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11 novembre 2024 1 11 /11 /novembre /2024 11:39

The mother and the law

 
Entre le tournage de The Birth of a nation et sa sortie, le décidément prolifique Griffith a entamé un nouveau film. Retournant à la veine sociale réaliste de The musketeers of Pig Alley, il conte cette fois le malheur d’un jeune couple pris dans la tourmente de la justice, le tout vu du point de vue de la jeune femme. Ce relativement petit film, tourné en extérieurs en pleine ville et dans quelques décors très réalistes, constitue sans doute une récréation pour Griffith, mais il représente, pour autant qu’on puisse en juger aujourd’hui, un retour à un grand nombre de préoccupations laissées de coté depuis quelques années. Une fois la tempête de The Birth of a nation lancée, Griffith va changer d’avis, et revenir sur -, le compléter, l’étendre, y ajouter des histoires supplémentaires sans relation apparente avec l’intrigue de base, dont une qui se développe sur 7 bobines environ, et en faire un film tellement énorme que la superproduction précédente pâlit à coté. Il va également terminer de bouleverser la science du montage, et inventer une forme de cinéma-pamphlet qui n’aura qu’une descendance limitée.

Pourtant, si le titre The mother and the law a été remplacé par Intolerance, affublé de sous-titres tous plus grandiloquents les uns que les autres (Love’s struggle through the ages, A sun play of the ages), l’histoire de ces jeunes gens en butte à l’hostilité de la société reste le fond, le principal fil narratif, un fil rouge particulièrement important dans l’œuvre finie. Matrice d’Intolerance, The mother and the law fera même l’objet d’une sortie tardive, 3 ans après l’échec commercial de son film-manifeste, sous la forme d’une version réduite à la seule histoire moderne. Deux indices nous permettent de confirmer l’importance de ce petit film dans la structure initiale d’Intolerance : les tournages successifs des segments ajoutés se feront sous l’appellation The mother and the law, avant qu’un nouveau titre ne soit trouvé ; enfin, la structure laisse la part belle à cette histoire, que Griffith désigne dans ses intertitres par « our modern story », « our story of today », et qui commence et finit le film, et en définit le sujet même.

L’intrigue est située dans un New York de 1915, ou une jeune adolescente (Mae Marsh) qui vit avec son père dans des conditions modestes, rencontre un jeune gangster (Bobby Harron), l’épouse et le réforme par la même occasion. Manque de chance, rattrapé par son passé, il est l’objet d’une vengeance de ses anciens amis, qui l’envoient en prison. Son épouse a un enfant, mais celui-ci lui est enlevé par une association de femmes réformistes qui l’ont surprise buvant de l’alcool pour soigner un rhume. Une fois libéré, le mari est condamné à mort pour le meurtre de son ancien patron (Walter Long), qui a essayé de profiter de sa jeune épouse. Seulement il est innocent : C’est la maîtresse du patron (Miriam Cooper) qui a commis le meurtre par jalousie (Dans une scène au montage exceptionnellement rapide et virtuose). Il s’agit pour la jeune épouse de réussir à innocenter son mari aux yeux du gouverneur, afin d’obtenir la grâce; mais le temps presse…

Le film est tourné en pleine rue, et l’authenticité de la mise en scène fait plaisir à voir. Griffith a choisi de ne pas nommer les protagonistes, autrement que par des groupes nominaux aussi génériques et arbitraires que possible, nommant du même coup ses préférences : Mae Marsh est The dear one (la chère petite, ou la petite chérie) ; Harron est The Boy; Long est le Mousquetaire (Musketeer, tiens donc), etc. Le prologue est selon moi entaché par le jeu de Mae Marsh, à laquelle Griffith demande une fois de plus de jouer la petite fille attardée : chez Griffith, il n’y a pas d’adolescence pour les filles. Elles passent directement de l’enfance à l’âge adulte. C’est en particulier vrai pour Mae Marsh, qui jusqu’à Intolerance n’a joué que des fillettes ou presque, et qui continue ici à se conduire de façon ridicule, gambadant de façon puérile, distribuant des baisers à tous les animaux qu’elle rencontre… Heureusement, les scènes qui suivent la mort du père lui permettent de faire preuve de plus de retenue, et l’équipe qu’elle forme avec Bobby Harron s’en sort très bien. Un magnifique plan de Mae Marsh, au milieu du film, la voit rentrer chez elle après le verdict de condamnation à mort, et son visage fond littéralement au noir sur l’écran: une véritable figure tragique…

Le parcours du personnage joué par Bobby Harron va de l’adolescence, lorsqu’il travaille à l’usine locale avec son père, jusqu’à l’âge adulte, quand il est devenu gangster, aux cotés de Walter Long. Entre les deux, il a perdu son père lors d’une tuerie organisée par une police privée qui a brisé une grève à la demande du patron local (M. Jenkins) : la charge anti-capitaliste est extrêmement virulente, et les images de grève légitime cassée par des milices et des anti-grévistes armés de fusils reste en mémoire longtemps après avoir vu le film. Quoi qu’il en soit, Harron qui était un ado attardé dans The Birth of a nation, qui jouait souvent le grand benêt dans les courts Biograph, est ici totalement convaincant. La subtilité de son jeu, son coté sec, mais pas encore totalement endurci comme l’aurait été Elmer Booth par exemple, cristallise l’affection du public. D’ailleurs si le titre The mother and the law donne l’impression que l’histoire, comme c’est si souvent le cas chez Griffith, tourne autour de la jeune femme, le jeune homme est le principal héros de bien des péripéties. Il lui est même permis de ressentir, suprême audace, les tourments moites et humides de la puberté, surtout face à la tentation, représentée par Miriam Cooper : le fait que celle-ci soit la femme du patron reste un argument de poids pour aller voir ailleurs, et rencontrer Mae Marsh… La question du sexe est ici aussi abordée, par Un Griffith qui a décidément beaucoup évolué: à la fin d’un après midi, lorsque le jeune homme raccompagne la jeune femme chez elle (peu de temps après que Mae Marsh ait perdu son père), il lui fait comprendre qu’il souhaite entrer malgré son refus. Un débat animé s’ensuit, au cours duquel la jeune femme se précipite chez elle, concrétisant par la fermeture de la porte la barrière morale qu’elle est décidée à ne pas franchir. Finalement, à travers la porte, le jeune homme lui fait comprendre que s’ils étaient mariés, elle lui ouvrirait la porte. Régissant favorablement à la proposition de mariage, elle entrouvre la porte, et laisse la tête de Bobby Harron entrer pour un chaste baiser.

La peine de mort, rarement mise en doute en ce début de siècle, est l’objet du final de The mother and the law. Griffith donne son avis à plusieurs reprises ; si il me paraît prématuré de devoir attribuer un caractère abolitionniste à toute fiction mettant en scène un innocent accusé à tort (Clint Eastwood disait qu’avec True Crime / Jugé coupable, en 1999, il ne remettait pas en question la peine de mort, juste son efficacité), Griffith est explicitement amené à prendre fait et cause contre la sentence : lors du verdict, l’intertitre reprenant les mots du juge nous donne l’impression, d’un écho fatal sur le dernier mot: Dead, dead, dead. Plus tôt, un autre titre nous dit : œil pour oeil, dent pour dent, une vie pour une vie, un meurtre pour un meurtre. Il va s’attacher à donner une importance particulièrement grande à l’exécution, aux tentatives de Mae Marsh et de son entourage pour l’empêcher, aux tentatives de confession de Miriam Cooper, et va jusqu’à représenter l’exécution de façon documentaire : ses préparatifs, les circonstances, les acteurs : bourreaux, prêtre, officiers de justice, etc… On l’aura compris, cette omniprésence de la peine de mort est particulièrement notable pour une film tourné en 1915/1916, surtout d’un auteur qui montrait le lynchage d’un esclave violeur comme un acte nécessaire, effectué par les héros de son film précédent… Mais ne parlons pas des choses qui fâchent.

Donc, dans son état actuel, The mother and the law est un film crucial, splendide, qui reprend les choses là ou s’étaient arrêtés A corner in wheat, The musketeers of Pig Alley et The painted Lady, mais on peut se demander s’il y avait besoin d’en ajouter. En effet, le meilleur moyen de voir ce film est aujourd’hui de regarder Intolerance, dans lequel quatre histoires, dont The mother and the law se succèdent, se chevauchent, se prolongent et s’interrompent les unes les autres dans un puzzle unique en son genre. Il convient de se demander pourquoi, de s’interroger sur les intentions de Griffith, qui est omniprésent dans son film, par le biais de ses intertitres, mais aussi de décisions de montage radicales : parmi les commentaires railleurs de certains critiques, il y a eu des voix pour dire qu’il était difficile d’adhérer à un film au cours du final duquel on a peur que l’héroïne Babylonienne, conduisant son char, se fasse percuter par un train… Et c’est l’effet produit par certaines scènes, si on n’y prend pas garde. Pourtant, s’il serait facile de rire avec les railleurs, ou de considérer ce salmigondis indigeste de presque 3h20 comme une ridicule tentative de détourner l’attention au moment ou un insistant procès médiatique en racisme empêche l’auteur de The Birth of a nation de savourer tranquillement son succès, reste que ce nouveau film, unique en son genre, est un évènement cinématographique à chaque vision, y compris 92 ans après.

La réaction de Griffith aux accusations dont il était l’objet à propos de son brulot fascisant fut d’abord d’en appeler au premier amendement (Entre autres, garantissant la liberté de parole et de la presse) et de demander à faire valoir la totale liberté de l'auteur d’utiliser The Birth of a nation pour y exprimer une opinion. Il s’inquiétait notamment de voir des villes ou des états interdire la diffusion de son film, ou en couper de larges portions, afin de garantir la paix civile. Il n’a jamais eu gain de cause, la justice locale considérant systématiquement son film comme un produit commercial et non un organe d’expression. C’est donc en citoyen outragé par une atteinte à sa liberté qu’il va réfléchir à répondre par un film, et tout naturellement considérer son petit film The mother and the law, toujours pas sorti, comme la base d’une œuvre qui pourrait bien s’attaquer à un des maux de l’Amérique moderne. Les premiers ajouts se feront sur l’histoire moderne, dans laquelle, il va ajouter des portraits de réformateurs (Des gens que Griffith n’aimait pas: l’un de ses derniers courts s’intitulait The reformers, or the lost art of minding one’s business en 1913 : les réformateurs, ou l’art perdu de se mêler de ses propres affaires), qui sont dans l’histoire de vieilles filles aigries ne supportant pas de voir la jeunesse ouvrière vivre sa vie d’une façon indécente à leurs yeux. Le capitaliste de l’histoire, Jenkins, est présenté comme un homme froid et coupé des réalités, qui ordonne de tirer sur les manifestants depuis la solitude de son bureau. Les soldats (Ou miliciens, selon les copies) qui tirent sur la foule sont également un ajout par rapport à la première version… Après avoir infléchi son film dans une nouvelle direction Griffith va y ajouter les autres épisodes. Le concept, justifiant le titre final, est d’apporter une comparaison (Explicite d’après les intertitres : maintenant que nous avons vu ce qui se passe à notre époque, intéressons-nous à d’autres temps, durant lesquel, etc) avec The mother and the law: la vie du Christ (Howard Gaye) est donc évoquée à partir de vignettes inspirées de quelques épisodes importants : l’anecdote de la femme adultère, les noces de Cana, la montée au Golgotha, la crucifixion. Ces anecdotes sont généralement liées au thème des scènes modernes qu’elles viennent illustrer de façon allégorique, et le meilleur exemple en est probablement la vision du Christ portant sa croix, précédant de quelques minutes la montée de Bobby Harron à l’échafaud. Une autre histoire utilsée pour un temps relativement limité est une vision typiquement Griffithienne de la Saint-Barthélémy : le massacre de Protestants par les Catholiques, le roi étant poussé par ses conseillers et sa mère, fait écho à l’histoire initiale, et le massacre historique rejoint thématiquement la grève brisée à coups de fusils des débuts du film. Lautre intérêt de cet épisode est de fédérer les protestants avec un rappel de leurs persécutions passées : le film est non seulement Chrétien, il est de plus on ne peut plus Protestant. Le traitement de l’histoire par griffith reste le même que d’habitude : la grande Histoire vue à travers la petite : Eugene Pallette, pas encore ventripotent (mais déjà bonhomme) joue ici Prosper Latour, un huguenot qui s’apprête à se marier, et doit essayer de sauver sa chérie (Yeux Bruns) contre les milices royales et les Catholiques assoiffés de sang. Prétendant défendre les libertés avec son film, Griffith en a semble-t-il pris beaucoup avec la vérité historique.
 


La troisième histoire rajoutée est la plus spectaculaire, et sans la plus difficile à justifier, du moins thématiquement : voir en la Babylone antique un royaume de bonté précurseur de 1915, il fallait oser, surtout lorsque les caméras de Griffith soulignent les spécificités vestimentaires (Ou dépourvues de vêtement, comme les fameuses séquences de 45 bobines dévolues aux prêtresses d’Ishtar, qui me font irrésistiblement penser aux vestales du Castle Anthrax des Monty Python), les coutumes bizarres, et se faisant aider d’intertitres gonflés: ainsi, le marché au mariage, ou les hommes seuls venaient chercher une épouse est-il comparé avec l’époque moderne; pas très différent de notre méthode, nous dit Griffith. En revanche, elle trouve son utilité dans deux domaines: le décor, la présence de batailles spectaculaires (Avec moult détails : décapitation, brulures, amputations, etc….), les mouvements de caméra piqués à Cabiria permettent à griffith de rivaliser avec les peplums Italiens, mais aussi avec lui-même : Après , Griffith pensait que le public n’aurait pas compris que le metteur en scène ne cherche pas à faire plus, toujours plus loin, toujours plus fort… Disons que si la plupart des images qui sont aujourd’hui montrées du film tournent généralement autour de cet épisode, et en particulier des décors extraordinaires construits pour l’occasion, mais aussi des mouvements de caméras qui nous les montrent, c’ets quand même cette partie du film qui gêne le plus, par le jeu ampoulé (Griffith souhaitait aussi copier le jeu délirant de certains films européens, mais ne se rendait pas compte que le naturalisme de ses films modernes était bien en avance. Alfred Paget, Seena Owen, Tully Marshall et surtout Constance Talmadge en font des tonnes, et Elmer Clifton est totalement nul : l’histoire nous conte comment le jeune prince Belshazzar (Paget) va perdre Babylone lorsque le grand prêtre de Bel (Marshall) va donner à Cyrus le moyen d’envahir la ville afin de venger son Dieu, délaissé au profit d’une déesse de l’amour, Ishtar. Le tout est conté avec le point de vue d’une jeune « Fille de montagnes » (Talmadge) qui a eu vent du complot contre son prince adoré, par un soldat amoureux d’elle, mais décidément assez peu doté en matière grise (Clifton). L’histoire sortira en film indépendant elle aussi (The fall of Babylon), mais ce n’est pas une très bonne idée…

Le principal atout, et la principale invention d’Intolerance, c’est bien sur son montage unique : au lieu de faire se suivre les quatre histoires, et de prier pour qu’un lien se fasse dans l’esprit du spectateur après avoir tout vu, Griffith décide de tout mélanger, selon une suite rigoureuse de séquences, toutes empreintes d’une certaine cohésion, du moins au début. L’histoire moderne est la première à être montrée, vite suivie par une introduction à l’histoire Biblique, et le début de la St-Barthélémy, qui commence par une exposition assez classique : le lieu, l’époque, le contexte… On s’attend à un long métrage de facture classique pour les trois histoires. Après un retour à l’histoire moderne, Griffith sort son va-tout avec l’histoire Babylonienne, dont l’exposition, comme celle des autres histoires, est détaillée et suffisamment riche pour qu’on s’attende à de vastes développements. La suite apparemment disjointe et aléatoire d’extraits peut faire penser à un zapping géant, mais elle a une fonction : le spectateur s’abandonne, et sera constamment surpris par les destinations. Ensuite, aucun hasard ici : Griffith nous emmène là ou il veut. Trois des histoires y sont narrées in extenso, et la seule qui soit vraiment épisodique est la moins développée, celle du Christ: Griffith n’y fait qu’une ou deux allusions. Les trois autres sont de véritables histoires cohérentes et développées, mais le déséquilibre entre les trois est criant : La St-Barthélémy ne dure environ qu’un trentaine de minutes, et voit ses séquences, généralement courtes, principalement placées en début et en fin du long métrage. Les deux histoires restantes se partagent 2h30 de temps.

Ce qui frappe, c’est le lien : toutes ces histoires sont liées entre elle par un Griffith narrateur, qui multiplie les interventions sous forme de notes, qui pilote les comparaisons et les digressions et qui assume totalement chaque image avec un aplomb remarquable : heureusement, car ce film est un échafaudage très fragile, et il n’est pas sur qu’ion puisse se reconnaitre dans ce qui est, décidément, une vision personnelle, trafiquée, de l’histoire : on sait ce qu'il faut en penser à propos de The Birth of a nation, c’est la même vision tronquée qui prévaut ; mais le lien artificiel établi, s’il renvoie forcément à l’auteur, renvoie aussi à l’Amérique, celle de 1916, celle de Mae Marsh et Bobby Harron : notre histoire moderne, une histoire humaine, comme étaient humains les gens de l’époque Babylonienne ; une histoire Chrétienne, et plus encore protestante: voilà le pedigree du film, ainsi constitué afin de fédérer le public auquel Griffith le destinait en priorité. Peut-être a-t-il réussi dans ce sens, peut-être non ; les gens n’ont pas vraiment suivi (Même si, contrairement à la légende, le film n’a pas été un échec : il a juste fait un petit succès, mais Griffith a décidé de jouer son va-tout en amenant son film sur les routes, à la façon dont il avait lancé une tournée pour The Birth of a nation, et c’est là que le public a réagi négativement : cette tournée lui a couté une fortune, et s’est avérée un gouffre.) mais l’essentiel est ailleurs : Griffith a bouleversé le cinéma dans un essai unique au monde.

Totalement Griffithien, le film repose sur des genres que l’auteur connaissait bien, et la fluidité et la virtuosité présentes dans la partie moderne nous montrent sa science en matière de narration cinématographique. Les autres épisodes reposent quant à eux sur des bases éprouvées, par l’auteur de ces quelques 400 courts métrages qui vont dans tous les sens, mais aussi de Judith of Bethulia. Il ya aussi une volonté de faire un cinéma de la psychologie (Renvoyant à The painted lady, et incarné ici par Miriam Cooper dont les tourments intérieurs sont exprimés par un visage fascinant) et de pousser plus loin encore les limites de la représentation (Violence, sexe, conditions sociales) dans son style de mise en scène: Griffith est donc chez lui. Il faut ajouter à cet échafaudage l’influence des films Italiens, évidente dans l’épisode Babylonien, tant dans le luxe hallucinant des décors que dans les mouvements de caméra. Griffith n’a de toutes façons pas choisi ses périodes au hasard, et l’a fait pour des raisons esthétiques avant tout: toujours son vieux démon de reproduire le cinéma Européen, celui de Cabiria et de L’assassinat du duc de Guise. Et puis ces périodes l’ont clairement inspiré, notamment en matière de décors : ils sont très impressionnants de bout en bout.

On ne débouche pas avec un tel mélange, sur un film parfait, c’est évident. Le jeu des acteurs dans La Chute de Babylone, les digressions parfois irritantes, il y a de nombreux défauts. Mais que de morceaux de bravoure : Chaque histoire fourmille de scènes, de décors qui s’impriment en nous (Les fameux plans des décors de la partie Babylonienne, avec les mouvements de caméra depuis un ballon captifs, ou encore les mouvements de panique à la fin de la fète, quand Cyrus s’introduit dans le palais : une scène de panique vue au microscope. ), une justesse étonnante là ou on ne l’attend pas : l’histoire de Jésus est d’une sobriété rare, et évite les lenteurs propres à ce genre de sujet : voir à ce titre le film d’Alice Guy (1906) de sinistre mémoire… La Saint-Barthélémy est généralement très intéressante, et deux scènes me restent en tête: la crise de nerfs du roi qui en bave (C'est daiileurs un détail dégoutant) lorsque sa mère et la cour le poussent à signer l’ordre de massacrer les protestants, et la mort de Prosper Latour, tenant sa fiancée morte à bout de bras, face à un bataillon de soldats qui le fusillent littéralement. Il est dans l’entrebaillure d’une porte : Griffith nous le montre criant sa rage, de face, puis nous montre le peloton. Retour à prosper, mortellement touché. Quand il s’écroule, c’est depuis la maison qu’on le voit: Griffith nous implique totalement, avec sa science du point de vue, et nous fait endosser celui des victimes : voilà un exemple de ce coté fédérateur voulu par Griffith pour ce film.

Mais je ne cache pas mon sentiment: l’essentiel du message est à prendre dans l’histoire moderne, dont la présence (environ 1h20), la situation géographique (d’un bout à l’autre du film), et l’avantage de posséder un happy-ending font de manière évidente le principal attrait du film. C’est par cet épisode que Griffith accroche ses spectateurs, qu’il justifie les digressions (La première est d’ailleurs une illustration Biblique, renvoyant de fait à l’âme Américaine), qu’il cimente le tout. Son énigmatique image-lien, celle de Lillian Gish en mère du monde, est sans doute moins efficace (Elle sert quand même d’indication, et est très efficace pour signaler quelques transitions un peu plus dure à avaler) que l’intérêt généré par cette histoire mélodramatique. Là encore, les morceaux choisis sont d’une richesse à couper le souffle : la répression de la grève, frontale et brutale, qui tranche sur le coté petit-bourgeois de Griffith qui pouvait se manifester ça et là dans son œuvre ; la scène du meurtre, ancré sur une multitude de micro-suspenses, tout comme la poursuite finale, avec la voiture de course qui tente de rattraper le train, afin d’empêcher l’exécution. Ayant vu un montage des scènes modernes, dépourvues de tout le reste, je le dis malgré tout ici haut et fort : avec les autres histoires, la force qui se dégage de ce film est encore plus impressionnante. Les digressions informent le tout, prolongent les autres histoires et notamment la partie moderne, et servent un dessein plus élevé que l’enfumage des critiques par un auteur blessé, qui était avouons-le la principale motivation de ce film au départ… Le film Intolerance est un film social génial et excitant déguisé en pamphlet, dont les images fortes impliquent le spectateur dans le bon sens, cette fois. Comment pourrait-on après en penser le moindre mal, quant on ressent l’effet physique du montage, dans les scènes et entre elles, et qu’on assiste éberlué à ce kaléidoscope humain? Intolerance est pour cela un des films les plus importants au monde.

La descendance de ce très long métrage ne pouvait pas être très étendue : comme d’autres films, on peut difficilement s’en inspirer sans le copier. Il est amusant de constater que la plupart des disciples d’Intolerance (Dreyer pour les Pages arrachées du livre de Satan, Lang pour les Trois Lumières, DeMille pour ses Ten Commandments de 1923) ont remis de l’ordre dans leurs films, afin de ne pas perdre le public. Malgré celà, ce qui reste d’Intolerance et de son apport dans le cinéma mondial, c’est cette science de la digression et de la comparaison qui va être une sorte de marque de fabrique vaguement prétentieuse, sur les films de DeMille et Curtiz, et cette tendance à l’allégorie qui disparaîtra à la fin du muet: oui, je pense que sans Intolerance, il n'y aurait pas eu de Manslaughter. Toutefois, un metteur en scène a réussi à reprendre le flambeau de Griffith, et à fait la même chose que lui, imposant un lien unificateur entre trois histoires contées en puzzle : c’est Buster Keaton, avec The three ages. Et en plus, c’est rigolo.

Le relatif échec de Griffith et d’Intolerance mettra un coup d’arrêt à ce type d’expérimentations et Griffith fait désormais des films plus sages : un cycle de films de guerre en particulier (Je n'en ai vu aucun), dont un brulot anti-Allemand qui nous rappelle par sa mauvaise réputation de bien mauvais souvenirs: Hearts of the world(1918). Il ne s’arrêtera pas pour autant d’intervenir en tant que narrateur, et d’abreuver un spectateur qui n’en demandait pas tant de notes parfois limites malhonnêtes (Robespierre, le Bolchevik de la révolution Française dans Orphans of the storm, 1921), mais plus jamais chez lui, nous ne verrons de train risquer d’écraser le Christ en partance pour sa crucifixion pendant qu'un curé Catholique recueille une petite fille Protestante poursuivie par un soldat Babylonien.

 

Versions

Pour finir, il faut s'intéresser aux différentes versions d'Intolerance. Il est remarquable qu'un film aussi épisodique, dont les copies différaient d'une représentation à l'autre, ait été préservé de manière aussi uniforme. Cela dit, il existe plusieurs versions, et je ne parle ni de The mother and the law, ni de The fall of Babylon, les deux longs métrages effectués et sortis en 1919 afin de tenter de capitaliser sur un film commercialement fragile: Intolerance a deux montages distincts, dont les différences sont en fait présentes dans les intertitres, et donc dans les intentions, mais aussi dans deux séquences absentes de la version Kino et de son édition Française chez MK2. La scène de la fusillade, dans la version courante, est montrée avec des policiers (Ou miliciens) qui tirent sur la foule. Un intertitre de l'autre version nous informe que les miliciens en question n'utilisent que des balles à blancs, les morts durant la fusillade seront dus aux balles des employés briseurs de grève de Jenkins. Un épisode de la chute de Babylone est également présent (Et répertorié dans le découpage publié par les Cahiers il y a quelques années maintenant) mais il est clairement redondant. Son seul argument est de représenter une rencontre plus importante entre Balthazar et la fille des Montagnes (qu'on retrouve d'ailleurs dans The fall of Babylon, dans sa version "long métrage" de 1919). Une séquence supplémentaire, enfin, donne à voir la fin de l'intrigue moderne avec le bébé qui est rendu à la petite famille une fois le mari innocenté. C'est sans aucun doute une fin alternative, dont l'intention était de finir de rassurer dans les chaumières. Une question toutefois: et Miriam Cooper, qu'advient-il d'elle? Dans le film, on la voit quitter la prison bras-dessus bras-dessous avec Tom Wilson, le futur policeman de The Kid. Elle vient de confesser un meurtre, pourtant... Aucun changement dans cette version à ce sujet. Bon, si vous souhaitez voir ces images supplémentaires, elles sont sur une des versions restaurées il y a une dizaine d'années, parfois éditées (Un DVD TF1 a existé, mais il est indisponible à ce jour). Cette version provient d'une copie tirée en 1917 et disponible au DFI de Copenhague.

 

La version la plus communément répandue, en 13 bobines, provient d'une ressortie basée sur un remontage (1926) par Griffith de la version de 1916. c'est la version qui fait autorité aujourd'hui, dans laquelle apparemment les intentions de Griffith apparaissent le plus clairement, sans doute. Il est permis d'en douter, d'autant que ce montage survient 10 ans après la sortie, d'une part, et que à ce stade, le destin du film était scellé, faisant du film plusou moins un flop; je reste persuadé que le metteur en scène n'a pu qu'altérer un peu son film... Difficile de pouvoir l'établir, pourtant, en l'absence d'une authentique copie d'origine. Mais toutes les autres "incarnations" du film (la copie Danoise, et les deux longs métrages de 1919 tirés des histoires individuelles) possèdent des variations, et surtout des développements qui n'y sont pas présents.

 

Cette version "officielle" par défaut s'accompagne aujourd'hui d'une disponibilité des deux films de long métrage qui ont été retirés du fiasco. Si The fall of Babylon est une restitution de l'essentiel du découpage de cette portion d'Intolerance avec quelques chutes pour agrémenter le tout, The mother and the law dans sa version de 1919 est un long métrage de 99 mn, qui ajoute de nombreux développements -et redondances, on ne se refait pas- à ce que contient le film de 1916. Tout me semble dater de 1915-1916, et c'est peut-être le long métrage prévu avant que Griffith ne bouleverse ses plans. Il est aussi fort, et possède les mêmes combats qu'Intolerance, mais dans ses ajouts, donne plus de vie à Mae Marsh et Bobby Harron... Et ajoute un détail sordide: la mort du bébé... Je pense que ce film contient au moins 20 minutes inédites, fragments disparates ou fascinants d'un puzzle qui n'a pas fini de nous intriguer.

 

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Muet 1916 Lillian Gish **
17 août 2024 6 17 /08 /août /2024 17:39

Il y a fort longtemps, en Ecosse, les Clans Campbell d'un côté et MacDonald de l'autre se vouent une haine sans limites... Quand le corps sans vie d'un MacDonald est retrouvé, sa famille n'a pas besoin de chercher bien loin les coupables! D'expéditions punitives en tentatives de réconciliation, les deux familles se jaugent sans jamais qu'une d'entre elles ne lance une grande attaque.

Mais ça va changer, car lors d'un raid, les MacDonald ont enlevé Enid Campbell, la fille du maître de l'autre clan. Sauf qu'elle va tomber amoureuse du jeune MacDonald! Et de son côté la cousine d'Enid, Annie Laurie (Lillian Gish) a rencontré Ian (Norman Kerry), l'ainé des fils du vieux MacDonald (Hobart Bosworth), et en dépit de ses fiançailles avec l'infect Donald Campbell (Creighton Hale), elle est prête à se laisser tenter...

Robertson est un réalisateur qui ne brille pas par son originalité, mais plutôt parson efficacité sans chichis... Et dans ce film, il délivre exactement ce qui lui était demandé, à savoir une romance suffisamment marquée et suffisamment illustrée par les clichés attendus (voyons... kilt, tartan, bonnets, chardons, et les mots "Lass", "Bonnie", "Ye", et "Aye" à longueurs d'intertitres... Nous sommes donc face à un film réalisé à la MGM, qui devrait avoir tout du plaisant, de l'efficace, et sans aucune profondeur psychologique.

Sauf que... la production est tombée entre les mains de Lillian Gish. Cette dernière a toujours minimisé la présence de ce film dans sa carrière, sans doute parce que sa mère était tombée malade durant le tournage et qu'elle n'avait pas estimé y avoir mis autant d'elle-même que dans son précédent film, The scarlet letter. C'est vrai.

Mais... Même si elle n'a pas été au bout de ses capacités, sa façon de travailler a eu un effet sur toute l'équipe du film: c'est extrêmement soigné, et l'actrice, pour laquelle l'importance des répétitions n'était pas un vain mot, a réussi à obtenir de l'ensemble du casting un certain sérieux. Et elle est fidèle à la pratique de son art: quand Lillian Gish incarnait un personnage elle jouait de tout son corps et ça se voit. Elle donne d'ailleurs vie à des scènes d'amour avec ce grand nigaud de Norman Kerry, et ça il fallait le faire... Fidèle à ses valeurs elle tend constamment vers la tragédie, même si le studio ne la laisse pas faire, et d'ailleurs, il est difficile de prendre ce film même très soigné au sérieux. Ca fait partie de ses charmes...

Restauré et réédité avec son final en glorious Technicolor, accompagné d'une partition splendide due au talent de Robert Israel, c'est une résurrection inattendue, et un plaisir constant.

 

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Published by François Massarelli - dans ** 1927 Lillian Gish Muet Technicolor
19 février 2023 7 19 /02 /février /2023 18:01

Lillian Gish, malgré le fait que le réalisateur l’avait forcément remarquée en cet été 1913, restait dans des films comme The Musketeers of Pig Alley, ou The battle at Elderbush Gulch, cantonnée dans les jeunes ravissantes idiotes. On sait que Mae Marsh, souvent traitée de la même façon, aura sa revanche avec Intolerance, mais pour Lillian Gish c'est The mothering heart, tourné en avril, qui lui offrira une occasion en or d'interpréter un rôle à la juste mesure de son talent.

Ce film me semble, sans forcément être une réussite totale, d’un très haut niveau malgré tout : il s’agit d’une histoire domestique, psychologique dirait-on, qui renvoie à ces petits films délicats, «de femme», que sont The painted Lady ou The New York hat. Après Blanche Sweet ou Mary Pickford, c’est au tour de Lillian Gish de se voir confier le rôle principal d’un film difficile. Elle y est magistrale, et le film repose entièrement sur ses épaules:

elle y est une jeune femme récemment mariée, dont le mari rapidement lassé fricote avec une intrigante. Elle le quitte, a un enfant en son absence, et après la fin de l’idylle extraconjugale, le mari retourne voir son épouse au moment de la mort de leur enfant. Le prologue, centré sur Lillian bien sûr, nous informe qu’elle a des doutes sur le mariage éventuel avec son petit ami, ce qui va renforcer le caractère sacrificiel de ses actions.

Griffith avait sans doute besoin de ces précisions pour son argument, mais Lillian Gish non: le public est de son coté lorsqu’elle quitte son mari volage, et la force de son regard, principal ingrédient de son jeu d’actrice sur ce film, fait mouche dans les nombreuses scènes d’intérieur (elle est, bien sûr, une jeune ménagère, et est filmée souvent dans sa cuisine, au chevet de son bébé…).

Un autre atout, qu’elle rappelle entre d’autre merveilles dans son indispensable biographie, c’est sa capacité à mettre en relation les accessoires (meubles, vêtements, ou ici une tétine très symbolique) et les émotions de son personnage: Griffith utilise beaucoup cet aspect de son jeu dans The Birth of a nationTrue heart Susie ou Broken blossoms. Ici, ce talent culmine dans le seul moment où Lillian, filmée en plan large, se laisse aller. Dans une soudaine flambée intérieure de violence, elle laisse éclater sa rage en détruisant des arbustes avec un branchage ramassé par terre. Après quelques secondes, elle se recompose et reprend son quant-à-soi. Un moment qui fait froid dans le dos, tant les évènements accumulés ont permis au public d’épouser son point de vue la distance de la caméra laisse le public profiter du coté soudain et incontrôlable de (court) accès de colère.

Il était sans doute ambitieux de conter ce drame domestique, de montrer subtilement l’adultère, l’abandon, le sacrifice de la femme qui décide de retourner chez sa mère, tout en lui donnant raison. Mais Griffith, sans doute enivré par la performance de son actrice, a étoffé son film, et l’a prolongé au-delà des limites de la bobine: il dure 23 minutes. Le metteur en scène a fait construire un décor spectaculaire, afin de montrer la genèse de l’adultère : le mari et la femme sortent dans un lieu de plaisir un peu canaille, et la jeune femme est mal à l’aise devant l’atmosphère enfumée et avinée, mélange de sophistication et de vulgarité, symbolisée par des danses toutes plus ridicules les unes que les autres (danses de nymphes en toge, danse apache à la Feuillade, etc…). Ces scènes, qui établissent la rencontre de l’homme avec sa future maitresse, sont assez maladroites: le montage n’aide pas l’éparpillement de l’attention du spectateur, et elle soulignent à trop gros trait les différences entre l’innocence charmante et le coté « prostituée » de la maitresse : c’est donc d’un Griffith moraliste qu’il s’agit; on s’en serait passé, tant le drame vécu sous nos yeux par Lillian Gish est entièrement captivant et suffisant.

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Muet Lillian Gish
16 février 2023 4 16 /02 /février /2023 18:05

Tourné en octobre 1912 sur un scénario qui n’a une fois de plus pas peur d’entremêler savamment les histoires et les personnages, The musketeers of Pig Alley est un grand film... Un jeune couple, un musicien (Walter Miller) et sa femme (Lillian Gish), vivent dans des conditions précaires à Manhattan, dans un immeuble fréquenté par une bande de malfrats dirigés par Elmer Booth et Harry Carey. Le musicien s’en va pour faire fortune, et lorsqu’il revient, il est agressé et volé. Il part à la recherche de la bourse d’argent qu’on lui a subtilisée, et pendant ce temps, son épouse un peu frivole va se laisser plus ou moins draguer par un malfrat d’une bande rivale (Alfred Paget). C’est le gangster joué par Booth qui va sortir la jeune femme des griffes du dragueur, et cet événement va entraîner une guerre des gangs, dont Booth et ses amis vont sortir vainqueurs. A la fin, le musicien profite de la confusion pour reprendre son argent, et le jeune couple fournit un alibi au gangster.

Bien que l’histoire soit accomplie, que tout soit en place et que dans l’ensemble tout soit rentré dans l’ordre (le gangster a procédé à un massacre, mais il a un code: il aurait pu tenter de séduire la femme du musicien, mais ne l’a pas fait, même s’il désapprouve du choix douteux qu’elle a fait. C'est un homme qui possède une morale!), le dernier plan est fascinant, et riche en mystère et en confusion: alors que le policier qui voulait l’arrêter laisse Booth seul dans la cage d’escalier de l’immeuble, une main apparaît à droite, avec des billets de banque. Quelqu’un confie donc cet argent avec pour mission (la main esquisse un geste très clair en ce sens) de le donner ensuite au policier. Le fondu final laisse le spectateur sur ce mystère. Une manière de déplacer le point de vue sur ce qui reste un film vaguement immoral (les héros se comportent tous en dehors de la loi) vers un faux commentaire vaguement critique? une façon d'ouvrir sur la vraisemblance d’une histoire dans laquelle on peut voir l’influence d’une mafia? Un commentaire critique, voire franchement satirique sur la corruption de la police New Yorkaise?

Le manque de solution est finalement la meilleure façon de laisser le spectateur en chercher une. Du reste, la réaction de Booth est géniale: il se gratte la tête, à la fois surpris et très amusé par l’offrande qu’on lui demande de faire passer…

Le génie de ce film ambigu est dans sa mise en scène, dans sa complexité qui n’est pas même un obstacle à sa réussite. Si le tournage en pleine rue est souvent évoqué, c’est malgré tout une figuration et un sens de la composition qui doivent plus à Griffith qu’aux passants qu’on voit ici à l’œuvre. On peut penser aussi à Feuillade: ces beuglants New-Yorkais infestés de gangsters interlopes (Carey, au maquillage charbonneux et à la casquette blanche est tout droit sorti d’un Fantomas) trouveront une rime avec les bars d’apaches dans lesquels s’ébattront Musidora et sa clique dans Les vampires quatre ans plus tard. Et puis, il y a la guerre des gangs, annoncée par une suite de plans splendides: en terrain neutre (une salle de danse) les gangs se jaugent, mais ne vont pas plus loin. Chaque gang suit son leader et sort, lentement, prenant le temps d’occuper l’espace. Un plan commence par la description des «activités» de la bande de Booth dans son quartier général : un terrain vague entre deux maisons, puis ils sortent du champ par la droite ; à ce moment précis, l’autre bande intervient et les gangsters s’installent derrière des tonneaux (Fantomas, encore !) et autres objets : un seul plan pour unifier les deux gangs dans la lutte est une lutte pour le territoire… Un autre plan voit Booth et ses sbires arriver, et Booth, en longeant un mur situé à droite de la caméra, s’approche de celle-ci autant qu'il soit possible de le faire, toujours sur la droite, jusqu’à ce que son visage, et ses yeux parfaitement expressifs, emplissent un bon quart du cadre. Derrière lui, les seconds couteaux menés par Carey ne font pas tapisserie pour autant. Plan sublime, qui en dit long sur le fait que ces gars-là ne rigolent pas: la tuerie qui s’ensuit en témoigne.

Un regret? Oui, bien sûr : comme d’habitude jusqu’ici, le rôle dévolu à Lillian Gish laisse encore à désirer: c’est pour l’instant une ravissante idiote, une délurée prête à tromper son mari (Un violoniste: c’est-à-dire un nigaud ou un poète, ou les deux…). Griffith se rattrapera, Lillian aussi… Elle a droit, par contre, a un petit truc rigolo : lorsque son mari se fait attaquer dans le hall d’entrée de l’immeuble, elle l’entend, et va voir ce qu’il se passe. Un plan sonore, donc, avec une réaction parfaitement équilibrée : pas de regard caméra, de main utilisée en écouteur, ni d’intertitre «Ah ça ! Que se passe-t-il?». Ca rattrape un peu, déjà.

 

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Muet Lillian Gish
16 février 2023 4 16 /02 /février /2023 17:58

Ce film aurait pu être l'occasion d'un prêche de Griffith, mais il échappe au pamphlet: ici, le suspense retrouve droit de cité. Les acteurs du film sont nombreux, et on retrouve dans les rôles principaux Henry B. Walthall, de retour à la BIograph, et qui bénéficie ici d’une direction parfaite, et Lionel Barrymore. Bobby Harron est le cambrioleur du titre; Harry Carey, déjà aperçu dans diverses silhouettes, joue un gangster qui force la main du jeune Bobby; enfin, les femmes font ici tapisserie, elle serviront néanmoins:

Barrymore, un homme à qui tout réussit (argent, femmes: Lillian Gish, entre autres), s’attire la jalousie de son frère Walthall. Un jour, celui-ci explose et frappe son aîné qui s’écroule inconscient. Persuadé d’avoir tué son frère, le jaloux (le faible, nous dit Griffith dans un intertitre) va se cacher, au moment ou un cambrioleur réticent s’introduit dans la maison. Comprenant le parti qu’il peut tirer de la situation, le frère va chercher la police, et celle-ci confronte bien vite le malfrat, dans une séquence que le jeu de Bobby Harron, juvénile mais déjà génial, transforme: il comprend très vite le piège dans lequel il est tombé, et est parfaitement convaincant dans ses dénégations. Lorsque le frère assommé se réveille, Harron comprend qu’il échappe à la chaise, et le grand frère pardonne le jaloux.

Le titre du film se justifie par le dernier plan, dans lequel Harron qui sort de prison refuse de replonger, et est soutenu contre son ex-patron par la police, qui l’aide à filer droit. Le suspense ici est intéressant dans la mesure ou c’est un bandit (Ni volontaire ni doué, admettons) qui s’attire la sympathie du public, mais aussi par la complexité du dispositif mis en place par Griffith : de Walthall et sa panique d’avoir tué son frère à Harron et cette obligation dans laquelle il s’est fourré d’aller effectuer un cambriolage, en ajoutant le transfert des soupçons sur le plus jeune, c’est un échafaudage qui est, heureusement, réussi.

 

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Published by François Massarelli - dans Muet David Wark Griffith Lillian Gish
23 décembre 2022 5 23 /12 /décembre /2022 09:38

Une crise majeure couve dans une petite institution psychiatrique privée, dont le médecin principal Stuart McIvers (Richard widmark) est très attaché à la notion de faire participer les patients (parfois réunis dans un "conseil d'administration" très convivial) à l'organisation et la vie de la clinique. Les problèmes pourtant existent, entre les patients et leurs médecins et infirmières (une d'entre elles, par exemple, tend à se mêler de trop près de la vie privée de ses patients, notamment l'un d'entre eux dont elle déplore l'alcoolisme); entre les médecins eux-mêmes: des luttes de pouvoir existent en effet entre le docteur Devanal (Charles Boyer) qui travaille pour la clinique depuis 25 ans, et le jeune et dynamique McIvers, et par-dessus le marché l'intendante et comptable de l'établissement, une célibataire endurcie et peu réputée pour sa tendresse, nommée Victoria Inch (Lillian Gish), souhaite manipuler les actionnaires pour influer sur la direction de l'établissement...

A ces problèmes institutionnels viennent s'ajouter des problèmes privés: Stevie (John Kerr), l'un des patients, est troublé et suicidaire, persuadé qu'il ne rencontrera jamais l'amour; Karen McIvers (Gloria Grahame) n'en peut plus de devoir passer après la clinique dans les priorités de son mari; celui-ci est attiré par une jeune professeure d'art plastique, Meg Rinehart (Lauren Bacall), une veuve qui le lui rend bien; et Madame Dévanal (Fay Wray) sait pertinemment que son mari, qui boit, la trompe en permanence (il va même faire une tentative avec Karen) mais elle craint le moment où le reste du personnel va s'en émouvoir...

Ce qui déclenchera le drame dans le film est une histoire de rideaux, qui va être un révélateur impliquant absolument tout le monde: un conflit éclate entre Victoria et Karen, l'une cherchant à économiser sur les rideaux à acheter et l'autre cherchant à imposer sa marque sur la clinique; Meg et Stuart envisageaient de confier la réalisation des rideaux à ses patients, et le Dr Dévanal essaie d'exploiter la situation pour écarter Stuart de la direction de la clinique... Pendant ce temps, Karen se languit de plus en plus de son mari et commence à sortir seule. Le film adopte au fur et à mesure une posture symbolique, tout ce qui se passe dans la clinique devient une métaphore d'une famille en proie à des conflits. A plusieurs reprises d'ailleurs, les patients sont assimilés aux enfants d'un couple qui serait représenté par Stuart et Meg... Cette impression d'intimité familiale est renforcée par les scènes qui font intervenir le quotidien d'un couple, en l'occurrence Stuart et Karen, dans sa vérité: une scène durant laquelle Karen attend fébrilement que son mari vienne la rejoindre dans la chambre, et une autre où Widmark suit son épouse dans la salle de bains, et ils se querellent pendant qu'elle prend sa douche: nous ne voyons que le haut du buste de Gloria Grahame, mais nous savons que Widmark lui, voit son épouse nue. Et pourtant, ni gêne ni ferveur, juste une habitude quotidienne dépourvue de la moindre passion, et probablement du moindre sentiment.

Minnelli est très à l'aie avec une mise en scène qui joue sans effort apparent à la fois du Scope qui était à ses débuts, et des plans-séquence qu'il permet. Dans l'espace de l'institution, il fait jouer ensemble tous ces acteurs chevronnés (et quel casting, au passage! j'ai mis de côté les participations d'Olive Carey et Oscar Levant) ensemble et le drame qui couve et les tensions qui effleurent en deviennent palpables. Le film est aussi baigné de couleurs moins franches et plus subtiles, plus chaudes également, de l'Eastmancolor, Minnelli poursuivant ainsi son exploration magistrale de la couleur et des es nuances, dans un film où la peinture et l'art jouent un rôle non négligeable.

 

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Published by François Massarelli - dans Vincente Minnelli Lillian Gish
27 juin 2022 1 27 /06 /juin /2022 15:02

1934, New York: Eben Adams (Joseph Cotten), un peintre qui ne parvient pas à joindre les deux bouts rencontre une énigmatique fillette, Jennie Appleton (Jennifer Jones). Celle-ci l'enchante par son entrain, mais l'intrigue par son discours qui parfois ne fait pas vraiment sens... Ils vont se revoir, et à chaque fois Jennie sera plus âgée, plus mûre. Eben fera même son portrait, mais se rendra compte aussi que la jeune fille est une apparition surnaturelle, et que son destin n'est pas brillant...

Ce dernier point est, sans aucun doute, une marque d'indulgence à l'égard du personnage d'Eben: car il faut beaucoup de temps avant que le peintre ne comprenne que Jennie est selon toute vraisemblance un fantôme, alors que nous le comprenons sans doute dès la première scène: l'anecdote du théâtre, et la discussion sur le Kaiser auraient quand même du lui indiquer que quelque chose ne tournait pas rond... Mais le film est, en réalité, bien plus une fable qu'autre chose, et nous pousse à accepter cette apparente incohérence, qui à défaut d'être logique, sert assez bien la narration en installant les personnages et les spectateurs dans une continuité qui donne de l'importance à l'évolution de Jennie, et à l'amour naissant d'Eben, clairement ensorcelé...

Et le refus de faire peur, la douceur de Jennie (Jennifer Jones est constamment sur le fil du rasoir entre délicatesse et mièvrerie, et elle s'en sort bien), servent bien ce qui est avant tout un conte. Nous sommes ici à des années-lumière du film d'horreur, et Dieterle se met tout entier dans les pas d'Eben, et nous avec. Nous le suivrons donc dans son "enquête" sur celle dont il ne parviendra que tardivement à comprendre qu'elle est déjà morte, et qu'elle a établi un lien avec le peintre à travers l'au-delà... L'occasion pour Dieterle, et David O. Selznick, de tenter une dernière bobine qui est remplie d'effets spéciaux: une séquence de tempête, étonnante et parfois un peu maladroite, mais dans laquelle la science de la mise en scène apprise en Allemagne derrière Murnau, sert particulièrement bien le réalisateur; des filtres, vert et orange, qui créent une atmosphère étonnante, et enfin, un plan, un seul, en Technicolor, probablement à l'imitation d'Albert Lewin qui avait dans The picture of Dorian Gray usé du stratagème de la couleur dans un film en noir et blanc, pour mettre en relief un tableau... 

Et Dieterle sort aussi une autre carte gagnante: Lillian Gish, pour cinq minutes en compagnie d'un personnage de nonne. Celle qui avait tant insisté en 1923 pour tourner The White Sister pour Henry King, est ici parfaitement à l'aise pour incarner la religieuse préférée de Jennie.

 

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Published by François Massarelli - dans William Dieterle Lillian Gish
4 mars 2020 3 04 /03 /mars /2020 16:11

Sans être aussi connu que Broken Blossoms, ou aussi flamboyant que les énormes Birth of a nation et Intolerance, cette petite comédie tendre et à la petite musique douce et nostalgique est un bien beau film: avec Lillian Gish, bien sur, dont le point de vue reste le principal point d'ancrage d'une narration souvent douce-amère , mais aussi avec Bobby Harron, dont c'est l'un des derniers rôles en vedette pour Griffith.

Je ne reviendrai pas en longueur sur les circonstances tragiques et jamais élucidées de sa mort (On estime qu'il se serait suicidé en raison du choix de Richard Barthelmess pour interpréter Way Down East), mais c'était une grosse perte: on connaît son interprétation magistrale du "Garçon" de Intolerance, et son visage juvénile (ici, il a 26 ans) et malléable lui permet dans True Heart susie d'interpréter de manière convaincante un pré-ado aussi bien qu'un jeune adulte.

L'histoire, située dans l'Indiana, est la chronique rurale d'une petite communauté à l'écart des bouleversements du monde, dans laquelle vivent Susie (Gish) et William (Harron); inséparables, ils se sont aimés comme des enfants jusqu'au jour où par un stratagème, la jeune fille a réussi à envoyer William à l'université, sans lui révéler qu'elle était sa bienfaitrice. Revenu quelques années après et devenu pasteur, il se marie avec la première pimbêche venue (Clarine Seymour, qui allait bientôt décéder aussi), mais Susie souffre en silence car elle sait que ce mariage est une erreur, non seulement de son point de vue à elle, mais aussi par rapport à William qui ne se rend pas compte que sa femme le mène en bateau...

Une fois accepté le trou béant du scénario, par ailleurs typique du mélo facile (Mais pourquoi diable Bettina -Seymour- se marie-t-elle avec William?), le film est un enchantement, basé sur la dichotomie propre au muet (Et si bien illustrée par les films The Kid Brother de Harold Lloyd, Tol'able David de Henry King ou même en plus complexe et intérieur, l'inégalable Sunrise de Murnau) de l'opposition entre une ville qui corrompt, et une campagne authentique et sincère, les deux étant symbolisées par une femme. Le film déroule tranquillement sa trame, à coupe de séquences ponctuées d'intertitres avec clins d'yeux permanents d'un Griffith narrateur, dans un style lumineux et forcément doux.

Mais bien sur, les fans de Lillian Gish sont à la fête, avec une Susie qui ne se laisse jamais aller à devenir une figure tragique, restant du début à la fin une femme-enfant: elle a déjà, par un deuil précoce (Elle est orpheline) une certaine maturité, qui la pousse à se comporter en vraie grande soeur avec ce grand nigaud de William, mais grandie trop vite, elle garde en adulte son allure d'enfant. Le contraste avec Bettina est assez peu subtil, mais Griffith et Clarine Seymour ont bien chargé le personnage, avec un certain succès: il ne s'agit pas ici de faire dans le réalisme, et la comédie se satisfait de cette exagération. C'est d'ailleurs un film pour lequel on convoquerait volontiers les comparaisons avec les grands longs métrages burlesques: Keaton s'inspirera de cette veine Griffithienne dans The goat, ou dans Our Hospitality. Sinon, j'ai déjà fait allusion à Harold Lloyd, mais le jeu de Lillian Gish fait aussi penser à Harry Langdon, en particulier par sa lenteur, son décalage, et l'importance de ses yeux par rapport à un corps dont elle souligne la gaucherie.

Après une séquence un peu plus relevée, dans laquelle Bettina fait face à son destin, et doit affronter les conséquences de ses mensonges, une tempête et la maladie, le film permet aux amoureux d'avoir une seconde chance, et on les revoit une fois de plus, à distance, par le souvenir des enfants qu'ils ont été. On est loin du cynisme, du tumulte des grandes épopées, on est en pleine Americana, et que voulez-vous, on en redemande... On retrouvera une partie de cette atmosphère dans Way Down East.

https://www.youtube.com/watch?v=NxpjXrzWW4Q

 

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Muet 1919 Comédie Lillian Gish *
23 février 2019 6 23 /02 /février /2019 17:22

Peu importe la religion: ce film est l'histoire de gens qui trouvent la force intérieure de faire bouger les choses, comme finalement d'autres films du même metteur en scène, Tol'able David (1921) ou le magnifique The winning of Barbara Worth (1926) en tête. Ajoutons pour faire bonne mesure un désastre naturel, ici une éruption, pour appuyer les passions; par ailleurs le fait que dans celui-ci les acteurs principaux soient Lillian Gish et Ronald Colman est évidemment une garantie de qualité, d'émotions, de spectacle enfin. En 2 heures et 20 minutes, on n'est absolument pas déçu... Ce film hors norme, tourné partiellement en Italie sur les lieux même du drame, est sans doute le film Américain le plus proche des inspirations des romantiques Européens, tout en les supplantant allègrement!

Et pour commencer, le film conte dans ce qui ressemble à un mélodrame classique, à Naples, la lente déchéance d'Angela Chiaromonte (Lillian Gish), qui un jour perd son père (Charles Lane); sa demi-soeur (Gail Kane) qui la hait se débrouille pour la déposséder de tout, et elle n'a plus que l'amour de son beau capitaine, Giovanni Severi (Ronald Colman); mais celui-ci est envoyé en mission en Afrique, et vite considéré comme mort. En apprenant la fausse nouvelle, Angela perd tout, et décide bien vite d'entrer dans les ordres. Et bien sûr à ce moment, Giovanni revient, bien décidé à se marier avec sa bien-aimée. Pendant ce temps, le Vésuve gronde, et se prépare à entrer en éruption...

Ce n'était d'ailleurs pas une trop grosse surprise, car parmi les nombreux protagonistes, on trouve le frère de Giovanni : contrairement à ce dernier, le professeur Ugo Severi (Gustavo Serena) s'est entièrement dédié à l'observation de l'évolution du Vésuve, dans le but de réussir à prévoir et surtout éviter un nouveau drame du à une éventuelle éruption. Il a dans son observatoire installé une machine qui enregistre l'activité du volcan, doté de voyants qui vont assez souvent être dans le champ, suffisamment visible pour qu'on puisse voir nous aussi comment évolue la situation : aussi bien volcanique que dramatique car dans ce film on s'en doute, les deux sont liés...

King profite de la longueur du film pour asseoir au maximum sa situation, et profite aussi de ses décors: le film a été tourné en Italie, et ça se voit! Il laisse une grande latitude aux acteurs, ses deux principaux en particulier, et Lillian Gish en profite pleinement, faisant passer son Angela par une évolution profonde, de sa post-adolescence à la maturité d'une femme de caractère. Dans ce qui est sa première aventure post-Griffith, c'est elle qui semble porter le film, d'ailleurs bâti autour d'elle. Le principal propos, une réflexion engagée sur le conflit propre à chaque humain entre le spirituel et le corporel, reste d'ailleurs partie intégrante de l'univers personnel et intime de l'actrice, qui doit ici composer avec une obligation, celle d'embrasser son partenaire dans quelques scènes-clé. On sait (les anecdotes du tournage de La Bohême en attestent) que c'était toujours quelque chose que l'actrice faisait tout pour éviter...

Justement, Colman est fidèle à lui-même, fort et séduisant. C'est Giovanni qui a le plus de mal à avaler la situation à son retour, et la scène ou il découvre la vérité passe par une implication physique formidable: il est venu au couvent retrouver son frère qui y est hospitalisé (Celui-ci a craqué, et risque fort de laisser le volcan se réveiller sans lui). Durant le début de la scène, alors qu'il attend, il ne prète aucune attention à le jeune nonne qui passe, et qui ne le voit pas non plus. Nous qui savons, attendons avec un suspense de plus en plus fort le moment ou ils réaliseront tous deux... La confrontation risque d'ailleurs de tourner à l'avantage de Giovanni: Colman est une force de la nature dans cette scène qui à la fin ne retient plus rien en matière d'émotion. Elle installe le fil rouge de la dernière partie: la volonté de l'un de mener une vie ensemble, à deux, contre le voeu de l'autre de se dévouer à la religion. On retrouve une autre scène forte entre les deux, où Lillian Gish, cette fois, mène la barque: Colman l'a attirée dans un stratagème qui vise à la faire signer un papier dans lequel elle renonce à ses voeux. La soeur, sans presque rien faire, fait comprendre à l'homme que c'est peine perdue...

Pendant ce temps, le vésuve ne menace plus, il attaque: la scène a lieu dans l'observatoire du frère de Giovanni, et un voyant peu discret nous informe de l'évolution dramatique du flot de lave.Bien sûr, comme dans Way down east ou La Bohême, Lillian Gish traduit de façon physique sa force de volonté dans des scènes nocturnes de toute beauté, ou elle affronte de métaphoriques tempêtes, avant de recueillir la confession de sa demi-soeur et de la pardonner avant son dernier souffle.

Renoncement, sacrifice, force intérieure, altruisme, rédemption... les mots ne manquent pas pour désigner les notions qui définissent les personnages et leur parcours. Encore une fois, on est dans le même esprit que pour Tol'able david: il n'est pas nécessaire d'être religieux pour apprécier ce film, habité d'une force peu commune, et d'une cohérence rare : si pas un seul des attributs du mélodrame ne manque, ils ont cette fois tous un sens, un vrai... Et la longueur du film (plus de deux heures) permet à King de prendre son temps et de donner à chaque personnage une vraie substance, en s'abstenant de trop sacrifier au manichéisme : du reste, à part la grande sœur, il n'y a pas vraiment de méchant ici. On appréciera aussi de quelle façon le metteur en scène nous prépare dès la scène de présentation à affronter la crise intérieure et mystique de son héroïne : la première fois que le public « voit » Angela, c'est en fait uniquement pas le biais de ses yeux quand la jeune femme, mi-attendrie, mi-fascinée, assiste aux prières incandescentes de son père très pieux. Cachée derrière une grille, son attitude à peine entrevue (mais la force des yeux de Lillian Gish suffit) tranche radicalement avec celle de sa sœur, qui attend irritée la fin des prières de son père en grillant une cigarette...

Plus tard, il continue en nous montrant un portrait sublimé qui annonce à Angela elle-même que son destin est au-dessus des hommes, mariée à l'au-delà : tel le portrait d'une autre Angela (Janet Gaynor dans Street Angel (1928) de Frank Borzage), le tableau va montrer symboliquement que seule la sainteté lui apportera sa raison d'être. Et dès lors son destin est tracé... Et celui de Giovanni, qui devra trouver une autre raison de vivre ou de mourir, tout en prenant la place de son frère, est scellé.

Et puis comment ne pas parler de deux morceaux de bravoure, situé de part et d'autre de la première partie: dans une scène qui correspond à la fin de son adolescence, Angela qui est allée se promener, et a croisé son beau capitaine, se laisse aller à danser quand elle entend la musique jouée par des gitans qu'elle entend depuis la rue, alors qu'elle est au fond de son jardin en compagnie de sa préceptrice. celle-ci, patiente, la laisse faire... Et Gish se lâche complètement: Angela n'a pas encore fait le deuil de son corps, et dans quelques instants elle escaladera un mur pour mieux voir et entendre les musiciens: debout sur le mur, elle verra son beau capitaine de nouveau, et celui-ci devra faire à son tour une ascension pour la rejoindre... Enfin, la dernière scène très notable est donc située à la fin de la première partie: Angela a appris la fausse nouvelle de la mort de Giovanni, et se laisse complètement aller à une crise d'hystérie mémorable dans laquelle l'actrice rappelle qu'elle interprète une femme-enfant, et où elle convoque à la fois le souvenir d'Elsie Stoneman, et celui de Lucy Burrows. Les connaisseurs apprécieront...

 

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Published by François Massarelli - dans Muet Lillian Gish Henry King 1923 *
3 février 2019 7 03 /02 /février /2019 16:32

A l'origine, je pense que ce film devait surtout être, dans l'esprit de son créateur principal David O. Selznick, une occasion de faire "un petit western", et en même temps un prétexte pour retravailler avec King Vidor, en souvenir de la petite escapade Polynésienne de Bird of Paradise (1932). Mais Selznick étant Selznick, ça a quelque peu dégénéré: plus de Technicolor, plus de stars, plus de scènes, plus d'érotisme bien lourd, plus de tout... Le résultat n'est pas, à mon sens, un film de Vidor. C'est du reste ce qu'en pensait le réalisateur lui-même. Ce n'est d'ailleurs pas non plus un film qu'il puisse totalement renier, le scénario reprenant un certain nombre de figures qu'on retrouve dans son oeuvre, et qui pour certaines allaient attendre un peu...

Pearl Chavez (Jennifer Jones), la fille d'un gentleman Sudiste déchu (Herbert Marshall), doit faire un voyage lorsque son père, condamné pour le meurtre de son épouse, est exécuté: il lui a conseillé d'aller chercher refuge chez une de ses anciennes amours, Laura Belle McCanles (Lillian Gish), mariée à un très riche et très irascible propriétaire terrien du Texas (Lionel Barrymore). Celui-ci n'accueille pas Pearl, pour moitié Indienne, d'un très bon oeil, mais ses deux fils Jesse (le gentil, interprété par Joseph Cotten) et Lewton (le méchant, incarné avec excès par Gregory Peck), eux, se réjouissent de l'arrivée de la jeune femme...

Ajoutons pour faire bonne mesure Harry Carey en avocat qui est en lutte ouverte avec le vieux McCanles au sujet de l'arrivée du chemin de fer, Walter Huston en prédicateur auto-proclamé, Charles Bickford en prétendant assassiné, et Butterfly McQueen en domestique de Laura Belle, et on pourra au moins reconnaître que la distribution est impressionnante. Seulement voilà, à trop vouloir refaire l'exploit de Gone with the wind, à trop reprendre des mains de ses réalisateurs (Vidor, mais aussi Dieterle, et il se murmure que Sternberg aurait aussi mis la main à la pâte) son jouet pour le remodeler indéfiniment, Selznick a commis erreur sur erreur... Et le film est excessif en tout. Parfois excessivement beau à voir en même temps qu'excessivement vide, avec trop de stars et trop de trop, on s'étouffe.

Tiens, justement: Jennifer Jones, comme d'habitude et plus que d'habitude, en fait trop. Et si Vidor a pu ressortir quelques idées du placard, et s'intéresser aussi à deux jusqu'au-boutistes qui préfigurent un peu les héros de The fountainhead (1949), il se noie sous le cahier des charges et surtout les aspects passionnels du film: chaque personnage porte en lui un rapport à la passion qui est différent: le vieux McCanles en est revenu, la dame Sudiste l'a vécue et souhaiterait y revenir, le fils raisonnable s'en tient précautionneusement à l'écart... Seuls Lewt et Pearl y succombent: lui volontairement, elle à son corps défendant. On ne s'étonnera pas que ça finisse mal; on ne s'étonnera pas non plus d'apprendre que Jennifer Jones et Selznick filaient le parfait amour: on ne voit que ça.

...Et Lillian Gish, bien sûr, pour l'un de ses rôles les plus substantiels d'après sa période muette. Une bonne raison de voir le film, en somme...

 

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Published by François Massarelli - dans Western King Vidor Lillian Gish