Quand on lui demandait quel était son film préféré, le réalisateur de I walked with a zombie, de Cat People, The leopard man, Experiment perilous et Night of the demon répondait qu'il s'agissait de Stars in my crown... Rien de très notable a priori dans cette production MGM à petit budget, qui évoque les coulisses du western... Pas de cow-boy à l'horizon, mais une petite communauté rurale du mid-west où la civilisation va enfin pouvoir s'établir. On est pourtant pris par la tranquillité et la beauté de cette évocation qui aurait pu venir d'un John Ford, ou du Walsh de The Strawberry Blonde, la verve canaille en moins...
John, un narrateur presque anonyme, nous présente son village dans son histoire, à partir de l'arrivée d'un personnage important: le pasteur J. D. Gray (Joel McRea). Celui-ci s'est imposé à la population par un coup d'éclat, en se rendant au saloon et en imposant à l'auditoire masculin rigolard de subir son premier sermon sous la menace de deux colts! John est le fils adoptif du prêtre, et nous raconte les anecdotes vécues à Walesburg, les petites joies, les peines, les épidémies, la difficulté du jeune médecin à remplacer son père respecté par toute la population, les manigances d'un riche propriétaire pour s'approprier la ferme d'un vieux noir, la rivalité entre le prêtre et le médecin, les épidémies, etc...
La force de la chronique, dans ce genre de cas c'est qu'avouons-le elle tient toute seule, regardez la série des Don Camillo! Mais Tourneur fait bien plus, et bien mieux qu'illustrer une histoire. Pour commencer il donne vie grâce à des acteurs doués (On retrouve Alan Hale, Lewis Stone, Arthur Hunnicutt) à des personnages, le pasteur en premier lieu. Celui-ci est certes acquis totalement à la cause divine, mais est surtout, comme c'est souvent le cas dans ces petites bourgades au protestantisme bon teint, un meneur d'hommes avant d'être un meneur d'âmes. Les vignettes et le pittoresque des personnages sont empreints d'une grande humanité, avec ses moments forts et ses petits moments de pas grand chose, les passages où John et l'Oncle Famous, l'ancien esclave, devisent de tout et de rien en pêchant le poisson-chat! On n'est parfois pas si loin de The night of the hunter, après tout, et l'ombre de Ford qui plane sur le film passe par le tissu de chansons et d'hymnes qui sont omniprésents sur la bande-son.
Et dans un des fils rouges du film, l'histoire de l'oncle Famous, se glisse une allusion, rare à l'époque, au KKK et à ses méthodes. On pourrait bien sûr montrer une certaine impatience devant le fait que cette histoire se finisse bien, ce qui n'a hélas pas été le cas de beaucoup de lynchages dans l'histoire des Etats-Unis, mais le courage du studio habitué à être une machine à rêves, est à souligner. Et Tourneur, qui a placé sa caméra dans autant de maisons, de portes entre-baillées que possible, finit par nous livrer une chronique de l'enfance universelle, qui nous semble bien proche de la vérité... Un vert paradis de l'enfance, situé assez souvent dans une nuit noire, un univers pas si tendre, et dans lequel tout pourrait arriver... s'il n'y avait ce bon pasteur Gray pour mener tout le monde.
Pas la peine de tourner autour du pot: il sera ici question de foi. Pas tant la foi dont il est question dans le film, qui déroule une improbable histoire de possession satanique vue du point de vue d'un scientifique chevronné et sceptique, non, plus de foi dans le cinéma, et plus particulièrement dans ce film... On fait grand cas, avec raison, du génie de Tourneur tel qu'il se manifeste dans l'époustouflant film Cat People; mais son meilleur film, selon moi, c'est celui-ci, une production Anglo-Américaine, effectuée sous l'égide de la Columbia et dans laquelle les artistes Britanniques occupent vraiment le terrain. Je vais profiter de cet espace pour parler un peu d'un malentendu tenace: non, Tourneur n'est pas un réalisateur de films fantastiques. Comme Tod Browning, il est souvent associé à ce domaine dans la mesure où il s'y est illustré, mais comme Tod Browning il a souvent touché à d'autres domaines, en particulier le film noir sous plusieurs formes (De Nightfall à Circle of danger, en passant par Experiment perilous et Out of the past), mais aussi divers films d'aventures et bien sur des westerns. Son étiquette "fantastique" est surtout due à ces trois films produits par Val Lewton pour la RKO, dont Cat people qui semble à lui tout seul résumer le style adopté par le réalisateur... Mais qui est si clairement supérieur aux deux autres! Trois autres films doivent être ajoutés à cette galerie, les très inégaux Comedy of terrors et War gods of the deep, ses deux derniers films, mais aussi et surtout, donc, Night of the demon.
En Grande-bretagne, un scientifique qui enquêtait sur le culte satanique de l'étrange Julian Karswell (Niall McGinnis) trouve la mort dans des circonstances d'autant plus étranges que ce décès avait été "prédit" au défunt, à la date et l'heure exacte. Pourtant, si les spectateurs savent que c'est à une forme démoniaque que l'homme doit sa mort, tous les indices concourent à faire penser à un accident. Le lendemain, John Holden (Dana Andrews) un scientifique Américain arrive sur les lieux, et va lui aussi s'attaquer à Karswell, qui lui réserve également le même sort...
Il est difficile de résumer ce film en raison d'un fait tout simple: d'une certaine façon il viole dès le départ une loi du genre, en nous livrant de but en blanc la vérité toute crue: si Holden est un sceptique dur à cuire qui refuse d'admettre l'existence de la magie et des forces occultes, le spectateur sait lui qu'il se trompe sur toute la ligne. Et il devient même difficile ensuite de garder de la sympathie pour le bonhomme! C'est là qu'intervient Patricia Harrington (Peggy Cummins), la nièce du scientifique disparu, qui se retrouve entre ses propres questionnement et son attirance pour l'Américain. Elle l'humanise, au moins pour donner un enjeu au spectateur qui manque cruellement de billes pour conserver son affection envers celui qui est très officiellement le héros! Mais Karswell, interprété par un de ces acteurs géniaux dont la grande-Bretagne a le secret, même si McGinnis est lui-même d'origine Irlandaise, est tellement plus intéressant que Holden! Comme disait Hitchcock, plus le méchant est réussi, meilleur sera le film: Karswell est sans doute la clé de la réussite de ce film... Totalement impliqué dans son culte démoniaque, entièrement dédié à sa mission, qui consiste à mener une troupe de croyants pour lesquels "le bien c'est le mal, et le mal c'est le bien", Karswell est spirituel, cultivé, affectueux presque, rondouillard, et en prime il se comporte en brave citoyen qui organise des goùters pour Halloween avec des tours de magie! Mais sous ce masque bienveillant, est-il un inquiétant démiurge qui distribue la mort, ou un être humain qui est le jouet de forces démoniaques qui le dépassent? Veut-il par sa résistance à une enquête qui risque de gêner les affaires de son culte se protéger personnellement, ou éviter que trop de gens ne meurent?
On fait souvent tout un plat des prétends intérêts de Tourneur pour l'occulte, surtout autour de ses films fantastiques bien entendu. Mais je pense qu'il s'agit surtout d'une pose de dandy, d'un intérêt essentiellement esthétique. Ici comme dans Cat people, si on excepte les apparitions embarrassantes d'un monstre en peluche qui est moche comme tout, il fait merveille avec trois fois rien, utilisant la suggestion et l'atmosphère pour produire un effet maximal. Et ça marche d'autant plus qu'il y a quand même du suspense: oui, nous savons qu'Holden doit mourir, et nous souhaitons tout comme Patricia qu'il s'en sorte! Et nous avons vu ce qui est arrivé au professeur Harrington, donc il nous reste une inconnue: s'il y a de fortes chances que le héros s'en sorte, comment procédera-t-il? Mais pour revenir à Tourneur, qui reste bien flou sur le "culte" qui fait l'objet des investigations scientifiques de Harrington et Holden, il se sert ici de ces milieux occultes, démoniaques, satanistes, sorciers, etc, comme d'un révélateur pour quelque chose de bien plus réel, tout comme il utilisait une intrigue fantastique dans Cat people pour se livrer à un portrait en creux de la psychanalyse et de ses pratiquants...
Car le film est sans doute beaucoup plus une réflexion ironique sur la science, qui en ces triomphantes années 50 est en danger de se transformer en un monde de certitude sans âme. C'est l'une des raisons de la confrontation permanente de Holden d'une part, qui ne croit en rien, et affiche une obsession de la rigueur qui est en fait plus une fermeture totale de son esprit, et d'autres scientifiques d'autre part, qui gardent un esprit ouvert (Un Indien, lorsqu'on lui demande ce qu'il pense des démons et des esprits, répond: "Oh, j'y crois, absolument!"). Le film est le parcours d'un scientifique buté, qui résiste avec mauvaise foi durant toute ses aventures au pays de la magie, ce qui ne l'empêche pas, confronté à une énigme, d'être totalement dépourvu: c'est très certainement le sens de la très belle séquence qui voit Dana Andrews à Stonehenge... Le film termine sur une phrase d'une douce ironie, si on la compare à ces fameuses certitudes froides et envahissantes qui semblent être la seule motivation de Holden au début du film: "Quelquefois, c'est mieux de ne pas savoir". Tourneur semble dans une dernière pirouette nous donner son secret: il parle, finalement, de rien. Rien qu'on puisse prouver, rien qu'on puisse réfuter... C'est un illusionniste de première, et il nous a bien eu, avec ce film fantastique impeccable qui garde son pouvoir de fascination à la quarantième vision... A condition donc qu'on ait la foi dans le pouvoir subtilement vénéneux de ses images pas toutes expliquées, et qu'on ne soit pas rebuté par ce sacré monstre!!
Sous la responsabilité de Val Lewton, la RKO va se doter d'un petit groupe de productions fantastiques d'une grande qualité, qui vont pouvoir faire oublier le désastreux score de Kane au box-office, qui a probablement du plomber sérieusement aussi bien la crédibilité que le tiroir-caisse du studio... Comme on le sait, ce film, qui fut un grand succès, est le premier de la série, et sans aucune seconde réflexion, le meilleur. Comme on le sait aussi, producteur longtemps dans l'ombre de Selznick, Lewton a projeté beaucoup de lui-même dans ces films, en particulier celui-ci (Au hasard, la phobie des chats et celle du contact humain), et il a vraiment piloté ces tournages avec bon goût, sens de l'improvisation et savoir-faire. ceci étant dit, je trouve absolument scandaleux la façon dont on parle des "films de Val Lewton" à tour de bras, quand on voit l'importance de ce film dans la carrière de Tourneur, ou celle du plus secret mais tout aussi intéressant I walked with a zombie. Donc on ne parlera plus ici de Lewton, pour se concentrer un peu sur Tourneur, qui fait une démonstration de son génie dans chaque séquence, chaque plan de ce film.
Le script rend bizarrement justice au titre (Qui rendait sceptique le public des previews, s'attendant à un nanar avant de se raviser devant la maîtrise du film), avec cette histoire de jeune femme possédée par une malédiction: obéissant à la règle thématique des films fantastiques, qui renvoient systématiquement à leur principal ingrédient, l'intrigue commence dans un zoo au coin des panthères, où un jeune homme bien sous tous rapports rencontre une jolie artiste, qui répond au nom si mystérieusement exotique d'Irena Dubrovna. Elle est Serbe, et elle ne sait pas encore qu'elle est une "femme-chat", soit une victime de la malédiction de son village, une panthère possédant une jeune femme... Elle connait la superstition, mais son mariage avec Oliver, le beau jeune homme, va vite tourner en eau de boudin: effrayée par la croyance superstitieuse de son village en les "cat people", elle ne va pas laisser le jeune homme s'approcher... C'est là qu'Alice, la collègue de travail et confidente d'Oliver, va précipiter les choses en prenant un peu trop de place dans la vie du mari d'Irena...
Une superstition, un soupçon de psychanalyse, un docteur aux idées bien arrêtées, un Américain moyen et une jeune femme destinée à devenir une tueuse, on est dans une figure classique du film fantastique, mais le sens de l'économie qui préside au tournage, plus les bonnes idées de Tourneur, plus l'influence du film noir, vont transformer le film en un joyau pictural, et un exemple parfait de l'utilisation créative de l'atmosphère. Les nombreuses séquences nocturnes Nicholas Musuraca est le responsable de la photo), et la rigueur (austère, elles sont le plus souvent privées de musique) des scènes de terreur sont justement célèbres... Et bien sur, le principal atout du film reste son pouvoir de suggestion, l'utilisation de l'ombre, du son, plutôt qu'une terreur explicite. Tout ceci concourt à faire de cette histoire un modèle de film fantastique, tout en traitant chez une jeune femme de peur/refus du sexe. Frigidité? Lesbianisme? Peur du viol? Aucune piste n'est écartée, ce qui est un tour de force dans un film de 1943, mais aucune piste ne sera non plus privilégiée. Et pour couronner le tout, le psychanalyste du film, interprété par Tom Conway, a beau être un (Délicieusement) insupportable M. Je-sais-tout, il va néanmoins subir un sort peu enviable.
Donc, avec sa fameuse scène de terreur dans une piscine nocturne, c'est un chef d'oeuvre, celui de Tourneur bien sur, aisément son meilleur film. Il est bien aidé par sa distribution, aussi, de Kent Smith, le brave type, à Jane Randolph qui joue son amie Alice, en passant par une apparition troublante, celle de Elizabeth Russell: elle joue la "femme-chat" qui parle à Irena lors de son mariage, ce qui sème le doute dans son esprit sur sa vraie nature. Elle joue donc l'un des McGuffins les plus mémorables de l'écran! Enfin, on n'oubliera pas de mentionner la prestation de Simone Simon, de loin son meilleur rôle... Enfin, Tourneur profite de ce film pour inaugurer l'un de ses traits les plus célèbres, la peur "du bus": quand Alice, dans la scène la plus célèbre du film, réalise qu'elle est suivie et que l'angoisse monte, Tourneur prend un malin plaisir à lui/faire peur avec l'irruption inopinée... d'un bus très bruyant. Un gag qui a du lui faire plaisir, puisqu'il l'a réédité souvent, très souvent...
Mine de rien, Wichita est le premier film en Cinémascope de Tourneur, et mine de rien, le metteur en scène a réalisé une sacrée prouesse: en 1 heure et 21 minutes, chrono en mains, il nous brosse un super-western intrigant, riche et rempli à ras bords, à la fois de traditions gouleyantes, tout comme de frissons inattendus, on n'est pas le réalisateur de Cat People pour rien, et le fils de Maurice Tourneur s'y entendait comme pas un pour distiller en contrebande des ingrédients inattendus...
Tout commence dans l'Ouest, sur la prairie. Une troupe de cow-boys sales et mal rasés sont à la fin d'une étape de leur voyage: ils convoient du bétail et vont arriver à Wichita, Kansas, une ville construite par et pour les gens comme eux, une étape joyeuse pour les garçons vachers de passage, qui peuvent y trouver tout ce dont ils ont manqué dans leur voyage: du bon temps, un bon bain, de quoi boire, et des filles. La devise de la ville, c'est que "Tout est permis à Wichita". Mais avant l'arrivée, la troupe croise un inconnu, un cow-boy solitaire, Wyatt Earp (Joel Mc Crea) qui ne recherche rien d'autre qu'un peu de nourriture et un contact humain pour la nuit. La discussion s'engage autour de l'arme impressionnante que possède le nouveau venu, et dans la nuit, deux hommes tentent de le voler. Ce sera un échec, mais Wyatt Earp va ainsi se faire des ennemis farouches. Il arrive le lendemain à Wichita, où il empêche le bon déroulement d'un hold-up, en présence de Mc Coy (Walter Coy), le négociant tout puissant de la ville, et de sa fille (Vera Miles): les notables vont bien vite demander à Wyatt Earp de se charger de pacifier la ville... puis vont le regretter bien vite...
Earp n'est pas ici le héros romantique malgré lui de Henry Fonda dans le film de Ford, il n'est pas non plus le redresseur de torts professionnel d'autres films: il est un homme capable, mais qui garde ses mystères. Son apparition le rend fantomatique, presque surnaturel, et il défie à sa façon la logique des cow-boys, avec son pistolet plus grand que les colts des Texans, plus lourd aussi, mais qu'il est toujours plus rapide qu'eux à dégainer. C'est un maverick, mais il est aussi doté d'un sens moral exceptionnel. Il anticipe tout, et s'il a un passé (Comme à leur façon Shane, et son remake virtuel, le "Pale rider" d'Eastwood, deux autres justiciers laconiques célèbres), celui-ci n'apparaîtra pas dans le film. Un effet de surprise formidable est apporté par l'arrivée en ville de Morgan et Jim Earp, les deux petits frères, qui le complètent si bien: durant un temps, ils se présentent comme des tueurs venus pour l'assassiner, puis se révèlent; qui les a prévenus de la présence de leur frère à Wichita? On ne le saura pas vraiment...
Mais ce héros super-positif, qui est en lutte avec les malfrats, est aussi en lutte avec les braves gens de la ville, pour lesquels le cow-boy apporte des dividendes nécessaires, et ils voient donc d'un mauvais oeil ce redresseur de torts qui ose les mettre en prison puis les chasser de la ville. Earp est bien vite en lutte contre une corporation et des notables, sans bien sur que ça dégénère comme dans le baroque High plains drifter, de Clint Eastwood, mais la menace qui pèse sur le justicier fait bien vite que Earp doit faire face à deux oppositions, plutôt qu'une.
Du coup, ce western aux apparences classiques devient très vite l'histoire d'un homme vertueux contre un système capitaliste gangréné par une certaine forme de corruption, et la bataille de la civilisation contre la barbarie acceptable... Le film n'hésite pas à nous indiquer dans quelle direction porter notre partialité, en montrant la mort accidentelle d'un enfant dans une orgie de coups de feu qui dure bien trois minutes. Et le film se transforme alors en une tragédie de civilisation qui dépasse joliment le cadre westernien...