
Dans son roman Hearts of darkness, Joseph Conrad imaginait le périple d'un homme parti en chercher un autre, et qui en remontant le fleuve Africain au bout duquel il sait qu'il trouvera M. Kurtz, va découvrir l'horreur de la perte de l'humanité, et mettre sa propre santé mentale en danger de succomber à son tour à la cruauté et à la barbarie. Le livre, paru en 1899, sacrifie bien sûr à l'inévitable racisme ambiant, en décrivant la perte d'humanité de Kurtz comme la contagion d'un lieu barbare, dans lequel vivent des hommes qui pour l'occidental de cette fin de siècle n'a rien d'humain, mais le message, lui, est fascinant, et résonne donc de façon superbe dans le film sur le Vietnam de Francis Ford Coppola. Et à ce sujet, enfonçons le clou, le film n'est ni un pamphlet anti-guerre du Vietnam, ni bien sûr une déclaration d'amour à l'une des plus grosses conneries jamais tentées par les gouvernements Américains successifs (Le film le rappelle, du reste, car comme le dit un protagoniste, si l'intrigue est située après 1968, la source des conflits est à trouver dans les tripatouillages effectués en Indochine sous Truman, lorsque les Américains ont encouragé la création du Viet-Minh)...
Non, si il ne faut pas croire Francis Ford Coppola, spécialiste des formules publicitaires, quand il dit 'Mon film c'est le Vietnam', ce qui ne veut rien dire, il faut rappeler que la genèse du projet, qui était en pleine guerre déjà prévu pour être une adaptation du roman de Conrad, prévoyait une collaboration entre John Milius au scénario, George Lucas à la réalisation et Coppola à la production! Les trois mousquetaires, qui avaient tous échappé à la conscription, voulaient même tourner leur film en plein conflits! Mais au-delà de la présence oecuménique de Coppola, grand showman, Lucas apportait un point de vue sinon gauchiste, en tout cas réfractaire à la guerre et plutôt progressiste, alors que Milius était (Et est toujours) un homme qui se situe très à droite, et leurs opinions respectives sont encore bien présentes dans le film tel qu'il est aujourd'hui...
Avec le capitaine Willard, parti s'enfoncer sur un fleuve en pleine jungle Vietnamienne, pour récupérer (Ou éliminer) le colonel Kurtz, devenu un fou dangereux à cause de cette guerre, le propos se clarifie et permet d'incorporer dans le film une vraie réflexion qui dépasse le simple champ du 'pour' ou 'contre' le conflit, qui n'en finissait pas de gangrener la politique Américaine de la fin des années 60 à la fin de la guerre. on est ici, à suivre le point de vue d'un homme dur, endurci par tous ses échecs et doté d'une mission quasi-suicide, croisant toute l'absurdité des conflits, mais aussi de la survie au jour le jour dans un quotidien sans aucune constante (On y croise des bunnies de Playboy, amenées à grands frais des USA, mais qui se prostituent contre de l'essence afin de pouvoir rentrer chez elles, des Français qui tentent de maintenir leur niveau de vie colonial en rejetant la responsabilité des conflits sur la terre entière, des Vietnamiens aguerris, capables de faire des attentats suicides au milieu d'une attaque de cavalerie aéroportée particulièrement musclée, un colonel fou furieux qui ne bronche pas lorsqu'un obus explose à deux mètres de lui et qui bien sûr charge avec ses hélicoptères au son de Wagner...), et enfin de la façon dont la sauvagerie s'insère, aidée bien sur par la proximité des conflits, par la jungle mais aussi par les drogues qui bouffent le cerveau. Et Willard et 'ses' hommes, le capitaine du bateau "Chief", le cuisinier, l'ado et le surfeur constamment en trip, vont en remontant le fleuve, remonter le temps, croisant les Français coincés dans les années 50 avant d'arriver à Kurtz et sa folie antédiluvienne.
Je pense que si les techniciens et acteur qui ont accompagné Coppola aux Philippines seraient peut-être un peu dur avec moi sur ce sujet, il n'empêche que la décision du producteur de reprendre le film et de le diriger seul était la bonne, car il fallait à un tel film la démesure, le sens quasi-opératique, et le sens génial de l'improvisation dont Coppola dispose à la sortie de ses deux Parrains. Il fallait aussi une vision, qui puisse faire corps avec celle de Willard, et à ce titre, la relation entre Coppola et Sheen est l'un des nombreux facteurs de réussite de ce chef d'oeuvre, que je continue à préférer en version longue car à mon sens, la longueur que d'aucuns jugent excessive rend justice à la folie humaine qui nous est décrite, avec ses nombreuses digressions, qu'elles soient cocasses, douloureuses, ou... ennuyeuses. La scène de la plantation, marquée en particulier par les abominables accents des acteurs, donne en particulier bien le ton. Elle est irritante, mais elle propose à la fois le repos du guerrier, et peut-être le fond du problème, en montrant quasiment les fantômes des coloniaux, qui ont cru devoir s'approprier une terre, et qui vont mourir de la défendre sans véritable raison. Et le film, du haut de ses 3 heures et 16 minutes (Si on omet le générique car le film commence et se termine, selon le voeu de Coppola, sans que jamais il ne soit fait allusion à son titre ou à ceux qui l'ont réalisé...), sans vraie fin et sans vrai début (Avec dès la première minute la chanson des Doors, qui nous assurent que "This is the end"...) ressemble bien à une chef d'oeuvre: démesuré, et si délicieusement imparfait par son inachèvement, ce qui est dans le monde de froideur et d'efficacité technocratique qui est le nôtre un gage de pur génie.