Retournant à du matériau proche de ses préoccupations, le deuxième film de borzage pour MGM est superbe, illuminé par les prestations de ses deux stars, l'un comme l'autre des monstres sacrés: Spencer Tracy, avec lequel le réalisateur a déjà fait trois films, et Joan Crawford qui retournera à deux reprises avec lui. Dès le point de départ, Mannequin s'installe en marge du rêve Américain, dans les quartiers les moins reluisants de new York, mais bien loin des rêves de Chico dans Seventh Heaven, ou des vagabonds de A Man's castle: pour Jessie (Joan Crawford), le rêve est au début du film plus l'unique moyen de tenir debout qu'un véritable espoir. Non qu'elle n'essaie de s'en sortir, ou qu'elle cesse d'y croire: chaque jour à l'usine est un acte de foi. Mais elle n'est pas aidée: son père est un bon à rien à moitié gâteux qui joue de temps à autre au tyran domestique, son frère un incapable militant, et qui se destine sans doute à faire son trou dans la pègre pour s'en sortir, et sa mère souffre le plus en silence possible, mais demande quand même régulièrement à sa fille l'argent qu'elle a gagné pour satisfaire aux caprices des deux hommes de la maison. Afin d'échapper à tout ça, Jessie se marie avec son petit ami Eddie, mais c'est une mauvaise idée, il est aussi feignant que les deux autres réunis. C'est dans ce contexte que Jessie rencontre un homme qui a tout: J. L. Hennessy (Spencer Tracy), un armateur qui a construit une entreprise qui fonctionne très bien, un patron qui a la confiance de ses employés. Il a tout, il est riche, mais à compter du jour de sa rencontre avec Jessie, il va vouloir ce qu'il n'a pas: la jeune femme, en effet, dont il a compris qu'elle était mal mariée, et qu'elle ne pouvait que finir avec lui...
Le metteur en scène s'est clairement passionné pour ses personnages, et l'histoire est filmée avec une immense conviction contagieuse, comme une comédie sans en être une. L'amour fluctuant de Jessie pour Eddie, celui plus difficile à définir qu'elle va progressivement ressentir pour John L, sont des pistes à suivre sans effort pour le spectateur grâce à la grande aisance de Borzage avec non seulement la représentation des sentiments, mais également sa capacité à éveiller chez le spectateur des échos des sentiments des personnages: il suffit de voir Spencer Tracy ici pour comprendre que Jessie finira mariée avec lui et heureuse: travail d'acteurs, oui, mais aussi un savoir-faire inimitable en matière de mise en scène du sentiment amoureux...
Un aspect récurrent en particulier est ici traité de nouvelle façon, plus complexe qu'à l'accoutumée: Cette faculté qu'ont certains personnages des films de Frank Borzage à agir en qualité de bonne fée, à la façon dont la marraine de Cendrillon lui met le bonheur clés en mains en créant les conditions de sa réalisation, se retrouve ici sur un personnage négatif, Eddie, qui entend profiter de l'affection qu'à J.L. Hennessy pour son épouse, et en profiter financièrement. La transformation (Citrouille en carrosse dans Cendrillon) qu'Eddie propose à Jessie est de divorcer de lui, afin de se mettre en position de séduire Hennessy, et au final de lui prendre tout son argent de manière à ce que tous deux, Eddie et Jessie, en profitent. C'est, bien sur, inacceptable, mais cela va permettre un point positif: en entendant Eddie lui donner cette idée odieuse, Jessie réalise qu'elle ne peut pas l'aimer, et le quitte sans aucun regret. Mais Hennessy lui-même, obsédé par Jessie, fait tout pour qu'un jour elle se retrouve chez lui, et ce jour arrive à l'occasion d'une réception luxueuse... Mais ici, la bonne fée se confond évidemment avec le prince, puisque Jessie a dansé avec lui lors de leur première rencontre. Enfin, Jessie elle-même y va de sa manipulation, en souhaitant quitter Hennessy alors que celui-ci est riche: elle entend lui prouver qu'elle ne l'a pas épousé pour son argent. Mais elle veille sur lui de bien d'autres façons, comme le prouve la très jolie fin, d'une grande délicatesse...
Autre allusion à la transformation de Cendrillon, l'accent mis sur les vêtements de Joan Crawford, dont par exemple le métier de chorus girl n'est capté que dans les coulisses: elle y est vue se changeant, passant d'un atour à l'autre. Et bien sûr, quand elle devient mannequin, un défilé donne lieu à une scène de comédie durant laquelle le destin du couple Hennessy va se jouer: cette scène durant laquelle la jeune femme est vue avec plusieurs toilettes différente tient lieu de bal pour Jessie et Hennessy, et c'est le point de départ de leur relation amoureuse...
Le film est typique de la fin des années 30, pas très éloigné de Capra dans sa représentation d'une Amérique volontariste, dans laquelle ceux qui cessent d'y croire (la mère), ou qui se contentent de la facilité (Les hommes autour de Jessie) sont condamnés à la stagnation. Il faut persévérer, nous dit Borzage par le biais de l'exemple de Hennessy qui a réussi sans marcher sur personne, ou par l'exemple de Jessie qui ne va jamais baisser les bras et croire, surtout devenue enfin seule, à la possibilité de s'élever. Cette métaphore spatiale de l'élévation physique qui symbolise l'ascension sociale, est toujours aussi importante chez Borzage, qui joue avec les ascenseurs et les escaliers pour nous montrer le chemin, dès la première scène: Jessie rentre chez elle, et monte un escalier: elle est fatiguée, mais parvient enfin au sommet. Quel contraste avec la scène durant laquelle elle se rend chez Hennessy, mais tente de partir, alors que Tracy essaie de la retenir en bloquant l'ascenseur! Chez ce doux rêveur millionnaire, au passage, on constate qu'il a un peu réalisé l'ambition de Chico: il vit dans un magnifique appartement au sommet d'un building, Et il est riche...
Après un Big City en demi-teintes, Mannequin prouve que Borzage est chez lui à la MGM, qu'il n'a rien perdu et qu'il a de beaux films à faire: il ne s'en privera d'ailleurs pas...