chaplin sera une petite révolution, et comptera trois bobines. Albert Austin, Henry Bergman, Edna Purviance, Rollie Totheroh seront toujours là; d'autres vont venir grossir les rangs: Sydney Chaplin, déjà présent dans l'équipe de gagmen, va rejoindre les autres acteurs, il y aura aussi Loyal Underwood, et parfois Mack Swain. Mais l'un d'entre eux manquera à l'appel, laissant une place vide, qui ne sera jamais plus occupée, celle du méchant: l'acteur Ecossais Eric Campbell, décédé en décembre, pressenti pour tourner aux cotés de Mary Pickford dans Amarilly of Clothes-line Alley. Venu comme Chaplin et Austin de chez Karno, le seul acteur de sa troupe dont Chaplin désirait faire un vrai partenaire, et entrer en interaction avec lui, et qui pouvait lui voler parfois la vedette s'est tué en voiture, le 20 décembre 1917, il avait 38 ans. Ce film est son testament, et rien que pour ça, il est sublime...