
L'heure est donc au jeu. mais de quel jeu s'agit-il? Essentiellement, plutôt que d'une quelconque activité ludique partagée par les personnages de cet étrange film, qui rassurez-vous ne s'ennuient jamais, je pense qu'il s'agit plutôt d'un contrat à passer entre le metteur en scène, et son spectateur: selon ledit contrat, le premier s'amuse à pousser le second à s'amuser avec son film... Ce qui requiert du travail, pour l'un comme pour l'autre. Et c'est là sans doute que d'une certaine façon, Tati a commis une erreur. S'il lui a été largement autorisé de prendre du plaisir à accomplir un film, méthodiquement, à travers trois années de tournage, le public, lui, ne s'y est absolument pas retrouvé.
Le film n'a pas d'intrigue. C'est un fait, ce n'est en rien un reproche et a posteriori, je pense qu'il n'y en avait pas beaucoup non plus, ni dans Jour de fête, ni dans Mon oncle... Et qu'il n'y pas l'ombre d'une trame dans Les vacances de M. Hulot... Ici, tout dépend du décor, et Tati y place ses personnages. Jamais au hasard, cela dit, et le film obéit à une structure assez pensée, dans laquelle le chaos naîtra inévitablement, et pas que de la faute de M. Hulot: cette fois, tout le monde se rend coupable de destruction... D'ailleurs, une demi-douzaine de "faux-Hulots" sont cachés au hasard des pérégrinations du personnage et de ceux avec lesquels il entre en contact, ce qui ne leur facilite pas les choses! Les dialogues, comme d'habitude, n'ont aucune espèce d'importance, et d'ailleurs ils sont largement dominés par l'anglais, une langue que tant de Français n'étaient pas capables de comprendre ou de parler en 1967... ou cinquante ans plus tard. Un autre parti-pris de Tati est de doser les couleurs d'une façon rigoureuse et austère: dans un premier temps tout est gris, décors comme personnages. Puis ça et là, un flash de couleur s'invite, progressivement. A la fin du film, la couleur est beaucoup plus présente avec la reprise de la vie du petit matin Parisien.

L'aliénation dont M. Hulot était le témoin dans Mon oncle est à nouveau le sujet de ce film, qui prolonge la réflexion/méditation sur l'irruption de la modernité dans notre vieux monde. On se souvient de la fin de Mon oncle, qui voyait les faubourgs disparaître au profit d'un monde absurde et froid... C'est désormais, à en croire les séquences de Playtime, une affaire réglée: on ne quittera pas un univers de verre et de béton, que Tati a construit, et utilisé jusque dans ses moindres recoins dans ses séquences organisées de la façon suivante:
Le film commence par l'arrivée d'un groupe de touristes Américaines à l'aéroport d'Orly, qui se rendent ensuite en ville.
Puis on assiste à l'arrivée de M. Hulot dans un immeuble ultra-moderne, qui a un rendez-vous important, mais se perd dans le dédale. Il se retrouve à une exposition d'objets modernes... Exposition à laquelle arrivent elles aussi les Américaines.
Quittant l' exposition, Hulot croise un vieil ami qui l'invite à prendre un verre dans son appartement. Nous ne suivons pas Hulot, mais nous restons à la fenêtre: une grande baie vitrée nous permet de profiter du spectacle muet à l'intérieur de cet appartement, et de celui des voisins.
En sortant de l'appartement, Hulot croise un autre ami, qui travaille au restaurant Royal Garden, dont c'est justement la soirée d'inauguration. Hulot et le portier s'y rendent, les Américaines y dînent aussi... Le restaurant n'est pas prêt à fonctionner, et la soirée tourne au désastre.
Au petit matin, Hulot qui a rencontré une jeune et charmante touriste Américaine (Barbara Dennek), la voit partir vers l'aéroport, pendant que la vie Parisienne reprend ses droits: les voitures forment un étrange carrousel, puis le film se termine sur une vision des lumières d'Orly, dans la nuit.

Occasionnellement, par la magie d'une porte vitrée qui réfléchit comme ça, sans penser à mal, un reflet du Paris de toujours se retrouve brièvement à l'image, souligné par la musique: le Sacré coeur, la tour Eiffel, ou l'Arc de Triomphe ont ainsi droit à des "cameos" qui sous-tendent le propos de Tati, et qui rappellent l'opposition fondamentale entre classicisme/poésie et modernité, qui était le thème principal de Mon Oncle. Un autre message clair est placé dans son film par Tati, qui déroule son générique sur un beau ciel nuageux, et qui ne loupera pas une occasion d'ouvrir des portes vers le ciel, du début à la fin du film. Du reste, du point de vue des Américaines, on vient à Playtime par les airs...

La jeune femme, identifiée sous le nom de Barbara, est le seul personnage véritablement identifiée dans le groupe des Américaines. Comme d'habitude, Tati a distribué avec soin ses personnages à des acteurs qui ont des tâches extrêmement précises à accomplir, et c'est d'autant plus évident dans les séquences du restaurant... On peut citer le portier qui, avec la complicité involontaire de Hulot, a cassé une porte vitrée, et va malgré tout, le bouton de porte dans la main, faire son boulot toute la nuit, ouvrant une porte imaginaire pour tous les clients; il y a un videur aussi, à l'affût de tout comportement qui indique un excès de boisson; un garçon malchanceux déchire un à un tous ses vêtements à cause d'un mobilier trop agressif... Bref, Playtime, c'est la fête du petit détail, dans laquelle les comportements de uns et des autres sont dictés par le décor: ça a beaucoup joué pour le manque de succès du film, et c'est dommage. Notons que bien des gags se déroulent parfois à l'insu du spectateur, qui est ensuite guidé vers l'action en cours, prenant le train en marche. C'est comme la vie, quoi...
Et ça a ses limites; la séquence très élaborée des appartements-vitrines, par exemple, requiert une concentration, et une adhésion du spectateur, qui me semblent difficile à solliciter: à gauche, l'appartement de l'ami de Hulot dans lequel il vit avec sa famille (Tout le monde habillé de gris). ils vont regarder un match de boxe à la télévision... tout comme dans l'appartement de droite, organisé symétriquement. Mais Tati s'amuse, de temps à autre, à faire "réagir" les gens de droite à ce qui se passe dans l'appartement de gauche, alors que ces réactions sont plus certainement provoquées par l'émission sportive: ainsi, quand à droite un homme enlève sa chemise, à gauche les parents demandent à leur fille de sortir de la pièce. Puis quand c'est au tour du monsieur de gauche de se déshabiller, la voisine de droite s'enfonce dans son fauteuil, et regarde avec intérêt... Toute la séquence est un dispositif savant, gonflé, mais lourd à mettre en route, et qui tend à prendre beaucoup trop de place, pour finalement pas grand chose...
Mais dans l'ensemble, le film est un objet fascinant, unique en son genre, et on ne dira même pas qu'il est en avance sur son temps: cinquante ans après, Playtime n'a pas vraiment de descendance! Il est pourtant la suite logique de Mon oncle, le deuxième film d'une trilogie qu'on oserait presque qualifier d'inachevée tant le troisième film (Trafic) me paraît décevant. Une vision de la modernité dans ce qu'elle a de plus embarrassant, absurde, déshumanisé, mais aussi rigolote, poétique, et pour qui voudra prendre le temps d'observer, riche en options. J'insiste là-dessus: on ne peut pas imposer la vision de Playtime, c'est un film qu'il faut vouloir voir.
