Ce film qui est le premier des 5 tourné par Lillian Gish pour la MGM entre 1926 et 1928 est aussi un moment intéressant dans l'oeuvre de King Vidor pour cette même firme, situé entre deux films importants, The big parade (1925) et The crowd (1927), si on oublie le (sympathique mais mineur) Bardelys the magnificent (1926), considéré comme une récréation par son metteur en scène. Intéressant, mais certainement pas une pièce maîtresse. Disons qu'il nous éclaire sur la capacité de Vidor à mettre en scène de façon talentueuse un film qu'il n'a pas choisi, et pas vraiment piloté non plus.
De surcroît, il est aussi représentatif de ce que la firme voulait faire à cette époque, après seulement deux ans d'activité: réaliser des films de qualité avec des gens compétents, sur des sujets de qualités, en faisant avancer l'art cinématographique et en plaisant au public: bref, continuer sur la lancée du sublime He, who gets slapped (1924) de Sjöström, le premier film de la MGM. La Bohême est aussi et surtout représentatif du type de films que Lillian Gish avait à coeur de créer, car il est évident tout au long de ce mélodrame que tout le monde, de Vidor à John Gilbert en passant par le directeur de la photographie (Hendrik Sartov, au service de Miss Gish depuis Griffith) et l'ensemble du casting (Renée Adorée, Karl Dane, rescapés de la Grande parade, et choisis expressément par l'actrice après le visionnage privé du film; ou encore Roy d'Arcy, méchant attitré des mélos MGM qui prête son sourire carnassier au "villain" aristocrate) s'est soumis à la volonté de l'actrice. Vidor n'a jamais dit le contraire, La Bohême, c'est Lillian Gish.
Celle-ci ne pouvait qu'être intéressée par ce mélodrame dans lequel la frêle Mimi, tuberculeuse, se tue à la tache, sacrifiant tout à son fiancé, le dramaturge Rodolphe; au moment ou celui-ci atteint le succès, elle meurt, et se dit heureuse. On le sait, Vidor s'est senti incapable de diriger la dernière scène, tellement les préparations physiques de l'actrice la rendait effrayante de maigreur: plutôt que d'avoir recours au maquillage, elle s'est sous-alimentée, et a à peine bu afin d'arriver à jouer la scène de façon réaliste. Vidor a cru qu'elle mourait vraiment, et cette émotion, qu'on est en droit de trouver risible, ce qui n'est pas mon cas, est palpable aujourd'hui. Autre conséquence d'un tel dévouement, la dame n'a eu aucun mal à diriger moralement la production, ensorcelant au passage son réalisateur, et sa co-vedette. Gilbert n'avait pas encore rencontré Garbo...
On ne s'étonnera donc pas que tout au long des 93 minutes ce film soit un festival lillianesque, non seulement par sa présence, mais surtout par son style. Elle a dit, et écrit de plus, qu'elle souhaitait essayer avec ce film des scènes d'amour qui sortent de l'ordinaire, et demandait à Gilbert, avec l'approbation un peu méfiante de Vidor, de ne jamais la toucher, ou de ne s'approcher d'elle qu'à condition de pouvoir placer un obstacle dans le champ (Un arbre, une chaise...), l'idée étant bien sur de créer une dimension de désir palpable sans passer par des poses vulgaires ou des intertitres trop voyant. Après intervention du studio, des scènes plus physiques (Des baisers notamment)seront ajoutées (And I ended up kissing John Gilbert, dira Lillian amusée), mais le but de l'actrice est, à mon sens, atteint: lors de leur batifolages, si les deux acteurs dansent, ils n'en donnent pas moins l'impression de ne jamais concrétiser totalement leur désir, ce que confirme la scène ou Mimi défend (Gentiment mais surement, comme Mae Marsh dans Intolerance) à Rodolphe d'entrer chez elle. Leur seule confrontation totalement physique sera une scène de violence dans laquelle Rodolphe frappe Mimi, puis se rend compte que celle-ci crache du sang, justifiant du même coup les réticences de Mimi de se laisser approcher.
L'apport principal de Vidor, c'est le choix de faire confiance aux acteurs, les impliquant physiquement dans le film, plutôt que de leur demander d'incarner un type, comme il était souvent demandé, en particulier dans un studio aussi compartimenté que la MGM. Gilbert, malgré tout, est un peu gauche, malgré sa sincérité lors de ses scènes en duo avec la diva, durant lesquelles elle l'a laissé la malmener assez sérieusement. Roy D'arcy (Mirko dans La Veuve Joyeuse, Manos Duras dans La Tentatrice) est plus subtil qu'à son habitude, ce qui n'est pas très difficile, il faut le dire... On obtient souvent le même naturel que celui obtenu par Vidor dans les scènes quasi-improvisées de son film précédent. On lui doit aussi d'avoir su tirer parti de la photographie éthérée de Sartov, qui épure les décors au profit des acteurs. Un gros regret par contre, la MGM pratiquait à l'époque une politique de normalisation qui les poussait à imposer la vitesse de 24 i/s, alors que plusieurs scènes en pâtissent (Cette normalisation avait été initiée par les comédies, et les exploitants avaient besoin d'un vitesse standardisée. 24 images permettaient une action plus fluide, et les film plus courts pouvaient permettre plus de représentations); de toute évidence ce film en souffre, notamment les scènes délicates de danse dans les prés, qui virent à la cavalcade...
Quoi qu'il en soit, le film reste un grand moment grâce à la prestation de Lillian Gish, qui habite littéralement le décor, notamment dans la scène où elle tente de rejoindre Rodolphe, et s'accroche à tout ce qui passe à sa portée, alors qu'elle est mourante; le plan ou elle tombe de la voiture qu'elle avait agrippée, et reste quelques instant par terre, en plein vent, donne la pleine mesure de l'engagement physique de la dame; et le fait que les acteurs semblent tous occuper le décor de la même façon confirme qu'elle avait imposé des répétitions de la pantomime à toute l'équipe.
Quant à Vidor, il réussit ici à maintenir de façon convaincante un ensemble cohérent, fluide et convaincant alors que le matériau mélodramatique ne lui convient probablement qu'à moitié, et la thématique pas du tout. C'est certainement aussi, pour lui, une forme de sacrifice... De son coté, Lillian Gish allait confirmer ses promesses avec The Scarlet Letter, dans lequel elle allait à nouveau diriger la production en étroite collaboration avec Victor Sjöström.