
Cette comédie noire comme le charbon est sans doute l'un des films les plus grand public de Gus Van Sant, en même temps qu'un de ses projets les plus élaborés en matière de narration... Plus que l'ascension d'une intrigante plus ambitieuse que quiconque l'a jamais été, il raconte le désir de cette jeune femme de réussir, et les dégâts ainsi causés.
Suzanne Stone (Nicole Kidman) est une jeune présentatrice de météo sur une chaîne locale insignifiante, dont le mari (Matt Dillon) a été retrouvé mort. Et, le générique nous l'apprend à travers des coupures de journaux, elle est soupçonnée d'avoir commandité le meurtre... Un certain nombre de témoins vont se succéder face à la caméra: Janice (Illeana Douglas), la soeur du défunt, qui est interrogée sur le lieu de ses entraînements (elle est patineuse), mais aussi Ben (Wayne Knight), l'employeur et collaborateur interrogé dans son studio de télévision; les parents de Suzanne (Kurtwood Smith et Holland Taylor) mais aussi ses beaux-parents, les Maretto (Dan Hedaya et Maria Tucci) sont quant à eux interrogés sur un plateau de télévision, d'une émission qui s'appelle The Suzanne Stone Show... Enfin deux adolescents, Jimmy et Lidya sont également amenés à témoigner: Jimmy (Joaquin Phoenix) en prison, et Lidya (Allison Foland) devant chez elle, dans un taudis au milieu des sous-vêtements qui sèchent...

D'une part, la caricature est féroce, réjouissante et sardonique, avec de gros traits soulignés avec adresse. Mais surtout l'ensemble du film est lié à une petite idée toute simple: toute cette histoire est introduite par la principale protagoniste elle-même, qui semble répondre à la sollicitation d'un intervieweur, et "vendre" sa propre histoire, celle qui lui a donné enfin ce qu'elle désire depuis toujours: elle est devant les caméras, et tout le monde la regarde, faisant enfin d'elle quelqu'un... Pas comme son mari, cet imbécile qui ne rêvait que d'une chose: une vie tranquille, avec des enfants...
Nicole Kidman est donc en registre poupée Barbie, en forçant avec génie le trait de l'égoïsme et du crétinisme total de son personnage: ce qui est souvent savoureux, mais volontiers grossier. Mais le format télévisuel choisi par Van Sant est justement l'occasion d'abandonner toute subtilité, qui serait dans ce contexte, totalement hors sujet. Les couleurs du film, ses décors, renvoient souvent au décorum et au faux assumé par la télévision, que ce soit dans les talk-shows ou dans les publicités, voire dans les sitcoms. Et Kidman se plie à cette règle du début à la fin.

Mais la narration est fabuleuse puisque si nombre de personnages, sitcom oblige, sont faits d'une seule pièce (Jimmy, l'ado qui n'a rien compris et qui parle de masturbation au bout de vingt secondes de son interview, ou encore Larry, le mari qui n'a pas compris grand chose non plus de ce qui lui arrive, joué par un Matt Dillon décidément excellent), ça n'empêche jamais le film de nous permettre de voir des zones d'ombre, des portes vers d'autres possibilités: notamment Janice, dont des fragments de la vie nous apparaissent ça et là, de façon troublante. Et si le film avait été l'histoire d'une patineuse ambitieuse? Et si sa jalousie était motivée par autre chose que le simple dégoût d'avoir vu son mari s'enticher de celle qu'elle considéère comme, disons, la "pire conne"?
Comme pour nous instruire malgré nous, au milieu de cette narration en forme de soupe télévisuelle génialement restituée dans toute sa crasse, Van Sant a glissé un plan de quelques fractions de secondes, qui nous renseigne sur le futur de la principale protagoniste de ce jeu de massacre. Un plan perturbant parce qu'incompréhensible la première fois qu'on le voit. Mais à la fin, tout deviendra clair.
Ce "Citizen Suzanne Stone" est riche, réjouissant, et noir, le disais-je. Et aujourd'hui plus que jamais, ce portrait d'une ambitieuse (Toujours filmée à proximité d'un téléviseur, d'un micro, ou d'une caméra) est un visage horrifiant de l'Amérique à son pire. Dont je m'empresse d'ajouter qu'il s'agit aussi d'un film Américain, que seul un Américain aurait pu faire... et réussir.

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