Pris par l'enthousiasme et porté par le succès indéniable du Cuirassé Potemkine, Eisenstein, assisté des fidèles Alexandrov et Tissé, livre son film commémoratif sur la Révolution à un comité piloté par le Parti qui sera bien embarrassé devant l'inconfort que leur procure l'objet...
Et de fait, comment accueillir la chose en 2019, soit 102 ans après les faits et 92 après le tournage de l'oeuvre? Faut-il s'enthousiasmer comme un seul homme, adhérer à la Cinémathèque de Toulouse et faire séance tenante son autocritique, ou tout bonnement considérer que ce n'est, aussi flamboyante soit-elle, qu'une oeuvre de propagande de plus? J'ai déjà dit dans ces pages à quel point je m'ennuyais devant le supposé génie du Cuirassé Potemkine, tout en lui reconnaissant des moments d'une grande beauté. Avec Octobre, c'est une autre paire de manches...
D'autant que le metteur en scène galvanisé, et désormais rompu à en faire trop, tombe en pire dans le même piège que sur son film précédent: il en fait trop. D'un film qui devait rendre compte des événements de toute la révolution, Eisenstein passe donc à une oeuvre qui se contente de conter par le menu l'évolution du soulèvement populaire à Petrograd entre février (installation du gouvernement provisoire de ce qu'on appellera la"Révolution Bourgeoise", tout un programme) à la prise du palais d'hiver en octobre.
Entre les deux, du grain à moudre pour nos propagandistes de choc: les décisions contre-révolutionnaires du ministre de la Guerre Kerenski, puis la répression des velléités Bolcheviks (la plus belle scène du film, organisée comme la séquence de l'escalier d'Odessa autour de motifs visuels forts, notamment la présence d'un cheval mort sur un pont), l'organisation de la riposte ouvrière et paysanne depuis la clandestinité, et enfin l'insurrection armée.
Eisenstein affiche sans arrière-pensée une volonté ferme de condamner toute tentative d'angélisme: un Communiste qui explique à l'armée ralliée qu'il faudra agir sans violence se voit railler par voie de montage (des mains anonymes tricotent de la harpe) et de fait, la prise du Palais d'Hiver est en effet un coup de poing...
Mais le film souffre du début à la fin d'un trop plein d'enthousiasme, et d'un refus d'identifier qui que ce soit: un refus de l'individualité qui vire à la propagande énervante. Le point de vue est difficile à manipuler pour le spectateur, et le manichéisme forcené, plus l'absence de distance achèvent de faire de ce film pourtant pré-stalinien...
Sur-vendu depuis des décennies, sans manifestement aucun droit de s'opposer, comme le plus grand film de tous les temps, ce deuxième effort d'Eisenstein ne demande qu'à être vu comme ce qu'il est: un film, à voir objectivement, ce qui paraît impossible. D'une part à cause du pedigree particulier d'un film confié à un artiste dans des fins de propagande, par un état soucieux de se dé-diaboliser auprès du monde entier, tout en assurant le socle idéologique de la Révolution pour les masses. A ce titre, les intentions d'Eisenstein se confondaient avec la mission d'état puisqu'il s'était lancé avec La Grève dans une fresque en plusieurs parties qui célébrait les prémices de la révolution... Entre intentions artistiques et propagande musclée, ça ne facilite pas la mission critique objective. D'autre part, le film est apparu très vite comme un étendard pour une critique Européenne dominée par une gauche pas trop soucieuse de se démarquer du Stalinisme.
Pourtant le film tend vers UNE scène, bien plus que La Grève qui accumulait les morceaux de bravoure de montage, de cadrage, de caractérisation... Dans ce nouveau film, l'ironie disparaît, au profit d'un flot narratif qui est entièrement au service du message de propagande: l'intrigue est liée à l'histoire des marins du Cuirassé Potemkine, en 1905, qui ont pris part à leur façon à un fort courant évolutionnaire qui agitait alors l'Empire Russe, en se mutinant, et en gagnant la sympathie de la population.
Le film commence par un exposé des conditions de vie des marins lors d'une escale près d'Odessa, priés par une hiérarchie méprisante de consommer une viande avariée et grouillante de vers, puis harcelée jusqu'à une condamnation à mort collective. Un homme, le marin bolchevik Vakoulinchouk, mène alors la révolte mais se fait tuer lors de la mutinerie. La population d'Odessa va se presser pour lui rendre hommage, mais lors de la fraternisation, l'armée intervient et déclenche un massacre...
Je le disais plus haut, l'humour parfois féroce et génial de La Grève est ici délibérément écarté par Eistenstein au profit d'une narration linéaire totalement galvanisée; le traitement ignoble des marins, la mutinerie, puis l'hommage du peuple sont autant d'occasions pour le cinéaste d'écarter toute tentative de mettre en avant un individu, si ce n'est pour présenter le héros, ou ceux qui vont mourir. Le traitement ironique des supérieurs hiérarchiques, les officiers surtout, se passe de la moindre subtilité: le message est clair, le comportement des officiers Tsaristes de la marine était totalement inhumain, et le cinéaste adopte un manichéisme tranquille particulièrement assumé dans son montage...
Le point fort du film, bien sûr, est la séquence des escaliers d'Odessa, rendue épique par un montage impressionnant. La foule se presse, et depuis dix bonnes minutes le fil ne nous montre que la fraternité et la joie des habitants et des marins qui se rencontrent autour de la dépouille de Vakoulinchouk. Eisenstein réussit (un exploit!) à éviter dans cette partie d'être léni(ne)fiant en adoptant un montage hyper serré, puis... il lâche l'armée. A couper le souffle, la séquence devient indescriptible, avec un tour de force pour le cinéaste: il réussit à mêler les plans d'une foule compacte et soudée, prise pour cible par les soldats, et les plans de quelques victimes reconnaissables; un enfant, sa mère, une jeune mère qui lâche un landau, et une vieille dame à bésicles. Des images qui ont fait le tour du monde, à juste titre. Elles se passent d'ailleurs de commentaires...
Ce qui n'est pas le cas de l'épilogue longuet dans lequel le cinéaste essaie de jouer avec le suspense d'une hypothétique fin tragique pour le bateau, cerné par la flotte: il construit plan après plan la menace, avant de lâcher un pétard mouillé: les marins des autres bâtiments fraternisent à leur tour... Pour un peu, Eisenstein placerait la révolution d'Octobre en 1905! Mais ce n'est pas la leçon d'histoire qui me dérange, simplement le fait qu'après le climax foudroyant de la scène des escaliers, il s'embourbe dans la figure imposée de propagande. Et son choix de privilégier la masse au détriment de l'individu dessert à mon sens le film qui devient un catalogue de scènes sans relief, avant que le montage ne s'emballe enfin pour la scène des escaliers d'Odessa, certes proprement géniale à elle toute seule...
Mais six minutes de génie peuvent-elles rendre un film aussi indiscutable?
Au final, je continue à refuser à ce film son statut poussiéreux, qui du reste ne lui rend pas justice... Mais si Le cuirassé Potemkine (Pas plus à mon avis que Citizen Kane) n'est définitivement pas pour moi ce soit-disant "meilleur film du monde" dont on nous rabâche les oreilles, ce n'est pas parce qu'il serait mauvais, c'est tout simplement parce qu'il n'y a pas lieu d'élire un film de cette façon... Ce dessert bien sûr les autres productions, in fine ça dessert le film lui-même, et ça dessert l'art cinématographique dans son ensemble. Ce film de propagande est aujourd'hui un objet imparfait, un film de transition d'un cinéaste qui avait goûté à la liberté, et est maintenant, même s'il ne le sait pas encore, pris au piège de la propagande d'un état qui va bientôt devoir cesser de se pencher sur le passé glorieux de la révolution pour essayer de chanter les louanges de la réussite Soviétique.
Et Eisenstein, qui va devoir à son tour faire des publicités pour les tracteurs, sera en première ligne...
Entre les tracteurs des plaines agricoles soviétiques, et les cactus Mexicains, on oublie souvent que pour Eisenstein, son chef-opérateur Tisse et son assistant Alexandrov, il y a eu une escale Parisienne en quête vaine de films faire... Sauf pour ces quelques vingt minutes, qui partagent avec Les mystères du château du dé (de Man Ray) et L'âge d'or (de Bunuel) l'honneur d'avoir été produit par le Vicomte de Noailles, authentique mécène et protecteur des arts et de l'avant-garde, certes, mais aussi aristocrate certifié, et donc vaguement un ennemi des masses populaires dont Eisenstein avait tant voulu être le chantre...
Ce qui en dit sans doute long sur le fait que le cinéaste, en cette aube des années 30, est prêt à passer à autre chose, tout en conservant son style. Quoique...
Ce film ne l'a pas motivé ni mobilisé, et beaucoup de commentateurs l'attribuent au seul Alexandrov. Pourtant Eisenstein s'y est un peu impliqué, dans le montage pour commencer, et ensuite parce qu'il cherchait à percer les secrets du cinéma sonore balbutiant. Pour le reste, cette méditation poétique de la campagne d'Ile-de-France pendant un hiver 29 qui s'apprête à devenir un printemps 30, bercée du chant d'une redoutable artiste lyrique et pianiste Russe, est d'un ennui que je ne qualifierai pas de mortel, pour la seule raison que j'y ai survécu.
Le premier film d'Eisenstein, du moins son premier long, était presque un film amateur, marqué par l'enthousiasme et une énergie formidable, communicative et même naïve... C'est ce film qui a mené le réalisateur à sa carrière, marquée par des films ambitieux, importants, et sans doute aussi très frustrants. Cette frustration, selon moi, est partie intégrante de ce premier effort, mais elle n'est pas excessivement gênante, car je crois que ce qui caractérise La Grève aujourd'hui c'est non seulement son inventivité, mais aussi et surtout cette incroyable liberté qui se manifeste à travers cette histoire pourtant marquée par la propagande...
Une usine est la propriété d'un groupe de financiers, qui décident d'accélérer les cadences et de surveiller au plus près leurs ouvriers, en leur mettant dans les jambes un groupe de mouchards tous plus véreux les uns que les autres. Les ouvriers se mettent en grève avec l'appui de la population, les patrons vont frapper fort et la répression sera terrible...
Eisenstein, jeune cinéphile, s'était enthousiasmé pour Stroheim (dont il admirait l'oeuvre entière), Griffith (y compris The birth of a nation, même s'il en désapprouvait évidemment le conservatisme) et Lang... Sans surprise, ces trois modèles se retrouvent à des degrés divers dans La Grève: de Stroheim, Eisenstein va reprendre un sens du détail et une certaine tendance au naturalisme; de Griffith il reprend l'énergie et la clarté de la mise en scène quand il s'agit de montrer la lutte entre deux clans, ce qui va le servir dans un film qui sera on ne peut plus manichéen. Enfin, de Lang, il va s'approprier la lente montée vers la violence, notamment celle présente dans les scènes de révolte de Dr Mabuse, qui ont représenté pour lui un modèle de cinéma d'attraction. Il va pour sa part mener son film vers une explosion de violence et d'injustice, racontée en détail avec la répression de la grève.
Pourtant ce qui me frappe, et ce qui fait sans doute le prix de ce film, c'est que s'il décide très tôt de ne jamais s'intéresser à UN prolétaire en particulier, en privilégiant constamment la masse sur l'individu (Lénine est appelé à la rescousse pour amener l'idée via un texte en préface), Eisenstein qui ménage constamment sa foule de gréviste et de prolétaire, en les traitant avec respect, déchaîne une vraie verve de caricaturiste pour présenter les autres: financiers et patrons à gros cigares, mouchards et briseurs de grève qui sont tous des "types" reconnaissables (ils sont affublés de noms 'animaux le plus souvent) et le film est souvent, dans ses scènes d'exposition, une comédie. Par la suite, cette verve s'affinera pour se débarrasser de toute trace de rigolade, même si la caricature demeurera (dans le portrait des officiers du Potemkine par exemple)... Mais ici elle fait mouche, et tranche efficacement avec la violence qui s'ensuivra.
Le message passe, en fait, assez bien: c'est qu'en 1924 quand il tourne ce film, Eisenstein est encore à raconter les époques durant lesquelles la révolution était nécessaire, il n'est pas encore confronté à l'écueil de La Ligne Générale qui l'obligera à être, à la demande de Staline, le chantre des tracteurs... Il y a des longueurs et des balourdises dans La Grève bien sûr, mais elle ne pèsent pas si lourd face au montage brillant, au cinéma d'avant-garde profondément excentrique qui se manifeste ici, notamment de la première bobine qui est époustouflante dans son cadre et dans sa narration goguenarde... Et puis le rire se fige vite: ces briseurs de grève et autres mouchards sont peut-être drôles, mais ils annoncent des morts, des injustices et une spectaculaire charge de cosaques dans les habitations des ouvriers, dans laquelle les morts innocentes en annoncent d'autres, plus célèbres: ce sera sur un escalier...
Déçus de ne pouvoir travailler dans un studio Américain (la Paramount pour être précis où ils étaient supposés mettre en chantier une adaptation d'An American Tragedy de Dreiser, qui revient à Sternberg), Eisenstein, le chef-opérateur Tissé et l'assistant et co-réalisateur Alexandrov mettent en 1931 le cap au Sud et décident de tourner un film qui sera une ode au Mexique, un pays qui a accompli sa révolution avant l'Union Soviétique... Le film prévu doit contenir quatre parties, un prologue et un épilogue: une sorte de parcours poétique dans un Mexique immémorial, à l'écart des plus grandes villes du Nord.
Monté des années après la mort de son réalisateur principal, le film est resté inachevé pour cause de budget réduit, et de manque d'enthousiasme des éventuels mécènes. C'est resté une légende pendant de nombreuses années, avant qu'Alexandrov ne reçoive le feu vert pour monter le film en l'état, "selon les voeux" d'Eisenstein...
Le prologue installe le film dans une référence constante au passé Aztèque, entre les traditions et la pauvreté des populations. Eisenstein y inscrit ses "acteurs" (des paysans locaux choisis quasi systématiquement dans les populations indigènes) dans les paysages et les monuments du passé, en favorisant les contrastes saisissants entre bâtiments lointains et humains rendus gigantesques par illusion d'optique: un truc qu'il utilisera dans Ivan dans un plan célèbre. Il inscrit aussi dans ce prologue la tradition très solidement ancrée au Mexique de l'omniprésence folklorique de la mort...
Les trois parties présentées comme achevées sont consacrées dans un premier temps à un mariage, qui part du désir même, dans des images étonnamment sensuelles: celles-ci peuvent faire écho à la rumeur selon laquelle le réalisateur aurait vraiment découvert sa sexualité lors de cet intermède Mexicain! Cette première partie est lyrique et profondément documentaire dans l'esprit. La deuxième partie rappelle le cinéma Russe, avec une charge violente et lyrique contre la religion omniprésente; la troisième enfin dramatise une anecdote qui justifie la révolte, avec un couple de paysans qui son confrontés au viol de la jeune femme. L'acte de rébellion des paysans qui s'ensuit sera durement réprimé dans des images dures... Une quatrième partie envisagée, voyait Eisenstein s'intéresser à la révolution à travers le personnage héroïque d'un soldadera, une femme de révolutionnaire. Une partie dont aucune séquence n'a été tournée... L'épilogue célèbre l'esprit festif du Mexique d'après la Révolution, dans un recours à la fête autour de la mort, mais avec des costumes modernes...
Le film est mythique, et controversé: s'agit-il bien de ce que Eisenstein voulait faire? Peu importe, finalement nous savons qu'il était en pleine recherche (après son essai musical Romance Sentimentale qui en 1930 contrastait fortement avec les quatre films de long métrage qui le précédaient), qu'il était attiré par la collaboration avec Alexandrov, ce qui fait de ce dernier, bien qu'il ait été contesté, un maître d'oeuvre légitime pour finir la trace d'une aventure à laquelle il a lui-même participé. Et puis, il y a plus de beauté, de poésie, de lyrisme et d'invention dans ces 85 minutes, qu'il n'y en a dans tout son cinéma muet: le Mexique, dont il n'avait pas à faire la promotion, contrairement à ce qu'il avait du faire en Russie, avait clairement inspiré le metteur en scène...
En 5 minutes, ce "Journal de Gloumov" n'est pas à proprement parler un vrai film, mais plutôt un accessoire, une petite bande censée être projetée durant une pièce de théâtre à laquelle Eisenstein participait: on y voit les acteurs, maquillés et grimés, poser au milieu d'autres accessoires, parfois inattendus: des canons et des chars d'assaut. Nul doute qu'il faille y voir un talent visionnaire, un génie en action, un monteur de la mort qui tue. C'est surtout inutile. Ca commence très mal...