Les films tournés en Allemagne par Ernst Lubitsch entre 1915 et 1922 sont à bien des égards un « tour de chauffe » pour la prestigieuse carrière du metteur en scène aux Etats-Unis. S’ils préfigurent un grand nombre de traits communs à ses films Américains (Un goût assumé pour l’utilisation du vaudeville, une ordonnance maniaque pour la mise en scène et une tendance à la coquinerie), les genres identifiés sont loin de ces comédies douces-amères et de ces films fripons qui feront le sel de son cinéma. On distingue des comédies burlesques avec des personnages inspirés de l’univers Juif et Berlinois dans lequel le metteur en scène évoluait, des comédies grotesques, des comédies « montagnardes » (Dont on retrouvera le pendant « dramatique » dans le film de 1928, Eternal love), et quelques films dramatiques ou d’aventure, à très gros budget. Ces derniers n’auront finalement aucune réelle descendance lors de son passage à Hollywood… Le metteur en scène est vite hautement respecté et sera même un temps assimilé à une sorte de figure tutélaire dans les studios Allemands, un "patron" symbolique. Il bénéficie de sa propre troupe, dans laquelle on trouve des acteurs qui vont être amenés à faire parler d'eux de façon importante, y compris aux Etats-Unis, Jannings et Negri en tête. mais il y a aussi des acteurs moins connus mais qui changent de rôle de film en film: Julius Falkenstein, Victor Janson, Ossi Oswalda...
Voici un petit tour d’horizon de quelques films accessibles, passés à la télévision ou diffusés en DVD depuis quelques années.
Als ich tot war (1916)
Dans ce film, Lubitsch joue un homme qui feint d'être mort, pour mieux revenir chez lui, auprès de sa femme que sa belle-mère a monté contre lui. Bien sur, on est un peu dans la Kolossale Rigolade, mais cette histoire de dissimulation, de déguisement dans un cadre boulevardier est malgré tout annonciatrice de biens des films futurs.
Schuhpalast Pinkus (1916)
L'un des premiers films importants de Lubitsch. Sous la farce évidente, une tendance déjà affirmée à faire peser chaque geste, chaque placement maniaque d'appareil... Et des éléments qui se retrouveront dans The shop around the corner sont ici clairement expérimentés, notamment la façon dont un employé peut s'élever pour peu qu'il manque de scrupules, sans pour autant faire de mal à qui que ce soit. Un juste milieu de la débrouille pour grimper les échelons sociaux... La comédie y est moins germanique (Donc, plus subtile!) que dans ses autres farces contemporaines.
Das fidele Gefängnis (1917)
Dans ce moyen métrage situé au début de sa gloire, Lubitsch explore avec délectation les errements d'un quarteron de personnages qui se déguisent, se mentent et se trompent: un mari volage qui court le guilledou au lieu de répondre à une convocation de la police, un comte coureur de jupons obligé d'aller en prison à sa place, une épouse qui cherche à coincer son époux en se faisant passer pour une autre, et une servante déguisée en dame de la haute qui se paie le luxe de retourner à sa condition au lieu de mener la grande vie avec un bourgeois. Une fois faux semblants, tromperies et situations limites mis de coté, tout retournera dans l'ordre. Tout ceci est un peu rustique, mais on est déjà dans un univers proche de celui qui sera le théâtre de ses films du début des années 30.
Ich möchte kein Mann sein (1918)
Sur un scénario du déjà fidèle Hanns Kräly, Lubitsch tricote un petit film gonflé, dans lequel il explore la confusion des genres à l'aide d'un petit bout de bonne femme (Ossi Oswalda) qui décide de se déguiser en homme pour sortir en boîte, boire jusqu'à la biture, fumer à en vomir, et draguer sans vergogne... Et se retrouve pintée, dans les bras de son percepteur. Une petite merveille, certes avec un soupçon de l'artillerie lourde déployée par Lubitsch dans ses comédies Allemandes, mais c'est déjà un film riche en possibilités.
Die Augen der Mumie Ma (1918)
Alors qu'il devenait lentement mais surement le numéro un du cinéma Allemand, Lubitsch s'essayait à tous les genres, dont un certain exotisme de pacotille. Il y reviendra d'ailleurs (Sumurun, Die Weib Des Pharao), mais ce film ne passe plus, excepté pour certaines séquences triées sur le volet. Le final en particulier, dont l'intérêt relatif est du aux talents conjugués de Jannings et Negri. Pour le reste, il fallait bien faire bouillir la marmite et faire oublier une guerre en voie d'être perdue.
Meyer aus Berlin (1918)
Retrouvé dans les années 80, ce film de quatre bobines avec Lubitsch dans le rôle de Meyer, une sorte de double en véritable caricature de lui-même, accuse les défauts de ce genre hérité du vaudeville boulevardier. Paradoxalement, diffusé à la télévision, il a aussi constitué une introduction à Lubitsch pour un grand nombre de néophytes…
Die Austernprinzessin (1919)
Lubitsch délaisse la comédie burlesque populiste pour une expérience de "comédie grotesque", autour d'une caricature de magnat Américain qui accepte de marier sa fille pour satisfaire un caprice de celle-ci. Mais le grotesque, qui va pousser Lubitsch à expérimenter de façon innovante sur la représentation d'une fiesta délirante (Et qui préfigure son propre film So this is Paris), permet aussi à ce bon Ernst de pousser le bouchon en matière de coquinerie. Bref, c'est délicieux.
Madame Du Barry (1919)
Faire mentir l'histoire? Pas vraiment, Kräly et Lubitsch prennent le contrepied des historiens, justement: leur France qui va de Louis XV en révolution, elle est vue du point de vue d'une femme qui a essayé de ne pas choisir entre l'intérêt (Monter dans l'ascenseur social par le lit s'il le faut, et devenir la maitresse du roi), et la passion (aimer éternellement celui qu'elle a été obligée de laisser sur le bas-côté, quitte à aiguiser son désir de vengeance...).
Si les évènements semblent se précipiter, et si les révolutionnaires ne sont que des pouilleux malappris, c'est que du point de vue de la Du Barry, c'était une réalité.
C'est donc parfois historiquement discutable, mais toujours percutant, avec d'un coté Emil Jannings en Louis XV et Pola Negri en du Barry, et de l'autre le sens hallucinant de la composition, de la lisibilité et du maniement des foules du maitre.
Die Puppe (1919)
Un jeune homme doit obligatoirement se marier afin de satisfaire son oncle qui craint de disparaitre en ne laissant aucun espoir d'héritier à l'horizon. Comme c'est une irréversible andouille, il se "marie" avec une poupée grandeur nature. Sauf que chez le fabricant, ce jour-là, un assistant du patron a cassé la poupée promise; afin de gagner du temps, la fille du patron va donc le temps d'une longue journée, "jouer" la poupée, et provoquer beaucoup d'émois...
Le déguisement, sous toutes ses formes, et le jeu à être quelqu'un d'autre, voilà des thèmes Lubitschiens fréquents. Mais ici, le metteur en scène s'amuse à multiplier les niveaux: une femme joue à être une poupée qui joue à être une femme... Tout ça va permettre à un homme effrayé de tout y compris de son ombre, de trouver l'amour, l'âme soeur, voire tout simplement de... devenir un homme.
Et puis, comment ne pas s'émouvoir de voir cette mise en scène qui met délibérément l'accent sur le factice, depuis cette ouverture durant laquelle Lubitsch soi-même plante le décor d'une maison de poupées? Les arbres en carton-pâte, les toiles peintes, tout l'univers du film semble renvoyer à une esthétique liée autant au théâtre qu'à l'enfance, et fait encore mieux ressortir l'ineptie du benêt dont Ossi Oswalda, impeccable comme d'habitude, va inexplicablement tomber amoureuse.
Kohlhielses Töchter (1920)
Un gros benêt aime Gretel, la deuxième fille de l'aubergiste. Alors il lui demande sa main, mais on lui répond que la première doit d'abord être mariée, et il faut dire qu'elle est gratinée. Alors notre héros n'a comme autre solution que de se marier avec la grande soeur en espérant la lasser suffisamment vite pour pouvoir ensuite épouser la deuxième. Un plan idiot, et qui ne va pas du tout se dérouler comme prévu... Tourné en pleine montagne, ce film joue beaucoup sur la grosse comédie, mais le fait avec tendresse, d'autant que les acteurs qui sur-jouent cette pantalonnade ne sont autres que des sommités, dont Emil Jannings et Henny Porten. Hanns Kräly et Lubitsch continuent à explorer les abords les plus drolatiques de l'amour sous toutes ses formes...
Romeo und Julia im Schnee (1920)
Romeo et Juliette dans la neige: Lubitsch transpose Shakespeare dans la montagne Allemande et impose à ses Montaigus et Capulets des comportements un brin rustique. Grosse comédie la encore, mais le sens de l'observation du metteur en scène, et son équipe qui tourne toute seule, rendent bien service à l'ensemble. Un film qui sert de brouillon paradoxal à l'unique film muet dramatique de Lubitsch aux Etats-Unis, Eternal love (1928)
Sumurun (1920)
Encore un mélange... Pola Negri est une danseuse, dans une Arabie mythique, qui débarque dans un petit royaume en pleine crise: la favorite du Sheik complote pour se faire remplacer dans le harem, afin de pouvoir filer le parfait amour avec un autre que le dangereux souverain. La danseuse va faire tourner les coeurs, et ça finira mal...... Mais pas pour tout le monde. Les mille et une nuits, ou du moins leur version décorative. D'une part, c'est assez ennuyeux, et tout ce petit monde se prend trop au sérieux; d'autre part, Lubitsch a toujours ce sens aigu de la composition, et accessoirement sait manier les foules comme pas un. Mais au-delà de l'aspect impressionnant de la forme, un film peu convaincant, sinon par l'intrusion occasionnelle de comédie...
Ann Boleyn (1920)
La triste destinée de la femme la plus connue de ce bon Henry VIII, de son arrivée à la cour jusqu'à sa séparation en deux tronçons. On pense à Madame Du Barry, qui a d'ailleurs subi la même opération, mais ici, il s'agit moins du portrait d'une intrigante piégée par l'amour, que du portrait d'une amoureuse piégée par l'intrigue. Henny Porten compose donc une femme victime de ses sentiments, et Emil Jannings met tout son poids dans l'interprétation d'un monstre royal, aux appétits phénoménaux; comme d'habitude, Lubitsch mélange adroitement les styles et les tons, passant de marivaudage en drame, et la belle ordonnance de la mise en scène est accompagnée déjà d'un sens de la suggestion... Le style du metteur en scène se raffine avant de devenir la fameuse "Lubitsch Touch".
Die Bergkatze (1921)
Ce film combine deux courants de la comédie Lubitschienne Allemande: les films situés en montagne, dans un décor de neige authentique, et la comédie grotesque, à la façon de La poupée ou de La princesse aux huîtres. Pola Negri se prête joyeusement à cette opérette muette avec bonheur. L'ordonnance légendaire et l'inventivité des décors font mouche une fois de plus dans un film qui évite l'écueil d'une certaine vulgarité en usant avec intelligence de chemins de traverse...
Das Weib des Pharao (1922)
Avec un Emil Jannings qui tente de faire le spectacle à lui tout seul, ce très gros film de Lubitsch fait plutôt partie des oeuvres spectaculaires du maître, démonstration de force plus que pièce maîtresse. L’intrigue sert de prétexte à des scènes de foule, dans un orientalisme de pacotille qui vient en droite ligne de Sumurun. Mais ce film énorme lui a apporté un ticket pour la Californie, alors réjouissons-nous!