Le concept de "style de studio" - ou du moins une formulation précise de ce concept avec exemples à l'appui - est un phénomène relativement récent dans l'histoire de la critique cinématographique, où il apparait vers la fin des années soixante-dix, à une époque où un certain désanchantement à l'égard de la "politique des auteurs" conduit un certain nombre de spécialistes à remettre en question la suprématie du metteur en scène et à chercher de nouvelles voies d'approche du phénomène cinématographique Américain. en même temps que se manifestait un intérêt nouveau pour le travail, longtemps négligé ou sous-estimé, des scénaristes, chefs opérateurs, production designers et autres collaborateurs artistiques, l'idée prenait corps qu'une entité productrice pouvait elle aussi générer une certaine esthétique, produit collectif du travail d'artistes et artisans oeuvrant sous la direction de chefs de production et de producteurs dont le rôle et la hiérarchie complexe avaient été souvent mal compris. Le "studio comme auteur" devenait sinon une évidence, du moins une hypothèse de travail raisonnable.
Jean-Pierre Coursodon, La Warner Bros, ed. du Centre Georges Pompidou, 1991.

C'est intéressant, et on ne peut s'empêcher d'être d'accord, mais là ou Coursodon, à mon avis, se trompait, c'est quand il faisait remonter cette prise de conscience aux années 70. Que ce soit à la warner, à la MGM, à la Fox, cette situation qu'il fait semblant de découvrir était un fait établi... aux Etats-Unis, reconnu et accepté par tous; rien à voir avec la vision Européenne du cinéma, en particulier en France, ou lemetteur en scène est le seul maître à bord avant Dieu. Il suffit de voir n'importe quelle bande-annonce des films WB des années 30: Warner Bros Present... Bon, là ou on suivra volontiers l'auteur de ce gros livre commémoratif dédié à la belle histoire de la Warner, c'est lorsqu'il fait la distinction entre artistes (Curtiz, Wellman, Dieterle) et artisans (Bacon, Del Ruth, Mayo... Il s'acharne sur ce pauvre Lloyd Bacon, qui n'a rien demandé à personne, et en fait volontiers l'Anti-Curtiz par excellence...). Mais le problème, c'est que la vision est subjective, et qu'on a tous un classement plus ou moins différent. Quoique... je n'ai pas encore rencontré de DelRuthiens, de Mayoistes, y compris sur le merveilleux forum de DVDclassik ou les originaux abondent.
Three on a match, de 1932, est l'un de ces film que la Warner pouvait sortir de son chapeau magique, et qui aurait tendance a priori à donner raison à Coursodon. De plus, le metteur en scène est Mervyn Le Roy, un cas un peu spécial dans l'histoire du cinéma: on lui doit du bon, du très bon, et puis... il ya aussi l'aimable Quo vadis. Et puis il y a le cas Bad Seed, du théâtre filmé, sans imagination. Et si on essayait d'y voir clair?
Three on a match conte, en 63 minutes bien tassées, la déchéance d'une femme, en pleine déroute des années 1929-1932, bien que celle-ci ait été éduquée de la meilleure des façons, elle n'en finira pas moins par tomber aussi bas que possible... On fait la connaissance de Vivian (Ann Dvorak), jeune bourgeoise très bien mariée (A Warren William!!) et mère d'un petit garçon. Elle retrouve deux camarades d'enefance, Mary Bernard (Joan Blondell), anciennement Keaton, une fille turbulente qui essaie de se lancer dans le spectacle, et Ruth Westcott (Bette Davis), une jeune femme douée, mais que ses origines modestes ont poussé vers des études professionnelles: elle est dactylo. Vivian, qui n'aime plus Bob, souhaite prendre du bon temps, et elle suit un gigolo, pendant que son mari passe de plus en plus de temps avec Mary, et qu'il engage Ruth pour veiller sur son fils. A la faveur de l'enlèvement de "Junior" par le petit ami de Vivian et son gang (dans lequel on reconnait Allen Jenkins et Humphrey Bogart), les choses vont se précipiter, et Vivian devenue alcoolique et cocaïnomane, va trouver un nouveau moyen hallucinant de se sacrifier...
63 minutes, oui, oui, vous avez bien lu. La progression de l'histoire est facilitée par ces montages fantastiques qui incorporent à l'intrigue des grands titres de journaux, des images d'archives témoignant de la marche du temps, des faits divers réels (L'accident du dirigeable Shenandoah) et fictifs (l'enlèvement de Junior). Deux innovations, par rapport à un style de montage assez souvent utilisé pour les expositions: le mélange fiction-réel qui sert si bien le film afin d'ancrer l'intrigue dans la situation socio-économique, et le fait d'avoir recours à ces montages du début à la fin, en utilisant toutes les ressources possibles, fondu enchainé, surimpression, années qui défilent sur l'écran, etc... Le montage dynamique, de fait, va plus loin qu'un simple exposé contextuel limité au début du film, comme dans la plupart des cas ou cette techique narrative est utilisée. Certaines séquences jouées du film sont tellement courtes qu'elles se fondent efficacement dans l'ensemble. Le résultat, dynamique et sans temps mort, est à la hauteur de la réussite du film: exceptionnelle. Le monteur crédité du film, Ray Curtiss, a fait un travail fantastique pour maintenir la cohésion. le scénario, qui enchaine les morceaux de bravoure, est du à Lucien Hubbard, un auteur qui a aussi réalisé (On lui doit le travail final sur la célèbre pièce montée Mysterious Island, de la MGM, en 1929). Le reste, de Sol Polito (Photo) à Robert Haas (Décors), est du Warner pur jus, en droite ligne des films de gangsters...
Bon, j'avoue: je reste persuadé que, bien qu'il ne soit pas Michael Curtiz, la réussite de ce film est due, non pas à Zanuck qui tirait les ficelles, mais à Le Roy: Après tout, Archie Mayo, sur Mayor of Hell, a lui aussi bénéficié de ce studio, et avait en prime un Cagney!! Mais les meilleurs moments de ce film très sympathique, mais moyen, sont dus à Curtiz.... et puis, il y a quelques chose de troublant, si on regarde les trois premiers films importants de Le Roy, qui va devenir un metteur en scène très moyen, et rarement aussi inspiré dans les années qui suivront, c'est vrai, on y constate ne thématique similaire, un accent sur la déchéance, de Paul Muni dans I am a fugitive from a chain gang, de Edward G. Robinson dans Little Caesar, et de Ann Dvorak dans ce film. Et si on rapproche ça de la narration-fleuve de Anthony Adverse, ou du petit gag par lequel il n'a pas pu s'empêcher de signer Quo vadis, donnant à Neron -Ustinov une réplique piquée à rico-Robinson de Little Caesar: Is it the end of Nero? le film semble poser la question, et répondre du même coup: is it the end of Vivian Revere? Et puis cette préoccupation ancrée dans le monde réel (C'est à lui qu'on va confier la réalisation des scènes de comédie non musicales dans The gold diggers of 1933, précisément pour ça) font de lui un metteur en scène important pour la Warner: moins doué, efficace que Curtiz? Tant pis: avec lui, on a du direct, du coup de poing. Voilà ce qui va d'ailleurs lui donner une position privilégiée dans le studio.
Ce petit film troublant, qui affirme une fibre sociale saine, montrant la déchéance d'une bourgeoise à laquelle tout semblait acquis, et les combats pour survivre de façon décente de deux femmes de la classe ouvrière, est assez typique du style d'un studio entier, c'est vrai. mais sa réussite, sa cohésion magique, et la poussée d'adrénaline fantastique des 15 dernières minutes, lui sont propres. On pourra toujours dire que c'est là un merveilleux travail d'équipe, ce sera partiellement vrai. mais c'est aussi un film marqué par un culot, une personnalité, et un style qui lui sont propres. ce film est le meilleur de Le Roy, selon moi, et rien qu'avec Three on a match, il a gagné sa place au panthéon.