Historien du cinéma, écrivain, Bernard Eisenschitz a passé une grande partie de sa vie professionnelle (et pas que) autour de L'Atalante, le chef d'oeuvre paradoxal de Jean Vigo: paradoxal à plus d'un titre, puisque le cinéaste n'était plus de ce monde au moment où le film a pu être montré, parce que come pour beaucoup de chefs d'oeuvre, l'état même du film, ce qu'il est pour de bon, n'a jamais vraiment été établi, et paradoxal enfin dans la mesure où le film n'était pas un désir de Vigo, plus une commande de ses producteurs... Une commande dans laquelle le metteur en scène allait littéralement jeter son dernier souffle.
C'est donc des rushes nombreux, conservés miraculeusement et accumulés à la Cinémathèque Française, que Bernard Eisenschitz a monté un film de 70 minutes, qui retrace, montre, commente et complète l'histoire du film de 1934: dans ces images, des gestes, des sons aussi, des propositions de montage, des tentations finalement abandonnées, et ici ou là, l'image émouvante de Vigo, amaigri, mais déterminé, fixé sur sa pellicule comme un fantôme. L'image des amis aussi, Eisenschitz nous montre par exemple les copains du groupe Octobre, dont on reconnaît Jacques B. Brunius, parmi les figurants...
Paradoxal, enfin: complément d'un film auquel il n'ajoute rien, mais peut permettre de nous expliquer à quel point L'Atalante est un beau film.
Ceci est le quatrième film de Jean Vigo, c'est aussi son dernier... Quatre films, une misère, et encore, on sent les bouts de ficelle dans l'oeuvre de Vigo, fils d'Eugène Bonaventure de Vigo dit Miguel Almeyreda, anarchiste, homme politique et patron de presse suicidé dans sa cellule, probablement par les mêmes qui ont acquitté l'assassin de Jaurès. La politique n'est pas très loin de son oeuvre, sans jamais y être totalement: tout au plus constate-t-on un esprit frondeur, une représentation contrastée des classes sociales (A propos de Nice), une envie de taper joyeusement sur les élites (Zéro de conduite), un goût pour le populaire, la représentation des vrais gens qui travaillent, qui souffrent, qui vivent et se distraient (A propos de Nice, L'Atalante) et un trait commun à tous ses personnages: l'enfance (Zéro de Conduite), prolongée chez certains personnages (L'Atalante), voire débusquée derrière le bien-être bonhomme d'un nageur émérite qui s'amuse d'être comme un poisson dans l'eau (Taris). Tous ces films ont pour point commun d'être une représentation du corps, que ça passe par le déshabillage goguenard d'une belle dame assise sur la promenade des Anglais, de la vision au ralenti d'un corps saisi dans sa réalité et son impudeur à tournoyer sans cesse dans l'eau, dans la ronde, elle aussi ralentie, d'un groupe d'enfants qui célèbrent leur liberté absolue en faisant les fous dans leur dortoir, ou dans la vision osée et érotique de deux amants éloignés l'un de l'autre qui se palpent l'intimité avec conviction pour soulager leur mal-être, unis dans une étreinte désespérée par le montage...
Le cinéma de Vigo est l'un des plus directs, frontaux, et mal polis de toute la profession, parce qu'il y avait urgence, aussi: ayant passé sa jeunesse de sanatorium en institution médicale, baladé au gré de ses besoins médicaux et de ses rémissions, il savait lui-même qu'il n'en avait sans doute pas pour longtemps. il est dommage que L'Atalantesoit son dernier film, parce que sa réussite indéniable, flagrante, reste probablement un brouillon de ce que le cinéaste aurait pu faire par la suite, voire de ce qu'il aurait pu faire si la Gaumont avait cru en lui sur ce film, et s'il avait été en état de le terminer.
Mais voilà, on devra, pour Vigo, se contenter de ces quatre films pour l'éternité, et du peu de choses qu'on puisse rassembler sur la personnalité timide et poétique de l'auteur...
Objet d'un accord, sous forme d'un contrat entre Gaumont et Vigo, L'atalante était l'entrée après l'épisode malheureux de Zéro de Conduitede Vigo dans la corporation du cinéma. Les trois personnages principaux en sont joués par des acteurs, dont Michel Simon et Dita Parlo, et le sujet est plutôt celui d'une bluette à l'eau de rose... Mais la présence de Jean Dasté, de Louis Lefèvre, tous deux sortis de Zéro de conduite, l'art du cinéaste pour tout détourner et pour laisser les acteurs s'approprier une scène (Voir Michel Simon, à ce sujet...) font que ce film sur les amours et les fâcheries d'un couple de mariniers dont le mariage est soumis à la rude épreuve de vivre sur une péniche, et qui sont veillés par un vieux marin pittoresque et vaguement sage, devient au final un poème tendre sur l'amour, la vie, le passage du temps, et les vrais liens entre les êtres.
On y voit des images poétiques (Dita Parlo, en robe de mariée, sur une péniche en mouvement; Jean Dasté nageant, avec Dita Parlo en surimpression au ralenti), burlesques (Michel Simon détaillant son bric-à-brac infernal et fumant avec le nombril), poignantes (Dasté se plongeant la tête dans l'eau pour"voir sa femme"), et érotiques (L'intimité entre Dasté et Parlo, leur bonheur tout cotonneux après la nuit de noces, etc...). C'est aussi le film dans lequel on a envie de se lever et d'applaudir lorsque Michel Simon entre dans une boutique, soulève sans un mot l'héroïne et sort pour la ramener à la péniche... Michel Simon qui s'est beaucoup vanté de traverser le film en roue libre, improvisant comme bon lui semblait... On ne prête qu'aux riches, certes, mais il me semble que si Simon avait vraiment fait tout ce qu'il voulait le résultat aurait été bien différent. La présence de l'acteur est d'une part une certaine forme de compromis, Vigo ayant à cœur de réaliser ses films «en famille», avec sa bande (et Lefèvre et Dasté en font définitivement partie), mais le résultat final est plus proche d'une improvisation guidée, supervisée. En clair, le Père Jules sert en permanence le film de Vigo et se conforme à la vision du réalisateur. Il est intéressant de constater que c'est ce drôle de bonhomme totalement anarchiste qui va, d'ailleurs, rétablir l'ordre sur la péniche!
L'Atalanteaurait du être le premier long métrage de Vigo et non son dernier film... Il porte en lui les stigmates d'une fin de carrière marquée par un double fardeau: la tuberculose, un temps enrayée, est revenue de plus belle et menace cette fois le jeune réalisateur, qui ne survivra pas au tournage, et ne pourra tourner tout ce qu'il a prévu. La compromission, obligatoire dans cet art collectif qu'est le cinéma, a poussé la Gaumont à mépriser le film qu'elle a reçu du novice, et a le triturer ensuite jusqu'à le dénaturer après la mort de Vigo. Le résultat, restitué grâce à des reconstitutions et restaurations successives et malaisées (on n'a aucune copie du montage voulu par Vigo et on sait qu'il n'a pas vu son film achevé, en ayant confié le montage à Louis Chavance au moment de son agonie) ne ressemble à aucun film connu et est sans aucun effort le chef d'oeuvre de son réalisateur, un film qui résiste à tout: à la censure, aux années, à la connerie, et enfin à l'interprétation, film pur dans lequel le sens vient du corps et de sa représentation, des émotions, et de l'image. Bref, du cinéma...
Premier film de fiction de Jean Vigo, un compromis bien de son époque (la Gaumont-Franco-Film-Aubert était à la recherche de films de moyen métrage pour présenter en séances de trois heures de quoi satisfaire le spectateur sans faire trop d'ombre aux longs métrages), Zéro de conduite est un vrai film sur l'enfance, qui revient sur les difficiles souvenirs de Vigo promené dans sa douloureuse jeunesse d'institution en institution, et qui montre comment la révolte naît de la frustration, et de l'invention. Comme toujours, il le fait sans concessions, avec poésie et une imagination sans limites, plus une vacherie qui cible les adultes pédophiles, les profs incompétents, l'armée, les prêtres, les notables, les parents... et ça marche encore tant d'années après.
Nous assistons à l'arrivée des pensionnaires d'un petit établissement scolaire de quartier, des gosses qui pour la plupart ont l'air de ne pas avoir de grands atouts dans la vie, et qui vont se trouver en butte à l'autorité. Les garçons filmés par Vigo ne sont pas des acteurs, ils parlent assez vrai, sans fioritures, et ça sent la cigarette, la chaussette même. Mais leur envie de vivre est communicative. Un seul adulte est ici "sauvé" par Vigo, le jeune surveillant joué par Jean Dasté qui fait semblant de se plier à la hiérarchie, mais veille d'une oeil tendre sur l'esprit de révolte des jeunes gens qu'il a à charge... On trouvera aussi dans le film un clin d'oeil tendre et anarchiste à son père, Miguel Almereyda, dont la réplique "et moi je vous vous dis merde" est une citation...
Comment s'étonner que ce film (qui nous parle ouvertement de ces choses dont on ne parle pas, à travers la fascination coupable engendrée par un garçon efféminé, et prône à sa façon burlesque la révolte dans les dortoirs) ait été longtemps interdit, sorti dans la tourmente de la montée des fascismes en France, et dans le reste de l'Europe. il est regrettable qu'il ait si longtemps été impossible de le voir... Il établit en tout cas un style unique, fait d'observation, d'images brutes et cinglantes, dans lesquelles la confiance des acteurs entièrement dédiés à la volonté du metteur en scène est évidente... Et si Vigo cite le cinéma qui l'a enthousiasmé (et il ratissait large le bougre: de Chaplin, imité par Dasté, à Napoléon dont la séquence de l'esclandre dans le dortoir de Brienne a certainement influencé la séquence de fiesta improvisée), il a aussi beaucoup influencé le cinéma qui suivra: on en verra d'autres, des institutions scolaires livrées à la malice des écoliers...
Après la présentation d'A propos de Nice, son premier film, Vigo était disponible et il a reçu une proposition de Gaumont, celle de réaliser un complément de programme. Il a choisi le sport, ce qui lui permettait de se livrer à quelques facéties sur le corps, son sujet de prédilection.
Le film s'appelle La natation par Jean Taris, champion de France, d'une part parce qu'il était un court métrage parmi d'autres, tous consacrés à un sport en particulier, et déguisés en films didactiques. On y sent une véritable envie de s'amuser, aussi bien avec le montage, les truquages (pour la seule fois de leur courte carrière, ce n'est pas avec Boris Kaufman que Vigo travaille ici, mais avec d'impersonnels mais chevronnés opérateurs dépêchés par Gaumont) qu'avec les possibilités surréalistes du cinéma...
C'est donc bien plus que quelques images sportives d'un nageur en pleine gloire... Le petit film de 10 minutes est un festival d'expérimentations en tous genres, qui permet à Vigo, sous le prétexte d'un documentaire à la gloire d'un champion de natation, de tout tenter pour souligner l'extraordinaire liberté de Jean Taris, pour filmer la poétique danse sous-marine des corps, et une fois de plus aller au plus près de la réalité corporelle, sans pudeur ni excès. Drôle et aérien, son film fonctionne encore 80 ans après.
Une des clés de ce Taris que Vigo n'a pourtant pas tardé à renier, c'est l'admiration sans borne du metteur en scène pour Jean Painlevé, le metteur en scène de films scientifiques, qui n'avait pas son pareil pour filmer des bestioles, souvent aquatiques et d'en détourner les images au travers d'une association inattendue: on connaît son insertion d'un plan de Nosferatu dans son film sur la chauve-souris, par exemple. Avec Taris, Vigo essayait sans doute de «jouer» à être Painlevé...
Jean Vigo, disait Truffaut, était un de ces rares cinéastes, à son époque, qui soit venu au métier non par hasard mais par vocation... Et comme beaucoup d'autres (Clair, Carné, Kirsanoff...) c'est par l'avant-garde, avec ce petit film co-dirigé avec son complice le caméraman Boris Kaufman, qu'il s'est d'abord timidement fait connaître. Il en existe deux versions, une en trois bobines qui n'avait pas satisfait le metteur en scène, et une plus resserrée qui est la plus connue, en 23 minutes.
Tourné en quelques jours à Nice, ce "point de vue documentaire" est donc le premier film de l'une des personnalités les plus fascinantes et les plus libres de l'histoire du cinéma. Avec Kaufman, les images glanées par Vigo dans les rues de Nice s'agencent en une belle démonstration d'une certaine inégalité, qui culmine dans une vision du carnaval en tant que fête populaire. C'est auto-financé et amateur, mais déjà on voit ici le résultat d'observations dues à l'oeil exceptionnel de Vigo, et son goût pour l'étrange ralenti charnel, qui s'attarde sur les corps comme pour mieux les toucher. Le film est basé sur ce que le cinéaste nommait un «point de vue documenté», et les deux compères sont devenus experts pour filmer des gens à leur insu, l'idée étant de s'arrêter de tourner la manivelle au moment où le sujet réalisait qu'il ou elle était filmé.
...ce qui n'empêche pas les facéties, d'où ces gags clairement mis en scène, comme ce monsieur qui expose son visage grimaçant au soleil du midi, et qui se retrouve ensuite peint en noir; ou cette célèbre séquence d'une jeune femme assise négligemment, que le montage habille de robes diverses avant de la voir apparaître totalement nue, toujours dans la même position passive. Vigo n'abandonnera jamais ce goût pour l'irruption de l'absurde burlesque, qui se manifeste absolument dans tous ses films.
La ville nous apparaît dans ce film comme constamment tournée vers la mer, faussement résumée dans cette vitrine de luxe qu'est la promenade des Anglais où les gens aisés prennent le frais, le café, et... s'endorment à la terrasse des cafés, en représentation. Et puis son Nice dominé par les riches reste comme sauvé, détourné par Vigo qui s'intéresse d'une part beaucoup aux rues populaires, aux petites gens saisis dans leur humanité, et au carnaval, véritable défouloir, dans lequel on apercevra justement vers la fin un jeune homme frêle mais jovial nommé... Jean Vigo. Il a l'air content d'avoir pu transcrire son mélange d'amour et de haine pour la ville qui l'a accueilli, et qui lui aura permis de se lancer vraiment en cinéma.
Quatre films, une misère... et encore, on sent les bouts de ficelle dans l'oeuvre de Vigo, fils d'Eugène Bonaventure de Vigo dit Miguel Almeyreda, anarchiste, homme politique et patron de presse suicidé dans sa cellule par les mêmes qui ont acquitté l'assassin de Jaurès. La politique n'est pas très loin de son oeuvre, sans jamais y être totalement: tout au plus constatera-t-on un esprit frondeur, une représentation contrastée des classes sociales (A propos de Nice), une envie de taper joyeusement sur les élites (Zéro de conduite), un goût pour le populaire, la représentation des vrais gens qui travaillent, qui souffrent, qui vivent et se distraient (A propos de Nice, L'Atalante) et un trait commun à tous ses personnages: l'enfance (Zéro de Conduite), prolongée chez certains personnages (L'Atalante), voire débusquée derrière le bien-être bonhomme d'une nageur émérite qui s'amuse d'être comme un poisson dans l'eau (Taris). Tous ces films ont pour point commun d'être une représentation du corps, que ça passe par le déshabillage goguenard d'une belle dame assise sur la promenade des Anglais, de la vision au ralenti d'un corps saisi dans sa réalité et son impudeur à tournoyer sans cesse dans l'eau, dans la ronde, elle aussi ralentie, d'un groupe d'enfants qui célèbrent leur liberté absolue en faisant les fous dans leur dortoir, ou dans la vision osée et érotique de deux amants éloignés l'un de l'autre qui se palpent l'intimité avec conviction pour soulager leur mal-être, unis dans une étreinte désespérée par le montage... Le cinéma de Vigo est l'un des plus directs, frontaux, et mal polis de toute la profession, parce qu'il y avait urgence, lui savait qu'il n'en avait sans doute pas pour longtemps. il est dommage que L'Atalante soit son dernier film, parce que sa réussite indéniable, flagrante, reste probablement un brouillon de ce que le cinéaste aurait pu faire par la suite, voire de ce qu'il aurait pu faire si la Gaumont avait cru en lui sur ce film, et s'il avait été en état de le terminer. Mais voilà, on devra, pour Vigo, se contenter de ces quatre films pour l'éternité, et du peu de choses qu'on puisse rassembler sur la personnalité timide et poétique de l'auteur...
A propos de Nice (1930)
Tourné en quelques jours à Nice, ce "point de vue documentaire" est donc le premier film de l'une des personnalités les plus fascinantes et les plus libres de l'histoire du cinéma. Avec Boris Kaufman, autre blanc-bec cinéphile, les images glanées dans les rues de Nice s'agencent en une belle démonstration d'une certaine inégalité, qui culmine dans une vision du carnaval en tant que fête populaire. C'est auto-financé et amateur, mais déjà on voit ici le résultat d'observations dues à l'oeil exceptionnel de Vigo, et son goût pour l'étrange ralenti charnel, qui s'attarde sur les corps comme pour mieux les toucher. Et puis son Nice dominé par les riches reste comme sauvé, détourné par Vigo qui s'intéresse d'une part beaucoup aux rues populaires, aux petites gens saisis dans leur humanité, et au carnaval, véritable défouloir, dans lequel on apercevra justement vers la fin un jeune homme frêle mais jovial nommé... Jean Vigo. Sinon, il semblerait que Vigo partage ce génial point de vue de Pierre Desproges sur la ville des poètes Jacques Médecin, Jacques Peyrat et Christian Estrosi: Nice le seul endroit ou les chiens glissent sur des crottes de vieux. Taris (1931)
Quelques images sportives d'un nageur en pleine gloire... Le court métrage réalisé pour Gaumont est un festival d'expérimentations en tous genres, qui permet à Vigo, sous le prétexte d'un documentaire à la gloire d'un champion de natation, de tout tenter pour souligner l'extraordinaire liberté de Jean Taris, pour filmer la poétique danse sous-marine des corps, et une fois de plus aller au plus près de la réalité corporelle, sans pudeur ni excès. Drôle et aérien, son film fonctionne encore 80 ans après.
Zéro de conduite (1933)
Le vrai film sur l'enfance c'est bien sur celui-ci, qui revient sur les difficiles souvenirs de Vigo d'institution en institution, et qui montre comment la révolte naît de la frustration, et de l'invention. Comme toujours, il le fait sans concessions, avec poésie et une imagination sans limites, plus une vacherie qui cible les adultes pédophiles, les profs incompétents, l'armée, les prêtres, les notables, les parents... et ça marche encore. Les garçons filmés par Vigo ne sont pas des acteurs, ils parlent assez vrai, sans fioritures, et ça sent la cigarette, la chaussette même. Mais leur envie de vivre est communicative. un seul homme est ici "sauvé" par Vigo, le jeune surveillant joué par Dasté qui fait semblant de se plier à la hiérarchie, mais veille d'une oeil tendre sur l'esprit de révolte des jeunes gens qu'il a à charge... comment s'étonner que ce film ait été longtemps interdit, sorti dans la tourmente de la montée des fascismes en France, et dans le reste de l'Europe. il est regrettable qu'il ait si longtemps été impossible de le voir... Il établit en tout cas un style unique, fait d'observation, d'images brutes et cinglantes, dans lesquelles la confiance des acteurs entièrement dédiés à la volonté du metteur en scène est évidente...
L'Atalante (1934)
Objet d'un accord, sous forme d'un contrat entre Gaumont et Vigo, ce film était l'entrée après l'épisode malheureux de Zéro de Conduite de Vigo dans la corporation du cinéma. Les trois personnages principaux en sont joués par des acteurs, dont Michel Simon et Dita Parlo, et le sujet est plutôt celui d'une bluette à l'eau de rose... Mais la présence de Jean Dasté, de Louis Lefèvre, tous deux sortis de Zéro de conduite, l'art du cinéaste pour tout détourner et pour laisser les acteurs s'approprier une scène (Voir Michel Simon, à ce sujet...) font que ce film sur les amours et les fâcheries d'un couple de mariniers dont le mariage est soumis à la rude épreuve de vivre sur une péniche, et qui sont veillés par un vieux marin pittoresque et vaguement sage, devient au final un poème tendre sur l'amour, la vie, le passage du temps, et les vrais liens entre les êtres. on y voit des images poétiques (Dita Parlo, en robe de mariée, sur une péniche en mouvement; Jean Dasté nageant, avec Dita Parlo en surimpression au ralenti), burlesques (Michel Simon détaillant son bric-à-brac infernal et fumant avec le nombril), poignantes (Dasté se plongeant la tête dans l'eau pour "voir sa femme"), et érotiques (l'intimité entre Dasté et Parlo, leur bonheur tout cotonneux après la nuit de noces, etc...). C'est aussi le film dans lequel on a envie de se lever et d'applaudir lorsque Michel Simon entre dans une boutique, soulève sans un mot l'héroïne et sort pour la ramener à la péniche...
L'Atalante aurait du être le premier long métrage de Vigo et non son dernier film... Il porte en lui les stigmates d'une fin de carrière marquée par un double fardeau: la tuberculose, un temps enrayée, est revenue de plus belle et menace cette fois le jeune réalisateur, qui ne survivra pas au tournage, et ne pourra tourner tout ce qu'il...a prévu. La compromission, obligatoire dans cet art collectif qu'est le cinéma, a poussé la Gaumont à mépriser le film qu'elle a reçu du novice, et a le triturer ensuite jusqu'à le dénaturer après la mort de Vigo. le résultat ne ressemble à aucun film connu et est sans aucun effort le chef d'oeuvre de son réalisateur, un film qui résiste à tout: à la censure, aux années, à la connerie, et enfin à l'interprétation, film pur dans lequel le sens vient du corps et de sa représentation, des émotions, et de l'image. Bref, du cinéma...