Les racines:
voilà le sujet de ce film, à la fois très personnel et un peu dispensable, qui permet à Chaplin de battre le rappel d'un certain nombre de thèmes de prédilection, de routins et de gags de ses
années du Music Hall. La référence est, bien sur, le music hall Anglais, là ou le comédien a fait ses premières armes, et la cible de ses observations, n'est ni le public huppé, ni le public
populaire: les deux sont ici représentés, avec plus de temps de parole aux bourgeois sans doute, mais c'est la classe pouvrière qui a le dernier mot...
Une soirée dans un music hall, avec vue sur le public: un bouregois éméché et un homme aussi saoul qui évolue dans les galeries,
réservées à un public populaire, perturbent les numéros des artistes...
Pas d'histoire, donc, juste des gags d'observation, avec une prédilection pour le plan-séquence. la source éminemment théâtrale
de ces gags se voit tout de suite, et donne ici un intéressant effet de mise en abyme. Le cinéma représente ici le théâtre qui représente lui-même le théâtre... Chaplin se donne à fond dans deux
rôles qu'il a sans doute interprété un nombre incalculable dee fois, mais l'impression est surtout qu'il a divisé son personnage en deux, en les différenciant. Le résultat, c'ets bien évidemment
que l'une des deux moitiés, celle qu'il joue avec un maquillage différent de l'habitude, en pâtit considérablement... S'il répètera l'expérience de faire plusieurs rôles (The Idle
Class, 1918, The great Dictator, 1940), ce sera désormais sous le même maquillage...
Le théâtre, grand unificateur? Oui et non.
s'il montre que deux hommes venus de deux classes différentes de la population peuvent se comporter de façon aussi déplorable et enfantine devant un spectacle, il laisse le dernier mot au monde
dont il est issu, histoire de rappeler que les autres, ceux qui sont confortablement assis en bas, restent sa cible privilégiée. Chaplin, par ailleurs, aime à montrer les convenances mises à mal
par un personnage saoul, qui ne recueille aucune sympathie, à part celle d'edna Purviance. Mais on peut quand même trouver qu'il avait sans doute mieux à afire que de consacrer deux bobines à ce
film accessoire, aussi important soit-il de rendre hommage au style de spectacle qui avait nourri sa jeunesse.
Shangaied, ça veut donc dire "embarqué de force sur un bateau". Et ma foi, ça résume assez bien l'argument principal de l'intrigue: un capitaine de bateau (Bud
Jamison)reçoit de l'armateur (Wesley Ruggles) l'ordre de naufrager son vaisseau pour toucher la prime. mais au préalable, il faut trouver des hommes: il enrôle donc le premier vagabond venu
(...) pour assommer trois matelots potentiels, et bien sur, le vagabond finit par être ajouté à la liste. parallèlement, la fille de l'armateur (Edna Purviance), amoureuse du vagabond, a
fui, et s'est cachée sur le bateau, afin d'échapper à la tyrrannie de son père: lorsque celui-ci l'apprend, son sang ne fait qu'un tour...
Les trois principaux éléments de l'intrigue, à savoir la réquisition des quatre hommes dont Chaplin, la fuite d'Edna et
l'arrivée du père alors qu'un tonneau de dynamite menace de faire sauter le bateau, sont trois jalons situés au début, au milieu et à la fin du film, lui permettant de tenir debout. Sinon, il
faut bien reconnaitre que ça ressemble beaucoup à de l'improvisation avec force gags liés au mal de mer, à la brutalité du capitaine, et à l'ineptie du héros quand on lui confie quelque tâche que
ce soit. C'est donc un petit film, pour Chaplin qui commence à trouver le temps long à l'Essanay. On sait que le contrat ne s'est pas très bien terminé, avec des conflits autour de plusieurs
films: A burlesque on Carmen, dont la firme fera un long métrage derrière le dos de Chaplin parti à la Mutual, Police, qui avait commencé sous un autre titre et
constituait en fait un film qui était la première tentative de Chaplin pour réaliser un film de longue haleine, le désormais inachevé Life, et Triple trouble,
constitué de chutes de films (Dont Life) et que la Essanay a assemblé là encore derrière le dos du metteur en scène. Le fait que Shangaied ait l'air si vite fait
mal fait est peut-être exliqué par ces tensions.
Perdu dans la vague soudaine, et très fournie en cette année 1915, de films de gangsters, le court métrage d'une bobine de "Broncho Billy Anderson" vaut surtout pour un figurant qui vole quelques instants la vedette à la star-metteur en scène. L'histoire concerne bien sur un bandit qui va être amené à un moment crucial de sa vie à faire le choix du droit chemin, suite à une rencontre avec une femme. Le synopsis ci-dessus pourrait aussi bien correspondre à Regeneration, de Walsh, Alias Jimmy Valentine de Tourneur ou The mother and the law (Intolerance)de Griffith, mais tous sont des longs métrages. C'est dommage que ce film s'arrête au moment ou il devient intéressant, lorsque le bandit en plein cambriolage nocturne reconnait la femme chez qui il est en train d'opérer, et change d'avis, puis supprime son partenaire...
Mais bon, honnêtement, la principale raison qui fait que ce film est dans l'histoire, c'est que Chaplin, qui avait bénéficié d'une apparition d'Anderson dans The champion, lui rend la politesse ici, dans les scènes de cabaret. on ne voit d'ailleurs que lui...
Le dixième film Essanay de Chaplin le voit, et ce dès le départ, installer une ambiance bien particulière par la seule grâce de la présence de son personnage. On sait dès les premières minutes qui le voient tranquillement arriver sur son lieu de travail, la banque du titre, en se livrant à un petit nombre de gestes idiosyncratiques qui ne le quitteront plus, quelque soit la raison sociale de son personnage. Et il se paie le luxe d'un petit gag gentiment absurde, sorte de petit trait d'esprit plus que gros gag qui tâche: le moustachu qu'on est tant habitué à voir en clochard entre dans la banque, va dans la salle des coffres, en ouvre un... et en sort son costume de concierge (trop grand bien sûr) et son nécessaire de nettoyage.
Il y a un autre concierge (Billy Armstrong), qui développe un peu, mais pas trop longtemps, une interaction avec Chaplin. La première bobine permet à Chaplin de faire ses gammes et le voit semer la panique dans la banque en utilisant son balai comme un manche. Mais l'essentiel du film concerne une bluette, ou plutôt deux. d'une part, Edna, la secrétaire, est amoureuse de Charles (Carl Stockdale), le caissier, qui le lui rend bien. d'autre part, Charlie n'est pas indifférent à la belle... Pour l'anniversaire du caissier, Edna lui a acheté une cravate, et va la lui offrir avec un petit mot dans lequel elle insiste bien que c'est offert "avec amour". Le concierge voit la cravate et le mot, et les croit destinés à lui, développant ainsi de faux espoirs. Le jeu de Chaplin est ici divisé en deux parties: d'une part, il a cette façon de sous-jouer, la timidité, l'incrédulité, en posant ses doigts sur sa bouche, trahissant un trouble profond, et laissant ses yeux seuls faire tout le travail. Après, il sur-joue, en rajoute des tonnes, et se moque de lui-même, ici en s'envoyant contre une porte, terminant les quatre fers en l'air...
La résolution du quiproquo arrive finalement assez vite, permettant d'ailleurs à Chaplin d'éviter de se complaire dans une certaine cruauté; celle-ci est malgré tout esquissée dans le comportement d'Edna. Chaplin, qui était Anglais, savait montrer que derrière le rêve Américain de s'élever, les origines sociales vous reviennent toujours en pleine figure, et ici c'est le rôle de la pourtant si douce Edna Purviance de le lui rappeler en se moquant de lui. La dernière partie du film voit Chaplin s'endormir, puis être réveillé par d'étrange bruits: des bandits se sont introduits dans la banque, et Charles le caissier s'est comporté comme un lâche. Comme le nouveau concierge du film Keystone The new Janitor, Chaplin règle le problème d'une façon claire et nette, et devenu le héros d'Edna... se réveille à nouveau.
La référence à The new janitor (dont une bonne part de l'intrigue est reprise) peut bien sûr être complétée par divers aspects retenus de A woman (la mise en scène du personnage, pas seulement jeté dans l'action, mais amené par un cheminement complexe, et une série de notations originales), Work (Le mélange entre sentiments et comédie, la fin en demi-teintes)... The bank est un classique, une des meilleurs comédies de la période.
Troisième incursion, de loin la plus complexe, de Chaplin dans le genre travesti, A woman possède un coté
expérimental assez fascinant. Si le début situé dans un parc fait craindre qu'on retombe dans les vieux travers de l'improvisation scabreuse, et si une bonne part du film tient précisément à
une trame à la Sennett, avec quiproquos, pantalons qui tombent, poursuite et autres, c'est sans doute parce que Chaplin savait que par ailleurs le film allait par ailleurs plus loin dans bien des
domaines...
Le premier plan est, de façon inhabituelle, un travelling latéral, qui nous présente, assis sur un banc d'un parc et en
gros plan, "a happy family", comme dit l'intertitre: de gauche à droite, le père (Charles Inslee), un vieux bougon, la mère (Marta Golden), endormie et qui ronfle, et enfin la fille (Edna
Purviance, qui jette des regards irrités vers ses deux géniteurs en se bouchant les oreilles. Tanty qu'à faire de la comédie burlesque, autant le faire bien, semble nous dire Chaplin... Et c'est
ce qui arrive: la mise en scène de Chaplin est plus raffinée qu'à l'habitude, dans ces scènes en apparence improvisées. L'arrivée de Chaplin, par exemple, qui vient du fond du cadre, alors que
l'avant-scène est occupée par des arroseurs automatiques:
L'auteur-acteur, ici, fait une entrée remarquable. de fait, il va être le centre des débats dans la deuxième partie. alors que
le père est parti, profitant de la sieste de madame pour aller courir les filles, Edna et sa mère rencontrent le vagabond, qui les séduit, et elles l'invitent à se joindre à elles, pour prendre
le thé. Il flirte de façon effrontée, en particulier avec la fille, mais lorsque le père revient, avec uin homme rencontré dans le parc, Chaplin doit se cacher: il a rencontré les deux hommes, et
en a, entre autres tous pendables, flanqué un à l'eau... Il se réfugie donc à l'étage, ou un mannequin l'attendait. L'idée inévitable lui vient: il va s'habiller en femme:
Chaplin ne pouvait pas déshabiller un mannequin aussi simplement, et il va donc en rajouter, notamment dans cette image ou on le
voit clairement et consciemment mettre la main sur le sein de l'objet... Quoi qu'il en soit, le déguisement est vite enfilé, et Chaplin sort de la pièce, marche dans le couloir, et rencontre Edna
qui hurle de rire. Elle lui suggère de raser sa moustache, et d'enfiler des chaussures de femme afin de parfaire l'illusion.
La séquence qui suit éclaire la rigueur de Chaplin, qui n'a pas son pareil pour camper une maison dans ses films, etpour cause: les espaces délimités par chaque pièce sont une fois pour toutes établis par une position de caméra qui ne bougera
plus. Ainsi, Edna file chercher des chaussures à droite, et Chaplin à gauche, va se raser. on va ensuite évoluer entre les deux espaces, par un montage alterné assez rapide, qui commence à
établir un rythme assez soutenu, dont le final en forme de poursuite tous azimuths va pouvoir profiter.
La jeune femme marque un temps d'arrêt, et semble s'adresser au public, comme pour nous dire: Vous vous rendez compte? sa
moustache!! Le montage nous permet même d'imaginer qu'elle visualise elle-même la scène... Après bien sur, le jeune homme va déclencher une série de méprises comiques, déchainées, mais tellement
bien amenées, et basées sur une construction telle que l'on ne peut qu'applaudir. Avec un film comme celui-ci, Chaplin prouve que même en comédie de moeurs, avec un sujet graveleux, on peut, et
on doit faire les choses avec rigueur. Sa suprématie évidente est désormais établie...Comment s'étonner après cela que Chaplin ait tant soigné son entrée dans ce film? D'autant que tout en
soignat sa mise en scène, Chaplin y va à fond: la complicité entre Chaplin et Edna est évidente, et une fois Charlie déguisé, Edna lui donne un baiser fripon qui, étant donné la façon dont il est
habillé, ne peut que posséder des souis-entendus... Chaplin est celui qui baisse le plus souvent le pantalon, lui qui se'abstenait en général, en témoin plus qu'en acteur des turpitudes au milieu
desquelles il évoluait.
Avec un titre pareil, on attendrait de Chaplin qu'il se lance dans une vaste fresque sociale engagée... Mais non. Il est effectivement un ouvrier exploité dans ce film, ce qui deviendra une habitude à chaque fois qu'il se représentera en employé. Ici, il faut dire qu'il y met le paquet: d'une part, il est à la fois l'homme à tout faire et la bête de somme, tirant une carriole réfractaire à la force des poignets, et c'est assurément lui qui fait l'esentiel du travail, son patron, ayant l'habitude de laisser faire... Mais le propos réel est surtout d'amuser.
La famille Ford (Billy Armstrong et Marta Golden) font appel à des ouvriers pour refaire les papiers peints. Ceux-ci (Chaplin, Chales Inslee) arrivent, et à partir de là la spirale de destruction systématique commence.... de plus, Chaplin profite d'être dans la place pour faire du gringue à la jolie bonne (Edna Purviance), pendant que Mrs Ford tente de dissimuler avec peine les avances de Leo White, qui joue son amant qui passait par là.
On le voit, Chaplin se ressert des bonne vieilles ficelles de la farce, en y ajoutant une pincée bienvenue de comentaire social: Les propriétaires veulent bien faire travailler des gens chez eux, mais en planquant ouvertement l'argenterie. En voyant ça, Chaplin et Inslee cachent leurs montres! Sinon, les habitudes perdurent: comme à chaque fois qu'il a un emploi stable, Chaplin se dote d'une pipe. Il est aussi, comme je le disais, sévèrement exploité: les rapports avec son employeur tiennent du dialogue de sourd, mais il fait subir à son patron un traitement que subiront souvent Albert Austin, Sydney Chaplin ou Chester Conklin: il est ici couvert de peinture. Par contre, si la tentation existe, Edna échappe plutôt au massacre...
Récupérer la farce, la doter de sa rigueur en matuère de représentation des lieux, avec la sacro-sainte possition immobile de la caméra, y ajouter un soupçon de caricature sociale en jouant sur l'accumulation de gags de situation: les enjeux clairement énoncés de ce film en font, sinon un grand Chaplin, en tout cas une étape pleinement satisfaisante de son passage à l'Essanay.
Après le bond en avant de The tramp, on va à nouveau voir que Chaplin se repose sur des acquis, et improvise un petit, tout petit film, dont il faut bien dire que ce n'est pas un chef doeuvre: Chaplin est à la plage, et il se heurte à des gens, qu'il embête de toutes les façons possible, drague un peu, un tout petit peu Edna, et doit se défendre contre l'agressivité de son fiancé Bud Jamison, avant de faire une bataille de boules de glace avec Billy Armstrong.
Le comédien a toujours dit qu'il avait été amené rapidement à considérer que son contrat avec essanay avait généré trop de problèmes: par exemple, le fait de ne pas trouver de studio adéquat à Chicago, de devoir ensuite se contenter d'un studio à Niles pour ses six premiers films, mais il était insuffisant: ainsi, By the sea était un moyen de faire un film sans studio, sans avoir à se casser la tête, et de remplir les termes de son contrat. qui y verrait la différence? Nous, mais nous avons sans doute trop confiance dans le génie de Chaplin pour l'autoriser à essayer de nous distraire avec ce genre de films oubliables...
Sinon, le vendeur de glaces ci-dessous peut bien essayer de nous tromper avec son absence de moustache, mais c'est ce brave Snub Pollard, avant ses années passées auprès de Roach et Lloyd.
Faut-il présenter ce film? Pas touché par l'apparition du parlant, qui était désormais bien installé en 1929, et amené à se généraliser, Chaplin se lance dans un muet, avec pour seule idée l'envie de placer son personnage de vagabond dans la ville. Par la ville, c'est toute la société, voire l'humanité qui est visée par Chaplin, pourtant il n'y a pas ici, pas plus que dans ses deux précédents longs métrages, d'intention de satire sociale: en dépit de quelques remarques acerbes et guoguenardes sur l'homo Américanus, c'est un mélodrame comique mais pur, juste une histoire d'amour impossible, pour un homme qui n'a plus rien à attendre de la vie, et qui va se trouver tout à coup, pendant quelques jours, une raison de vivre, et un but impossible à atteindre.
L'histoire très simple est bien connue: un vagabond tombe amoureux d'une jeune vendeuse de fleurs, aveugle, qui le croit riche. Les circonstances vont l'aider à entretenir cette illusion, lorsqu'il va "sauver" un homme riche et saoul du suicide, et devenir son meilleur ami; le problème étant que lorsqu'il est sobre l'homme ne le reconnait plus, et que l'illusion est très difficile à maintenir...
L'ouverture "parlante" parodique de ce film, manifeste burlesque qui voit les officiels s'exprimer dans une langue canardesque avant que le vagabond qui se réveille vautré sur la statue qu'on inaugure ne leur fasse littéralement des pieds de nez, place City lights dans la continuité directe de son oeuvre de comédie; pourtant l'auteur va souvent laisser la mélancolie s'installer. Les scènes de comédie, nombreuses et variées, sont parmi les meilleures de toute l'oeuvre: la scène de boxe, la meilleure de tous les temps (Je confesse détester cette occupation brutale, mais le cinéma a su souvent rendre ce sport, que je juge d'une absolue stupidité, intéressant...) avec sa chorégraphie hilarante partagée avec Hank Mann. Les scènes des joyeux fêtards, où Chaplin est plus brillant que jamais, ou encore la courte scène avec Albert Austin... En revanche, Chaplin, à en croire le fabuleux documentaire Unknown Chaplin de Kevin Brownlow et David Gill, était très peu satisfait de Virginia Cherrill. N'empêche! On à peine à imaginer la fleuriste jouée par une autre. Georgia Hale, qui a failli prendre sa place en 1929, aurait sans doute été compétente, mais le film a trop marqué les mémoires pour qu'on spécule des heures durant de façon inutile. Tel quel, il nous présente une version idéalisée de l'étoile impossible à atteindre, presque rêvée. Cette notion éclaire d'ailleurs la scène finale d'un jour intéressant, et d'une multitude d'interprétations; j'y reviendrai. En attendant, le film donne définitivement raison à Chaplin, dont on sait que ce film représente le plus extrême exemple de ses méthodes de travail: deux ans durant, il s'est livré à de l'improvisation sur pellicule, faisant sortir des développements, des situations inattendues; rien n'était écrit; le résultat est d'une rare perfection, d'une grande poésie, et chaque séquence brille par la fluidité de sa narration, et par l'éloquence de ce qui est montré. Deux exemples parmi d'autres: la scène de la rencontre, qui bloqua Chaplin durant plusieurs mois, tient à un seul fil, ou plutôt un seul plan: le vagabond, qui passe par les voitures elles-mêmes pour traverser une route encombrée, est appelé par la jeune aveugle, qui désormais, ayant entendu une portière, va croire que son client est riche. La simplicité de la scène à l'écran est une des sept merveilles du muet. Comme un écho à cette scène, la fin voit Chaplin se battre contre des gamins, et on s'aperçoit après quelques instants que la jeune femme, qui voit désormais, a été témoin de la scène. Elle est désormais libre de tout souci, et propriétaire d'un magasin. Elle n'imagine pas que ce vagabond aux habits déchirés, parfaitement ridicule, puisse être son prince charmant. Tout ici passe par le regard, et bien sur le geste qui va tout faire comprendre à la jeune femme, soit le fait de toucher la main du vagabond. La scène est très belle, et ouverte: on a le droit de considérer que les deux amis vont continuer leur chemin ensemble, mais Chaplin a aussi chargé son personnage comme jamais: il est sale, pathétique, et semble-t-il irrécupérable. Il sort de prison. Ce peut donc être aussi leur dernière rencontre. Sinon, la scène est cruelle, puisque non seulement les gamins en ont après Chaplin, mais la jeune femme avant de le reconnaître se moque ouvertement de lui.
Le film ne se départit pas d'une certaine ironie, incarnée par Harry Myers et son valet, Allan Garcia, qui jouera le patron dans Modern Times: bref, un type désagréable. Myers est le sympathique ivrogne devenu absolument imbuvable (Si j'ose dire) quand il est sobre: un commentaire acerbe sur les années qui viennent de s'écouler, faite de divertissements orgiaques et dans lesquels les Etats-Unis viennent de s'oublier. Chaplin n'a pas été en reste, et à travers ce personnage de soiffard schizophrène, il y a probablement un peu de lui même. Mais le valet, lui, n'a qu'une seule personnalité: c'est lui qui jette Chaplin sans ménagement, qui veille au grain, qui est la bonne conscience conservatrice de son maître... Autre ironie, celle qui consiste à faire de la jeune orpheline pauvre et aveugle, qui vend des fleurs, et qui rêve du prince charmant, quelqu'un de finalement plus riche que le 'prince' lui même. Cette ironie éclate également dans la dernière scène, bien plus complexe qu'il n'y paraît. Elle ne s'attend pas du tout à ce que ce moins que rien soit effectivement son prince charmant, parce que c'est tout simplement impossible...
Ce qu'il a fini par transformer en un film muet militant n'était pourtant pas parti sur ces auspices. Mais Chaplin l'a transformé en un manifeste de l'art muet dans toute sa splendeur, toujours aussi beau à la dixième vision; je le sais, j'ai compté. Film parfait, quoi qu'on dise de Virginia Cherrill, film qui nous rappelle que le cinéma, c'est de l'émotion pure, et ici, ce sont toutes les émotions.
Attention, film majeur! Dès le titre, qui expose la condition sociale sans ambiguïté du personnage joué par Chaplin dans ce film, on comprend que des caractéristiques essentielles du personnage le plus souvent joué par l'acteur vont être exposées. En voyant le film, on remarque les pas de géant accomplis par le metteur en scène. Bref, un classique.
Dès l'ouverture, on est confronté à l'Amérique de Chaplin, divisée entre les gens heureux sans histoires (la ferme ou vivent Edna et son père), et le vagabond, qui parcourt les routes. Chaplin évite le pathos de cette scène d'exposition, en ajoutant comme il sait si bien le faire des éléments grotesques et ses petites manies... Mais les scènes qui suivent le voient s'installer en plein nature pour pique niquer, et c'est là que les deux mondes vont se rencontrer. Le pickpocket (Leo White) qui veut voler son repas au vagabond est aussi celui qui va essayer de piquer son argent à Edna qui passe par là. la jeune femme est donc secourue par un Chaplin plus héroïque que d'habitude; cela dit, son premier réflexe après avoir sauvé la jeune femme des griffes du voleur, sera d'empocher l'argent, avant de capituler... Le voici donc, sauveur, auquel on offre un travail. S'ensuivent des scènes de comédie durant lesquelles il se révèle un médiocre fermier, puis la confrontation avec toute la bande de malfrats, qui cherchent à voler l'argent du bas de laine du fermier, qui se conclura par d'autres actions héroïques. Mais le choix de Chaplin est crucial: au moment de conclure, un vagabond désormais mieux habillé, près à s'installer pour de bon, voit Edna se précipiter au devant d'un homme qu'il ne connait pas, manifestement son petit ami. Il comprend qu'il est de trop, laisse une note et s'en va, assez sèchement. Sur la route, il se donne du courage en gambadant comme lui seul sait le faire...
Le pathos évité dans l'ouverture n'a pas résisté à l'envie de revenir vers la fin,et la scène est surprenante pour toute personne qui connait le style ultérieur de Chaplin. Mais avec son unhappy-ending de convention, noir et sec, le film s'en sort dignement. Du reste, l'intégration de la comédie et des gags dans l'intrigue mélodramatique est très solide, et rend le film constamment intéressant. La comédie burlesque autour des tâches à accomplir est le plus faible du film, mais on ne s'y attarde de toute façon pas, et l'ensemble est un film très en avance sur les autres Essanay, sauf The bank, et dans une moindre mesure The champion. une grande date dans la carrière de Chaplin, et un film aussi bon que bien des Mutual qui suivront en 1916 et 1917... Plus généralement, il s'agit d'un mélange inattendu et inespéré de comédie et de sentiments, une rareté à cette époque. Bref: ce film engendrera The kid. Et ça, ce n'est pas rien...
Avec ce 5e film Essanay, Chaplin fait beaucoup de choses: d'une part, il s'aventure en territoire connu et dangereux, en développant une histoire qui se concluera par une poursuite, et ce sur plus de la moitié d'une bobine: connu, car Sennett procède souvent comme cela et le public en est friand; dangereux car Chaplin n'aime pas ça, et souhaite développer un nouveau style de comédie. d'autre part, il expérimente tant avec l'histoire, puisque le film a une intrigue claire et bien menée, mais aussi avec la forme, car Chaplin ne cache pas, surtout sur la première bobine, ses ambitions parodiques. Enfin, il donne de l'importance à celle dont il a envie de faire sa première dame, à tous les niveaux parait-il, et dont il apprécie la fraicheur.
Le film commence dans un intérieur bourgeois; Un homme (Ernest Van Pelt) a décidé de marier sa fille avec un noble à moustache (Leo White), qui répond au doux nom de Chloride de Lime; il attend précisément le comte pour déjeuner; Edna (Purviance), sa fille, a justement un prétendant: Chaplin nous est montré rêvant devant un mur de briques, puis il désamorce l'embarras du spectateur devant sa figure mélancolique en sifflant d'une façon vulgaire. Les deux amants mettent au point un stratagème: il va se faire passer pour le comte, et gagnera la main d'Edna. Nien sur, le vrai comte va arriver avant que le plan ne parvienne à ses fins, et suite à un flottement, qui voit Chaplin croiser la fille, le père et le comte dans un parc, la poursuite s'engagera, impliquant tout le monde, ainsi que trois policiers ineptes...
On sourit, et on rit beaucoup; la poursuite est drôle et enlevée, mais on ne m'enlèvera pas de l'idée que le meilleur de ce film reste la première bobine, dans laquelle Chaplin s'aamuse à placer des gags d'observation, et oscille entre le burlesque et le vulgaire, comme ses racines dans le théâtre populaire Britannique le lui ont toujours enseigné, pour montrer un homme qui n'est pas à sa place. mais comme on est aux etats-unis, c'est la majordome (Lloyd Bacon, au centre sur la photo) qui s'en aperçoit, pas le père d'Edna... En tout cas, Chaplin est de plus en plus à l'aise en studio, c'est clair, et il le fera savoir plus d'une fois. mais cela ne nous empêche pas de le voir se lâcher avec plaisir dans une course-poursuite qui peut avoir été improvisée, mais qui reste bien meilleure que les sempiternels lâchers de cinglés de chez Sennett. Sinon, la troupe se consolide, et on voit avec amusement Leo White rempiler en comte sans fortune, dragueur et vaguement escroc; mais ce qui fai le plus plaisir, c'est Edna Purviance, désormais, et pour longtemps, la muse de Chaplin, aussi bien l'acteur que le metteur en scène: elle le vaut bien.