Jusqu'à la fin de sa vie, Mankiewicz a occulté Cleopatra d'une façon fort théâtrale, s'y référant comme à un objet inommable, et reléguant toute l'expérience au rang de désastre: ce n'était, après tout, pas son film, il n'avait pas spécialement voulu le faire, et il n'en était en rien responsable. La lecture de la très intéressante biographie de Kenneth Geist révèle que le tournage, s'il n'a pas été de tout repos d'un point de vue cinématographique, a aussi accumulé les excès de tout genre: argent coulant à flot de façon incontrôlable, dépassement en tous genres, réalisateur sous toutes sortes de drogues pour tenir, et l'impression que la maison-mère, à savoir la Fox, ne contrôlait plus rien – de fait c'est plus ou moins vrai: entre 1960 et 1963, peu de films ont été finalisés à la Fox, à l'image de ce Something's gotta give de Cukor qui était supposé être le grand retour de Marilyn Monroe, mais qui finira par être sa tombe, et dont une simple continuité de 25 minutes est tout ce qu'on a pu assembler. Ce n'est pourtant pas le cas de ce Cléopâtre: on estime que le premier montage de Mankiewicz durait 8 heures...
L' histoire est bien connue: c'est à Rouben Mamoulian qu'on a confié la mise en scène de ce film, au budget plombé avant même le tournage; pour qu'on cesse de lui proposer le rôle, Liz Taylor a demandé un cachet exorbitant, mais elle n'avait pas prévu de l'obtenir... Mamoulian a joué de malchance, puisque l'insistance de la Fox pour que le tournage se déroule à londres a peu profité au film. Et très vite, il s'est avéré que le capitaine ne convenait pas non plus. Mankiewicz a donc été sollicité, d'une part parce que Taylor avait beaucoup aimé travailler à ses côtés sur Suddenly, last summer, et d'autre part parce que le projet avait une touche à la fois littéraire et esthétique, qui faisait du metteur en scène de Julius Caesar une sorte d'idéal... Entre les hésitations du studio (Londres? Rome? Pinewood? Cinecittà?) et les absences fréquentes de la star dues à sa santé chancelante sans doute, le tournage a donc duré trois ans. L'inspiration en était pour le moins hétéroclite: pour la Fox, il s'agissait de retrouver le chemin des grosses superproductions qui avaient fait la gloire du Cinémascope, le format maison; après tout, Ben-Hur avait obtenu un ensemble non négligeable d'Oscars pour la MGM en 1959, c'est donc qu'il existait encore une possibilité pour ce genre de films. Pour Mankiewicz, il s'agissait de donner une dimension inédite à ce genre de film, en s'inspirant à la fois d'historiens contemporains, du genre lui-même, des grands auteurs antiquess (Plutarque, Suétone, Appien), et enfin de laisser l'inévitable ombre de Shakespeare et de Shaw marquer le script. Enfin, Mankiewicz a su construire le film sur trois personnages: Cléopâtre, bien entendu, mais aussi César et Marc Antoine, favorisant ainsi la conception d'un film qui toucherait aussi bien à la grande histoire, qu'à l'histoire intime... L'histoire d'amour soudaine, et inespérée, entre Richard Burton et Elizabeth Taylor était à ce titre une incroyable aubaine, permettant au film d'avoir un angle publicitaire des plus solides. Du moins c'est ce que se sont dit les dirigeants de la Fox.
En plus de Taylor, dont il me semble qu'on peut difficilement discuter la légitimité, Mankiewicz a donc finalement pu diriger l'impulsif Burton, qui fait de son Marc Antoine un cas assez complexe d'homme miné par sa position permanente de subalterne, et son ami Rex Harrison en César, qui va faire du général et dictateur Romain un personnage complexe et attachant. C'est la troisième collaboration entre les deux hommes, après Escape et The ghost and Mrs Muir.
On assiste donc à l'histoire de Cléopâtre, de l'arrivée de César à Alexandrie devant Ptolémée, l'indélicat frère de la belle qui avait décidé de se débarrasser de sa soeur, jusqu'au suicide de la reine après son aventure désastreuse avec Marc Antoine. La première partie se concentre sur l'intrigue politico-amoureuse entre Cléopâtre et César, de leur pacte scellé sur la base de la découverte par Cléopâtre de l'épilepsie du Romain jusqu'à l'assassinat de celui-ci; la deuxième partie tourne autour de la relation passionnelle de Cléopâtre avec Marc antoine, successeur auto-proclamé du militaire César, et la façon dont Octave, héritier politique du dictateur, a assuré le contrôle de Rome en se débarrassant d'Antoine.
Cléopâtre:
Aussi déterminée à prendre le trône d'Egypte que son frère Ptolémée est décidé à le garder, Cléopâtre s'allie à César d'un point de vue politique d'abord, même si la concernant, on comprend vite que l'alliance et le sexe sont intimement liés. Elle sait s'entourer, mais on constate que si elle est autocratique, capricieuse et arrogante, elle aime autant qu'elle est aimée par ses proches: Appolodorus, son garde du corps, et Sosigenes son plus proche conseiller en sont la preuve (C'est un autre ami de Mankiewicz qui interprète Sosigenes, le grand et trop rare Hume Cronyn). Cléopâtre est attirée par la force politique de César, dont elle admire la puissance conquérante, mais elle se livre à Antoine ensuite par amour: elle l'a toujours désiré, dit-elle, depuis ses douze ans... Elle consulte les oracles aussi souvent que possible, et va même faire partie des nombreux personnages qui préviennent César de sa fin prochaine, à égalité avec Calpurnia, l'épouse légitime. Ce mélange de sensualité, d'attitude régaliennes, de politique et de superstition fait toute la complexité du personnage, qui est attachant au-delà de tout ce qui aurait du la rendre insupportable: c'est dire si Elizabeth Taylor a su en faire quelque chose.
César:
Personnage complexe, l'un de ces hommes historiques (Tel Richelieu, par exemple) dont l'apparence et la légende prennent toute la place, César est souvent ce qu'en feront les artistes. Ainsi, Shakespeare semble-t-il montrer du dictateur (Auto-proclamé, et ce à coup de répression assez musclée, rappelons-le) les aspects les plus détestables, en prenant le parti de Brutus et des autres mutins. La vérité est peut-être assez bien incarnée dans la superbe interprétation de Ciaran Hinds dans la série télévisée Rome: un homme politique d'abord et avant tout, qui a compris que l'art militaire est nécessaire, mais pas seul; mais un homme avant tout, qui sans se laisser guider par les sentiments, leur accorde une place. C'est, avec un peu plus de bonhomie bien sûr, ce César là qui nous est montré dans Cleopatra. Du reste, il a fallu pour Mankiewicz composer avec une concurrence de taille: Shakespeare, bien sur, mais aussi Joseph L. Mankiewicz ont tous deux planché sur la question de la figure politique de César, à travers la pièce et son adaptation en 1953. Donc, ce nouveau film, sans l'occulter, va choisir un stratagème intéressant pour éluder la redite, en privilégiant l'image, puisque l'assassinat de César est entièrement vu par Cléopâtre, via la consultation d'un oracle, et les dialogues inévitables (Les ides de Mars, Et tu Brute, et le fameux discours d'Antoine) sont tout simplement éludés au profit de compositions impressionnantes mais muettes. La redite aurait été de toute façon hors sujet: le titre est Cléopâtre, et la reine ne se soucie en matière de politique que de la question égyptienne...
Antoine:
Apparaissant au milieu de la première partie, Antoine est un subalterne. C'est aussi son complexe: toujours le second de César, il supporte mal d'être considéré comme l'exécuteur des basses-oeuvres de son ennemi intime Octave, qui se joue de lui en permanence, et il va malgré son amour souffrir de la façon dont Cléopatre le considère elle aussi comme un second. Il va d'ailleurs s'y résigner et s'abandonner totalement à celle qu'il a suivi, allant jusqu'à devenir le responsable de la chute du régime égyptien, en même temps que de sa propre débâcle. Sa réponse à tout est celle d'un militaire, pas politicien pour deux sous, et la force brute et un brin cabocharde (Burton n'est pas Gallois pour rien, et Mankiewicz joue beaucoup là-dessus) qui lui a tant servi en tant que général, va lui être fatale lorsque face à lui la politique et les manigances vont prendre le dessus sur les habitudes militaires. Mais Antoine est également l'amoureux de Cléopâtre, et Mankiewicz se livre occasionnellement à de petits montages intéressants pour mettre en valeur le tumulte et les conflits permanents des deux amants, en les voyant se livrer à des joutes juxtaposées sur plusieurs scènes: cela met aussi en valeur, de façon probablement imprévue, la débauche de costumes différents que porte (Ou ne porte pas, puisqu'elle prend beaucoup de bains) Cléopâtre...
Octave:
Absent de Julius Caesar, l'héritier désigné par César est le grand gagnant de la deuxième partie. Roddy McDowall lui donne une puissance parfois un brin excessive, mais il incarne à lui seul la théâtralité du sénat, que l'absence du fameux discours « ressenti » de Marc Antoine tendrait à accentuer. Octave assiste aux batailles qu'il est sensé mener, et qui l'ennuient; il se sert de tous et toutes pour ses desseins, et se contente d'agir lorsque tout est en son contrôle: il se réserve en brillant orateur les moments de lumière, ce qui explique un certain nombre de morceaux de bravoure, une fois de plus un peu excessifs, de la part de l'acteur. Mais il fallait de l'excès: on l'a bien compris, Octave, qui hérite de la position de César et de son nom dans un triumvirat partagé avec Lepidus et Antoine, pourra accomplir après s'être débarrassé des deux autres, et de Cléopâtre, l'oeuvre de son, grand-oncle Jules César: il se fera proclamer Empereur, sous le nom d'Auguste, sans aucun Brutus ou aucun Pompée pour l'en empêcher ou lui disputer cet honneur. Cela valait bien un certain nombre de concessions, notamment un étrange éloge funèbre dédié à Antoine: quand on annonce sa mort, dit-il, il faut trembler; il ne lui a pourtant fallu pas beaucoup d'efforts pour régler son compte à son beau-frère et rival, qui s'est auto-détruit assez facilement... quoi qu'il en soit, ce qu'il faut historiquement retenir de ce César Auguste, c'est qu'il a finalement réussi à installer la paix dans un régime fragile, qu'il a consolidé, et accompagné durant 45 ans...
245 minutes de film, en deux parties, et bien sur un montage qui fut l'un des gros problèmes de la production... Comme de juste, comme avec tous les films-mammouths de cette trempe, on n'a pas une version qui primerait sur toutes les autres, même si la situation actuelle est simple: on n'a qu'une version, la restauration effectuée dans les années 90. Elle est similaire en durée à la version montrée lors de la première (Elle incorpore une ouverture et un entracte) mais le contenu en est peut-être légèrement différent, les remontages effectués lors des sorties et ressorties ayant été parfois tempérés par le recours à des scènes ajoutées pour pallier à certaines absences. Aujourd'hui, il ne subsiste aucune copie de la version de travail de huit heures, bien sûr, mais on n'a retrouvé aucune copie non plus de ce que Mankiewicz considérait comme « sa » version: un montage de 5h30 ou 6 heures, qui aurait été livré en deux films; tel quel, le
film et ses quatre heures ont été désavoués par le metteur en scène, et le fait est qu'il apparaît parfois mal équilibré. C'est inévitable à cette durée. Une chose est sûre: les deux parties telles qu'elles sont ne fonctionnent en tout cas pas comme des films à part entière, un peu comme les diptyques de Fritz Lang; s'il est sans doute incomplet, le film garde sa cohérence, sa grandeur, et son étrange mélange d'intimisme (l'un des arguments pour trancher dans le film en 1963 était justement sa franchise sexuelle, affichée aussi bien dans les dialogues que dans la mise en scène, avec ses multiples scènes de lit) et de grande histoire. C'est un objet fascinant, et surtout, en dépit de tout ce qui a été dit ou fait autour de son identité de film à grand spectacle appartenant à la Fox, c'est aussi un film de Mankiewicz: la façon dont ce dernier a finalement réussi à s'approprier aussi bien l'histoire, que la légende, tout en créant des personnages nouveaux dans la dramaturgie historique et amoureuse, rend justice au metteur en scène. Que celui-ci ait rejeté le film en bloc après y avoir souffert trois ans durant, importe finalement peu. Après tout, il reviendra!