En 1917 et 1928, l'Amérique engagée dans la guerre mondiale recrute ses stars, notamment Douglas Fairbanks et Charles Chaplin, qui galvanisent les foules en chair et en os, en mettant l'accent sur le combat contre la barbarie. Certes, les Allemands s'en prennent plein la figure et le cinéma à cette époque ne se prive absolument pas de sombrer dans le délire anti-germanique, mais on ne peut s'empêcher de pense que de voir ces deux-là prêcher leur message, ça devait sérieusement avoir de l'allure! En France aussi on a sa propagande et le monde du cinéma n'est as en reste... Mères Françaises est donc un film consacré à cette thématique patriotique, et on s'en voudrait presque d'avoir un instant esquissé une comparaison avec les géants du cinéma évoqués plus tôt!
Le film, produit par la petite société Eclipse, est un mélodrame bourgeois qui montre la France à la veille de la guerre, dans un petit village dont nous sont présentés certains habitants. Tout tourne autour de la famille du maire, un brave homme (Il est noble et riche). L'un de ses conseillers municipaux, l'instituteur Guinot, est un doux rêveur: il est pacifiste! il est amoureux de Marie, la jeune fille des Lebrou qui tiennent la ferme des châtelains, mais celle-ci n'a d'yeux que pour le Nonet, un gars de l'assistance qui travaille à la ferme. La guerre va arriver, et décimer tout ça, créant pour tous ceux qui restent une union sacrée, leur permettant d'avaler la mort de leurs hommes: après tout, ils sont morts pour la France, "notre mère à tous". Bref, le film fait joyeusement exploser le déconomètre, en nous montrant en plus de nombreux appels à Jeanne d'Arc, qui n'en a sans doute pas demandé tant: c'est une manie, décidément, d'en appeler à Jeanne d'Arc dans une certaine frange de la vieille France...
Le seul intérêt de ce film (Qui pêche essentiellement par son idéologie nauséabonde et son patriotisme vomitif, car pour le reste c'est un honnête mélo ni superbe ni franchement mal foutu) est sans doute d'être l'un des survivants de la filmographie de Sarah Bernhardt qui confirme par ailleurs ce que les photos de plateau laissent entendre avec leur composition compassée: elle était au cinéma une abominable cabotine de la pire espèce, et est ici, haut la main, la pire des actrices. Les autres, en dépit du sujet propice à des dérapages, sont après tout fort acceptables.
Le cinéma muet Américain n’a pas manqué de s’intéresser à la Grande guerre, et DeMille n’a pas été en reste, puisque dès 1916, il intègre à sa Jeanne d’arc (Joan the woman) des séquences contemporaines quasi engagées, dans lesquelles Jeanne galvanise les troupes alliées. Avec la montée des sentiments pro-guerriers aux Etats-Unis, puis l’engagement de la nation aux cotés des Français et des Anglais, le cinéma a suivi, et les films, de propagande (Hearts of the world, Griffith, 1918) ou d’exploitation pure et simple (The kaiser, beast of Berlin, Rupert Julian, 1918) se sont succédé; pourtant on a le sentiment que de tous les films sortis pendant et après la première guerre mondiale, le premier chef d’œuvre sera tardif: The Big Parade (1925) , de King Vidor, reste le premier regard honnête du cinéma Américain sur ce conflit. J’exclus ici Shoulders arms (1918) de Chaplin, un peu léger quoiqu’en dise Sadoul, et Foolish Wives (Stroheim, 1922), qui se situe loin des conflits, mais dans lequel le souvenir de la guerre se retrouvent dans tous les plans: c’est bien un chef d’œuvre, mais la guerre n’en est pas le centre. Après le Vidor, d’autres suivront, et le principal mérite de ce film MGM est d’avoir montré comment il fallait montrer la guerre : What price glory (Walsh, 1926), Wings (Wellman, 1927) et All quiet on the western front (Milestone, 1930).
The Little American, sorti en juillet 1917, est évidemment l’un des premiers films sur cette guerre, et le propos est, en dépit de la grandeur du sujet, on ne peut plus léger. Une jeune Américaine tiraillée entre un Français (Raymond Hatton) et un Allemand (Jack Holt), avec un faible pour ce dernier, se rend en France en plein conflit pour une affaire familiale, et tombe dans les filets d’une troupe d’abominables soudards Prussiens (Dont l'inénarrable Walter Long). Elle choisit son camp, et réussit à sauver son officier Prussien qui, de son coté, a pris conscience de la barbarie Allemande et a décidé de tourner sa veste après moult atermoiements. On l’imagine, les symboles plus ou moins lourds abondent (L'héroïne se fait offrir des chocolats aux couleurs du Stars and Stripes), et si il est notable que le jeune premier soit Prussien, les Allemands n’ont pas grand-chose d’ humain, préparant le terrain aux délires de 1918/1919 (Hearts of the world, Hearts of Humanity, etc…) dans lesquels Erich Von Stroheim croquera des petits enfants en violant des soubrettes(Je schématise). Et pourtant, et pourtant, dans ce film de pure propagande, scénarisé avec Jeanie McPherson et prévu pour être plus spectaculaire qu’intimiste, s’opère un miracle: une poésie de tous les instants, un bonheur cinématographique constant s’installent très vite, et emportant le spectateur, à condition que celui-ci soit consentant.
Si vous ne me croyez pas, eh bien c’est le même sentiment qui nous assaillent lorsqu’on regarde un Fairbanks de 1920/1929: Doug, c’est Doug. Eh bien Mary Pickford, c’est pareil ces deux-là étaient décidément faits pour s'entendre: elle prend les rênes tambour battant, et DeMille la laisse faire, et la suit: les péripéties s’enchaînent, et on a droit à tous les morceaux de bravoures que les deux complices Pickford et deMille ont pu nous concocter en 63 minutes; et par moment, on est proche du génie raffiné de The cheat ou The Whispering chorus : le torpillage du Veritania (Le Lusitania était dans toutes les mémoires, mais DeMille a opté pour un changement de nom), par exemple, nous est montré d’abord avec un montage parallèle (La fête sur le bateau, les préparatifs dans le sous-marin, et les plans raccourcissent au fur et à mesure de l’approche de l’instant fatidique) puis, lors du naufrage, avec une débauche de jeux de lumières: le forte de DeMille en ces années de formation, et sa passion personnelle, liée à son amour des tableaux classiques, notamment des Flamands. Le résultat est vraiment beau et la stylisation est totalement appropriée. A d’autres endroits, on se rappelle le don du metteur en scène et de son chef-opérateur (Encore Wyckoff) pour éclairer les scènes de nuit en intérieur de manière à rendre des effets baroques, voire inquiétants: a ce niveau, ils étaient vraiment en avance, et le résultat est toujours réussi dans ce film.
Pour résumer, voici un film totalement distrayant, et qui fait honneur à tous ses participants, même s’il convient de rappeler que nous sommes en 1917, et qu’ils feront tous mieux. Mais je donnerai beaucoup de Joan the Woman pour un seul Little American, et encore plus de Geraldine Farrar pour une toute petite Mary Pickford.... Y’aurait-il du parti-pris ?
The big parade a semble-t-il tout débloqué: avant 1925, les films qui abordaient la première guerre mondiale aux Etats-Unis étaient généralement des productions très classiques, patriotiques et assez compassées... à une ou deux exceptions près, comme on le verra tout à l'heure. Et la sortie du film de Vidor a permis un réexamen de la guere, une désacralisation aussi, qui fait qu'on n'avait plus cette obligation de présenter la guerre sous l'angle cocardier. On pouvait prendre de la distance et la traiter avec humour, comme l'a fait en particulier Walsh avec What price Glory en 1926; Chaplin (en 1918!) et Langdon (En 1924 avec Soldier man) avaient fait des films burlesques courts qui tournaient la guerre en dérision, et ce film Warner, scénarisé par Darryl F. Zanuck, est un rare exemple de long métrage burlesque consacré à la première guerre mondiale. Il met en scène Sydney Chaplin, qui s'était déjà illustré aux côtés de son frère dans Shoulder arms! en 1918...
Old Bill (Syd Chaplin) est un soldat Britannique, simple troufion depuis 30 ans, qui participe au conflit mondial. Stationné avec son régiment à Boucaret en France (Je ne l'ai pas trouvé sur une carte, je pense que c'est dans le Cher-et-tendre), il coulerait presque des jours heureux malgré la menace permanente. seulement voilà: rien ne va plus, il y a un traître dans la troupe, et les Allemands vont venir prendre le village et avec lui, la petite vie tranquille du soldat. Il va, personnellement, et avec des méthodes pas vraiment orthodoxes, contre-attaquer de la plus éclatantes des manières...
C'est bon enfant, et Reisner, co-scénariste, a à mon humble avis du demander de l'aide à Syd Chaplin aussi souvent que possible. celui-ci domine cette joyeuse pochade aux allures de grosse farce, dans laquelle il replace parfois des gros gags dont certains viennent en droite ligne de la filmographie de son frère (J'ai reconnu un gag en particulier que Charles avait utilisé dans The pawnshop, et c'est précisément un des films dont Syd a été le gagman officieux, donc la paternité lui en revient sans doute). Parmi les films rares de Syd Chaplin, divisé en deux catégories, celui-ci fait plutôt partie de la division des grosses moustaches, par opposition au plus subtil (Et bien meilleur si vous voulez mon avis) Charley's aunt (Scott Sidney, 1925). Mais Syd Chaplin, sa gestuelle sure, sa présence et sa tendresse font qu'on s'attache, et en prime, il y a ici un rôle pour le grand Edgar Kennedy, qui de temps à autre était sollicité par un autre studio que Roach. Des bonnes raisons de s'attarder sur ce petit, mais fort attachant, film...
Léon Poirier était un homme de traditions, dirons-nous. Elevé dans le cadre d'une institution privée rigoriste, il est devenu régisseur de théâtre puis est passé à la demande de Léon Gaumont à la réalisation de films en 1913, lorsque Poirier vient d'avoir un grave accident qui l'éloigne de ses théâtres. Il tourne cinq films avant de s'engager (Il avait été exempté en raison de son accident) dans l'artillerie. A ce titre, il participera aux combats autour de Verdun... dans les années 20, il s'oriente vers un nouveau cinéma, proche du documentaire, et éloigné des studios. Il tourne notamment en décors naturels La brière, une fiction d'après un autre Léon, Daudet celui-là: pas vraiment un démocrate, mais n'anticipons pas... Après un autre film ambitieux, La croisière noire (Documentaire sur un périple mi-colonialiste, mi-publicitaire organisé par Citroën en Afrique), Poirier décide de fournir sa vision d'une commémoration de la Grande Guerre (Celle qu'on n'appelait pas encore Première guerre mondiale...) afin de coïncider avec le dixième anniversaire de l'armistice. Ne faisant rien comme tout le monde, il va réaliser un film impressionnant, ambitieux, et... profondément humaniste. Bien sur il va aussi laisser par endroit libre cours à sa vision patriotique des choses, mais il va aussi et surtout donner la parole à l'ennemi, et ne jamais céder à la tentation de représenter les forces Allemandes sous le visage d'ogres assoiffés de sang, comme c'était l'usage en France. Cela lui sera d'ailleurs reproché...
Verdun, visions d'histoire n'est pas un documentaire, ni une fiction classique. S'il fallait trouver à le comparer, le seul titre qui me vienne à l'esprit serait The longest day (1962), né comme Verdun de la vision d'un seul homme, Darryl F. Zanuck, et qui retraçait l'histoire du débarquement à travers ses petites histoires, en adoptant les points de vue de la population, de la Résistance, des forces alliées, qu'elles soient Américaines, Anglaises ou Française, et bien sur des Allemands. Poirier, qui a divisé son film en trois parties (Trois "visions", pour reprendre le terme utilisé par le cinéaste dans son découpage), a choisi des "types " de personnages, affublés le plus souvent d'étiquettes plus que de noms: on a donc le "soldat Français", le "fils", "l'intellectuel", la "fille", mais aussi "le soldat Allemand", ou le "Maréchal", un vieil officier Prussien qui tire les ficelles. Et le cinéaste ne se cantonne pas à des prises de vue du côté Français. Il situe son tournage sur les lieux même de l'action, entre Verdun et Douaumont, là ou entre février et décmebre 1916 les forces Allemandes ont centré leur avance, jouant leur va-tout pour trouver la voie vers Paris à travers la vallée de la Meuse.
La première partie, La force, est surtout consacrée à un état des lieux, des forces en présence, mais aussi du moral: moral de l'arrière (Une famille Parisienne attend la suite des évènements, en confiance; un de ses enfants est engagé sur le conflit, l'autre va s'y rendre), moral des troupes (Deux soldats discutent de ce que les civils savent ou ne savent pas), puis état des lieux à Verdun dont les habitants fuient par dizaines. Le choc est imminent, mais Poirier joue plus sur l'aspect solennel que sur le suspense. Le deuxième, L'enfer, retrace les batailles décisives: Douaumont, Vaux, puis l'avancée vers la ville de Verdun. Le cinéaste situe son action au plus près des combats, à hauteur de poilu, et il a fait revenir des protagonistes de laction pour leur fairerejouer les batailles sur les lieux même. Un pari gonflé, mais qui paie par son réalisme. La troisième partie enfin, Le Destin, conte la reprise en mains de la région par les troupes alliées, et la reddition des Allemands. La leçon d'histoire globale, bien menée pais un peu trop riche pour qui consulte le film près d'un siècle plus tard, est accompagnée de scènes qui font mouche: la bataille de Vaux, avec ses condictions hallucinantes pour les soldats Français, est vue par les deux côtés, y compris dans une scène formidable, ou une porte blindée, obstacle à l'avancée des Allemands, est l'objet d'un champ-contrechamp ultime: d'un côté les Français, de l'autre les Allemands...
Le film possède des défauts, hélas, à commencer par son abondance: passionné par son sujet, Poirier a voulu rendre les spectateurs plus proches encore de l'action, et utilise par moments des cartes qui ne font qu'assécher le propos. Il a su rendre les doutes et les passions humaines, mais se heurte aux écueils de son didactisme par endroits. Et, inévitable me dira-ton, à plus forte raison pour un homme de droite, il a une tendresse pour les généraux, y compris ce vieux salaud de Pétain. Il ose un intertitre infect dans sa troisième partie, dans lequel il clame que les soldats vainqueurs de Douaumont l'ont été grâce à l'âme de leur général... Mais il montre aussi un jeune soldat Allemand (Interprété par un certain Hans Braüsewetter) envahi par le doute comme ses confrères Français, et il nous montre également les Prussiens se comporter de façon respectueuse vis-à-vis des Français qui se rendent à l'issue de la bataille de Vaux. et si Poirier laisse parler son nationalisme, et son catholicisme, au moins ne le fait-il que dans sa troisième partie, une fois qu'il a pris le soin de tout mettre en place, puis de narrer le gros des combats. La deuxième "vision" se clôt d'ailleurs sur un sentiment de défaite des Français. La fin du film, après es couplets nationalistes, philosophe un brin sur le sens de l'armistice, et la reddition, puis l'abdication de Guillaume II, représentée comme la possible naissance de la liberté: notre brave soldat Hans Braüsewetter peut enfin briser ses chaines. Pourtant, selon moi, le plus notable aspect de ce film, situé en début de troisième partie, est une scène qui doit autant à The four horsemen of the Apocalypse, de Rex Ingram, qu'à The Big Parade, de Vidor: un soldat Français blessé mortellement s'écroule aux côtés d'un Allemand. Les deux, au moment de mourir, auront le même cri: Mama/maman. Symboliquement, les deux mères, en surimpression, viennent chacune ramasser le corps de son fils, et toutes deux les posent sur la même civière. Puis elles gravissent ensemble un chemin vers le ciel... Au moins les intentions sont-elles claires: Poirier est un pacifiste.
Cette vision à la fois touchante et profondément ridicule est complétée à la fin d'une messe, dans laquelle on sent bien que le vieux fond du metteur en scène reprend le dessus. Au terme de ses 151 minutes, Verdun visions d'histoire est exténuant, et frustrant pour le spectateur habitué aux films Américains contemporains. Mais on ne reprochera en tout cas pas à Léon Poirier d'avoir été ambitieux, et désireux de toucher à l'universalité avec son film: il est parfois naïf, souvent trop riche, mais il contient des dizaines de séquences qui sont impressionnantes par leur mise en scène est leurs parti-pris novateurs. Et le fait qu'on ait ensuite, charcuté le film en en prenant les séquences les plus réalistes, en pensant qu'il s'agissait d'images d'archives, rend paradoxalement justice au réalisateur... Qui s'est empressé de continuer sa carrière en se faisant le chantre du coonialisme, avant de chanter en 1943 les louanges de ce vieux salopard de Pétain. Bah!
Voilà un film muet restauré à grands frais, qui tombe à pic pour qu'on y voit le traitement de la première guerre mondiale, non pas telle qu'on la voit en cette année centenaire, ni alors qu'elle se déroulait: Le film du poilu est une tentative de commémoration, réalisée en 1928, à l'occasion du dixième anniversaire de la fin du conflit. Le but clairement affiché est de donner à voir la guerre aux enfants, afin qu'ils n'oublient jamais. Et c'est raté, ils ont oublié, les enfants de 1928: je m'explique.
Dans la première partie, on assiste à la petite vie de tous les jours de trois personnes qui habitent le même immeuble Parisien: une veuve de guerre et son fils, d'une part; un ancien poilu, artiste qui vit dans son atelier de peinture d'autre part. Celui-ci prend l'initiative d'inviter un cinéaste qui vient de finir un montage de prises de vues de la Grande Guerre chez lui, afin de sensibiliser la jeunesse (et les spectateurs) à ce qu'était vraiment le conflit mondial... Nous assistons ensuite à une chronologie des évènements, résumés en à peu près une heure, compilée d'après les cinématographies mondiales, mais surtout les alliés. Le montage en est rehaussé ça et là d'inserts tournés par Desfontaines afin de rendre l'ensemble un peu plus dramatique.
Si le but était de sensibiliser la jeunesse afin qu'un tel conflit n'arrive plus jamais, c'est comme je le disais raté: durant l'heure passée à montrer la guerre, le point de vue unique est celui des alliés, et on y glorifie à tour de bras les généraux, tous isolés de la narration par leur petit intertitre personnalisé... A aucun moment l'ennemi n'y est montré comme autre chose qu'une menace, un mal. Les évènements n'y sont pas mis dans la moindre perspective: certes, l'archiduc François-Ferdinand a été assassiné à Sarajevo, mais pourquoi? et en quoi cela a-t-il précipité la guerre? Et si Verdun a bien été une boucherie, quelle responsabilité les officiers Français ont-ils pris dans les massacres? Et ces merveilleuses armées coloniales qui nous sont montrées, si colorées dans leurs défilés, pourquoi personne ne mentionne-t-il qu'ils ont souvent monté au combat en premier pour essuyer les premières salves? Enfin, on appréciera à sa juste mesure la séquence de 25 secondes qui nous indique que les Américains ont un peu pris part au conflit. Merci, au passage, les gars, et vous nous excuserez, mais on va quand même finir ce beau film par une vision de ce beau drapeau, ce torchon dégueulasse pour lequel le service des armées, qui a pris le soin de restaurer ce film sans qu'aucune réserve idéologique ne l'accompagne (Lisez les textes présents sur le DVD, c'est à vomir), est sans doute prête à nous dire qu'il conviendrait de nouveau d'aller se faire tuer.
Je sais ce qu'on va probablement me rétorquer: autres temps autres moeurs, et en 1928, on ne disposait pas de recul suffisant, mais en fait, historiquement c'est faux: dès 1917, des voix se sont élevées, depuis l'armée Française même, pour contester les façons de faire des officiers, et réfléchir sur la véritable finalité de ce conflit. Dès 1919, dans un film qui cède parfois au délire anti-Allemand ambiant (J'accuse), Gance a pris soin de faire le voeu d'un arrêt généralisé des conflits, au nom du respect du aux morts, TOUS LES MORTS. Dès 1925; trois ans avant ce film, King Vidor a débarrassé l'évocation de la guerre de tout nationalisme avec son somptueux The big parade, auquel Walsh (What price glory)puis Wellman (Wings) ont bien vite emboité le pas. Ils seront suivi en 1930 par deux cinéastes, l'un aux Etats-Unis (Milestone, avec All quiet on the Western Front) , et l'autre en Allemagne (Pabst, avec Westfront 1918). Et pour enfoncer le clou, cette même année 1928, le pourtant très droitier Léon Poirier a commis un autre film commémoratif, le souvent ennuyeux Verdun, vision d'histoire. Lui aussi sacrifie à la mode qui consiste à se mettre à plat devant les généraux, mais au moins rappelle-t-il à toutes fins utiles que dans un conflit comme celui dont il est question, les deux côtés ont souffert. Voilà. Le parti-pris affiché par Desfontaines de rester calé sur l'image d'Epinal est tout simplement impardonnable.
Alors rangez-moi ce torchon bleu-blanc-rouge, il est obscène.
1917: La guerre s'invite aux Etats-Unis, et les volontaires affluent: de tous horizons, les Américains s'engagent dans ce qu'ils imaginent être un simple tour de chauffe en Europe au service de la démocratie triomphante. Là ou des hommes du peuple, comme Slim (Karl Dane), soudeur de son état, ou Bull (Tom O'Brien), barman à New York, vont rejoindre l'armée sans détour, un gosse de riche, le fringant Jim Apperson, ne va partir qu'après avoir vu une parade qui passait dans la rue. Et comme d'une part sa fiancée pense qu'il serait absolument adorable en officier, et que ses parents le considèrent comme un bon à rien, il s'engage... On retrouve les trois quelques mois plus tard, à la veille de leur première participation à l'offensive. Ils fraternisent avec les jeunes françaises, surtout l'adorable Mélisande (Renée Adorée, enfin autorisée à "parler" Français sur le tournage de ce film muet, et ça se voit pour qui sait lire sur les lèvres...), ils bricolent des douches, piquent du vin aux paysans locaux, jusqu'au moment ou ils sont amenés sur le front, pour une mission suicide. Deux d'entre eux ne reviendront pas, et c'est dans un trou d'obus qu'il est amené à partager avec un jeune Allemand mourant que Jim va se faire une opinion sur la guerre...
Qu'un studio comme la MGM ait été à ce point engagé dans ce film me dépasse. Je pense que pour la plupart des professionnels qui y travaillaient, la firme au lion était sans doute le rempart absolu d'une certaine idée calibrée et divertissante du cinéma contre un cinéma engagé... Mais Vidor devait avoir des arguments, puisque c'est à l'initiative bienveillante d'Irving Thalberg que ce film révolutionnaire s'est fait. Bien lui en a pris, puisque le film a fait un triomphe au box-office... Pourquoi "révolutionnaire"? Parce que jusqu'à The big parade, la vision de la guerre dans le cinéma mondial est assez simple: il y est généralement question de la lutte du bien contre le mal, de la démocratie Chrétienne contre la barbarie Allemande: J'accuse, The Four Horsemen of the Apocalypse, Hearts of humanity,Hearts of the world, et même Shoulder arms!, tous même combat... Seul Stroheim, qui n'a jamais filmé la guerre, mais en a parfumé ses films, à commencer par Foolish Wives qui regorge d'allusions, a semble-t-il intégré que pour les populations quelles qu'elles soient, la guerre est un enfer. Et ce film, enfin, va aborder le sujet avec réalisme, lyrisme, et en fait Vidor a peut-être changé la donne à tout jamais: il y aura un avant et un après The Big Parade, qui engendrera d'autres chefs d'oeuvre, partageant cette vision plus objective, moins, le mot une fois de plus est grossier et vulgaire, patriotique.
Le film prend son temps, d'ailleurs, et se contente d'une bataille, anticipant d'une certaine manière sur l'économie d'un Kubrick. Les soldats arrivent, pas très rassurés, et on leur dit de marcher. La scène est célèbre, souvent commentée: les Américains, filmés de front, avancent dans un sous-bois, cibles de la mitraille. Ils voient, ou entendent autour d'eux, les copains tomber les uns après les autres, mais doivent avancer. Au bout de la route, façonné er refaçonné par le pilonnage incessant, le terrain devient un gruyère, et l'enfer s'installe. Résumé en un seul conflit, toute l'expérience d'une guerre semble désormais privée de but, et la seule action d'éclat commise par Jim Apperson le sera sous le coup de la colère, lorsque pour venger la mort d'un camarade il va se livrer à un massacre sans raison valable...
Mais les scènes qui nous font attendre ce conflit, en elles-mêmes, sont d'une grande force, installant la confrontation humaine entre les soldats d'un côté (Jim Apperson perdant de sa superbe assez rapidement, confronté à la camaraderie ambiante), ou entre les soldats et les Français de l'autre. Les scènes de flirt avec Mélisande sont sublimes, d'abord parce que Vidor a su installer une complicité (Qui resservira à la MGM) très forte entre Gilbert et Adorée, et a pu les inspirer à trouver un naturel un peu gauche, qui s'approche, mais oui, d'un certain naturalisme. Cela donne d'autant plus de force au film que la romance entre les deux va servir de structure, et bien sur de motivation pour un héros revenu de tout, sauf de son amour pour la petite Française. Et la scène de séparation en fin de première partie, qui laisse éclater le lyrisme cher à Vidor, est inoubliable.
Et puis si ce film est une grande date, c'est aussi parce que le metteur en scène, qui a permis souvent au mélodrame de se doter d'une âme pas toujours tranquille (Wild Oranges peut en témoigner...) semble d'une seule pièce maitresse doter le cinéma Américain d'un classique qui le fait instantanément passer à l'âge adulte... Ce que Stroheim tentait de faire dans son coin, Vidor l'a fait, et dans le confort d'un studio encore en plus! on connaît la suite: grâce à son sens du compromis (La Bohême, Bardelys the Magnificent, deux films qu'il n'avait pas vraiment envie de faire), Vidor pourra récidiver en tournant The Crowd. Mais la suite, c'est aussi l'arrivée de Raoul Walsh, William Wellman, Lewis Milestone, et tant d'autres qui vont continuer à donner à la représentation de la première guerre mondiale ses chefs d'oeuvre.
Comme La Roue, comme Napoléon, J'accuse emporte tout sur son passage... Pourtant, le film prète le flanc à la critique: il a en vérité deux identités. D'une part, celle d'un drame bourgeois et ampoulé, marqué du sceau de l'éternel mélodrame avec roulements d'yeux et bras levés vers le ciel: Dans le petit village d'Orneval, François Laurin (Séverin-Mars) est marié à la belle Edith (Marise Dauvray) mais celle-ci n'a pas fait un mariage d'amour, loin de là... François est une grosse brute, et elle aime encore Jean Diaz (Romuald Joubé), le poête optimiste, qui le lui rend bien et vit avec sa mère. Diaz transcende sa souffrance amoureuse en écrivant des poésies qui sont autant d'odes à la nature, la lumière... Mais surtout à Edith. Quand vient la guerre, François part le premier, et la jalousie va le ravager, d'autant que Diaz, lui, reste au pays. D'autre part, le film est aussi une évocation de la guerre mondiale, à travers la vie dans les tranchées et sur le front de Jean et François, qui vont finir par se retrouver sur le théâtre des conflits, et devenir amis précisément parce qu'ils sont amoureux de la même femme. Ce qui va probablement être le facteur déclencheur de leur rapprochement, c'est qu'Edith va être enlevée par les Allemands, et rester introuvable pendant près de quatre ans... Mais elle reviendra, avec un enfant, né d'un viol...
Gance a souhaité faire de son film une évocaion au plus près, d'un conflit auquel il a participé, et qui l'a bouleversé. Il a fait de son film à la fois une évocation de la destruction, de la folie guerrière, autant qu'une chronique cocardière dans laquelle on laisse asssez peu de chance à l'ennemi d'être évoqué autrement que comme une menace horrifique: la seule scène qui laisse vraiment voir l'Allemand dans le film est celle qui sert de mise en images du viol qu'a subi Edith. Paradoxalement, François Laurin y est aussi vu, dès le début du film, dans sa brutalité, comme une menace ignoble, à travers une scène de violence sexuelle bien plus explicite encore que celle qui attend Edith face aux Prussiens, mais la comparaison ne sera pas vraiment exploitée. Non, digne des films de l'époque, J'accuse ne remet pas en cause l'image d'Epinal de la barbarie Allemande, ni l'idée patriotique... En témoigne un rôle assez embarrassant joué par le père d'Edith, un vétéran obsédé par la perte de l'Alsace et de la Lorraine, et qui regarde tous les soirs une carte de France mutilée de ces deux régions avant de s'endormir. Comme Napoléon, donc, J'accuse ne peut échapper à une certaine dose de ridicule patriotique (pléonasme).
Jean Diaz, donc, est un poète: comme le compositeur de La Dixième symphonie, comme le fils de Sisif dans La roue, comme Beethoven dans Un grand amour de Beethoven, le personnage est au-dessus des hommes, celui qu'a choisi Gance pour le personnifier lui. Mais il va aussi être celui qui donne son sens au film, en devenant progressivement fou, et ce dès la deuxième partie, lorsque la fièvre le fait délirer, et qu'il se met à regarder dans le vide en répétant à l'envi 'J'accuse'. Il est malaisé de comprendre ce que Gance/Diaz accuse: Dieu? Les hommes? les Allemands? Ceux qui n'ont pas fait la guerre, et se sont engraissés? Mais on peut imaginer qu'il s'agit d'une adresse dans le vide, inspirée par le titre fameux du texte de Zola. Quoi qu'il en soit, cette répétition arbitraire, déclinée de multiples façons, est un des aspects du film qui m'a toujours gêné. J'en reste d'ailleurs à cette impression... Mais le film, porté par un souffle épique qui fait oublier le côté suranné du mélodrame à quatre sous du au triangle amoureux, a été tourné par un visionnaire qui a compris qu'on ne pouvait plus tourner la guerre comme on l'avait fait. Il a donc tout reproduit, les tranchées boueuses, les fêtes canailles et avinées improvisées par les poilus pour oublier la mort qui rode, la saleté, les cadavres partout... Et il a eu cette idée, de transcender le symbolisme en faisant se relever les morts, pour de vrai. Bien sur, c'est un fou qui apporte le message, mais la séquence, qui semble donner un semblant de raison d'être au titre du film, est inoubliable...
Mené avec l'énergie coutumière de Gance, dont on voit qu'il commence déjà à expérimenter sur la matière même de l'image et de la continuité cinématographique (montage, cadrage, surimpression), le film est unique en son genre, et l'un des premiers grands films sur la première guerre mondiale. A sa décharge, le cinéma n'a pas encore appris à se doser en subtilité, d'où la grossière charge anti-Allemande, mais on sait que Walsh, Wellman, et surtout Vidor, vont bientôt corriger cette tendance... Aujourd'hui, en tout cas, J'accuse, avec sa richesse phénoménale et son excentricité intacte, avec son ingénuité revendiquée et sa naïveté intrigante, continue de fasciner, et se pose en préambule insolent d'une période de génie pour Abel Gance.
On connait bien The Bond, le petit film de propagande filmé par Chaplin à la fin de la guerre. Le metteur en scène était alors engagé avec fougue (Et pour cause), aux côtés de Doug & Mary, pour soutenir l'effort national. Ce film de court métrage, une production de Mary Pickford distribuée par Paramount, est bâti sur le même principe: interpréter une situation courte qui va illlustrer le besoin de serrer les rangs et de contribuer à la victoire prochaine. Mary Pickford y incarne une jeune femme insouciante et vaine qui prend soudain conscience devant la multiplication des signes de l'importance pour elle d'économiser et d'acheter un "bon de la liberté", au lieu de dépenser son argent en futilités. Elle est opposée à sa meileure amie qui elle continue de ne penser qu'à elle. A la fin du film, la situation devient plus concrète encore avec le retour d'un fiancé parti combattre, interprété par Monte Blue.
Tourné avec soin, pensé dans ses moindres détails, le film est bien plus que le témoin glorieux d'une époque ou un artefact notable d'une nation en période de guerre: il est au même titre que ses longs métrages, une oeuvre de Mary Pickford, dont l'énergie est ici le moteur de l'entreprise. Un film très soigné pour une cause qui lui tenait clairement à coeur.
Des soldats qui avancent tant bien que mal sur un champ de bataille, une image somme toute banale dans le cinéma, vue dans tant de films de guerre, les uns à la suite des autres. Quelques séquences se distinguent malgré tout: la vision frontale de soldats Américains avançant inexorablement dans un sous-bois pendant que certains d'entre eux tombent, touchés par les balles ennemies, dans The big Parade; l'avancée colossale d'une armée au sol relayée par les longues files d'avions qui se dirigent tous vers le même point, un front qui promet du chaos et du sang, dans Wings; plus très de nous, les tranchées arrosées de sang et jonchées de cadavres d'hommes et d'animaux d'Un long dimanche de fiançailles... Je n'ai bien sur pas pris mes exemples au hasard: Vidor, Wellman, Jeunet on tous en commun d'avoir souhaité illustrer la grande guerre afin de dénoncer la guerre. Et c'est ce que fait, bien sur, ce quatrième long métrage de Stanley Kubrick. Il va donc lui aussi sacrifier à cette tradition, et montrer à son tour le coeur d'une bataille. Il choisit une voie particulièrement difficile, en phase avec des plans-séquences d'un type fréquent dans le premier acte: la caméra montre la progression d'hommes dans une tranchée, soit en reculant afin de montrer les hommes marchant en avant derrière elle (Un général qui se donne bonne conscience en public en venant visiter 'ses' hommes, et en insultant comme un salaud les hommes qui semblent souffrir), soit en suivant un homme qui avance dans la tranchée, se rendant d'un pas sur vers une but inéluctable (Kirk Douglas mène l'assaut avec ses hommes et est le premier à sortir de la tranchée). Kubrick a donc choisi de couvrir la bataille en deux ou trois plans, tous en travelling latéral, nous montrant ainsi la bataille et ses difficultés dans une cohérence impressionnante, sans pour autant avoir recours à des inserts de détails. Les acteurs souffrant de façon visible, on peut avancer l'idée qu'il s'agit de l'une des traces de la vérité, cet ingrédient omniprésent des premiers films du metteur en scène, nés de sa fibre documentaire. C'est aussi un moyen honnête d'aborder la peinture des combats dans un film qui dénonce la guerre dans des termes d'une violence inédite.
L'intrigue de ce film est inspirée de plusieurs faits réels, qui eurent lieu à divers endroits du front entre décembre 1914 et l'ensemble de l'année 1915: l'Armée Française, afin de "galvaniser le moral des troupes", tout en décourageant les éventuels déserteurs, a procédé à des punitions de bataillons, considérés comme fautifs du péché de lâcheté, en tirant au sort des hommes et en les exécutant après un faux procès (On appelle ça une cour martiale, et comme les juges, jurés et avocats sont des militaires, c'est forcément truqué). Il n'est donc pas étonnant que Les sentiers de la gloire ait été empêché de sortir en France durant 18 ans: il ne fut pas censuré, mais il était déconseillé aux United Artists de tenter de l'y distribuer, distinction subtile. C'est Kubrick lui-même qui a été à l'instigation du script, dont il a écrit le premier traitement, à la demande de Dore Schary qui se voyait bien inviter le metteur en scène de The Killing à la MGM! Mais ce sera finalement la toute petite mais vaillante compagnie de Kirk Douglas, Bryna, qui permettra au film d'exister, moyennant, bien sur, un rôle héroïque pour l'acteur.
A deux pas du front, deux généraux (George Macready et Adolphe Menjou) devisent et prennent la décision de faire un coup fumant: ils sentent que le front ne bouge plus, qu'on s'installe dans la routine d'une guerre de tranchées, et décident de prendre une colline stratégiquement bien placée, et qui résiste vaillamment. C'est quasiment impossible, mais le calcul du général Mireau (Macready) est simple: si on lance une compagnie suffisamment forte en nombre, les trente ou quarante pour cent d'hommes qui survivront à l'attaque seront en nombre suffisant pour ensuite garder l'objectif. le colonel Dax (Douglas), commandant les bataillons en question, refuse dans un premier temps mais est obligé d'accepter les ordres. L'attaque est une telle débâcle que Mireau perd son sang froid: dans un premier temps, il demande à l'artillerie de viser les troupes Françaises, puis devant le refus des artilleurs, prend la décision de faire un exemple, en désignant cent hommes à prendre dans les dix bataillons. Raisonné par le général Broulard (Menjou) et par Dax, il finit par accepter de porter l'exemple sur trois hommes seulement: les soldat Arnaud et Férol, et le Caporal Paris. Les trois hommes sont défendus par Dax, avocat dans le monde réel, mais le procès est écrit d'avance...
Le film n'est pas remarquable que pour la force de ses idées, bien sur, mais elles sont particulièrement singulières dans le contexte des "Trente Glorieuses" et du conformisme des années Eisenhower. Bien sur, le film n'attaque en apparence qu'une armée étrangère, dans un contexte totalement éloigné des préoccupations de l'Amérique qui rappelons-le n'était pas encore impliquée dans le conflit au moment des faits... Mais ce n'est pas à l'armée Française que s'attaquait Kubrick: il semble bien qu'il s'en prenne aux militaires, au militarisme, et à la guerre en général. Et surtout il en profite pour déboulonner de façon spectaculaire la notion même de héros: d'une part, un acte héroïque, dans le film, est surtout une affaire de hasard, un geste pas forcément anticipé dans le chaos ambiant; on voit bien que l'ensemble des soldats du film (Je parle ici des humains, pas des officiers professionnels, qui sont du reste retranchés dans leur château) y compris le colonel Dax qui lui vit au plus près des hommes, dans la tranchée, cherche essentiellement à survivre; comme le dit Férol en pleurant avant d'être exécuté, 'Je ne vais plus jamais voir personne': c'est la mort qui occupe les esprits. Un autre condamné se rend compte au matin de son exécution qu'il n'a "pas eu de pensée sexuelle" depuis le moment de sa condamnation, et n'en revient pas avant de s'effondrer. Il n'y a pas de héros, que des survivants et des morts en sursis.
Et Kirk Douglas dans tout ça? la chance pour Dax de sauver ses hommes est minime, et de toute façon purement symbolique. il gesticule bien sans relâche pour porter à ses supérieurs un point de vue humain, pour leur demander de reconsidérer, et va non seulement défendre les trois hommes devant une cour odieuse par son indifférence à toute argumentation contraire, mais aussi tenter plusieurs dernières chances: l'une d'entre elles va être de porter à l'attention de Broulard l'anecdote de Mireau demandant à faire canonner ses propres troupes durant le combat. Bien sur, le vieux Broulard va tourner l'affaire à son avantage, ne sortant le brûlot devant Mireau qu'une fois l'exécution accomplie... Dans ces conditions, Dax, dont Broulard est persuadé qu'il n'est motivé dans ses actions que par la perspective d'hériter du siège de Mireau. Seul face à une hiérarchie campé sur ses privilèges, sans aucune considération pour les hommes de la troupe, Dax n'a aucune chance de faire aboutir ses tentatives.
Kubrick a encore progressé de façon impressionnante depuis The Killing, comme on l'a dit au sujet de son utilisation de la caméra mobile (Qui ne le quittera bien sur jamais désormais). Il mène de main de maître un film dans lequel il reconstitue de façon impressionnante (A l'exception de la coiffure de Kirk Douglas, bien entendu) l'atmosphère de 1915; et il se livre à des expériences payantes, lors du tournage des scènes situées dans l'énorme château ou vivent les officiers à deux pas des tranchées: il utilise des lentilles qui vont souligner l'espace incroyable dont disposent les généraux, les tableaux aux murs, et les domestiques (Ou ordonnances, on est chez les mirlitaires, après tout) à l'arrière-plan qui déménagent le mobilier ou les tableaux au gré des caprices des officiers. Il ajoute à ceci un son dominé par des prises en direct, dans une réverbération qui souligne encore plus l'espace vide des lieux, qui contrastent terriblement avec l'univers des tranchées. Il compose ses plans d'une façon assurée, comme en témoigne la belle illustration de fusillade au dessus de ce texte. On peut aussi noter l'apparition d'un sens du détail qui ne quittera jamais Kubrick, avec en particulier une statuette du minuscule empereur Napoléon, célèbre dictateur d'un tout petit pays au XIXe siècle, durant une scène cruciale... Cette manifestation d'ironie n'est bien sur pas la seule, puisque le générique du film est accompagnée d'une martiale Marseillaise, dont le dernier accord est faussé.
Ce beau film impitoyable et triste se termine sur une scène étrange, presque énigmatique. Un compère un brin sadique présente à une assemblée de soldats carnassiers une jeune Allemande, une 'prise de guerre' (Christiane Harlan, future Mrs Kubrick). Elle chante, devant des hommes qui se calment progressivement, un chant qu'ils finissent par accompagner en fredonnant, pleurant tous. Un exorcisme, en quelque sorte, pour les soldats qui sont les survivants d'un traumatisme, mais qui vont quelques instants après, repartir au combat... Dax les a vus, entendus, et décide de leur donner encore quelques minutes... Cette séquence superbe finit de rattacher ce film aux grandes oeuvres humanistes qu'étaient Wings, The Big parade ou All quiet on the Western front. Tous ces films avaient aussi leur séquence de fraternité, ou d'échange, ou d'oubli. Reculer pour mieux se faire flinguer, en quelque sorte... Par qui, par l'ennemi, ou par les siens? Comme le dit le général Mireau au début du film: si toute la compagnie participe à l'effort, 5% d'entre eux seront tués automatiquement par les tirs de leurs camarades. Sinon, on peut aussi les fusiller.
Un petit village, en Allemagne, qui vit au rythme de ses habitants. on voit le postier, un monsieur d'un certain age, tout fier de son nouvel uniforme. on voit l'instituteur, un homme bien et tout simple qui a le respect des livres et l'affection de la population. Et puis il y a des gens, des braves gens, des petites gens, des gens normaux, dont la petite Frau Bernle, et ses quatre fils. Le plus vieux, Joseph, rêve d'aller aux Etats-Unis, le plus jeune est encore étudiant... Un beau jour, Frau Bernle offre à son fils la possibilité d'acomplir son rêve et de partir s'installer à New York. Durant ces tranquilles journées de bonheur, c'est à peine si on remarque la garnison locale qui s'installe... C'est que le temps de la guerre est venu, et aucun des quatre frères n'y échappera... Seulement l'un d'entre eux ne combattra pas du même coté, c'est tout.
Le très beau film de John Ford est l'une des preuves les plus tangibles de l'influence de Murnau non seulement sur Ford, mais d'une manière générale sur la Fox, en cette superbe année 1928. Ford réutilise le décor du marais de Sunrise, pour obtenir une superbe scène de soldats qui marchent dans la brume, et une macabre découverte qui se transforme en tragédie familiale... La guerre, filmée du point de vue d'une famille dont les membres meurent les uns après les autres, est un mal symbolique qui sépare les gens, et dont mine de rien, l'un des rescapés est Américain... Mais il n'y a pas de message cocardier pour Ford ici, juste un récit poignant et tendre, sur une famille d'êtres humains. Si on n'est pas toujours loin de la caricature (Mais sous influence Allemande, puisque la vision du postier avec son bel uniforme tout penaud à l'idée de propager des mauvaises nouvelles avec ses lettres officielles bordées de noir, renvoie directement au Dernier des hommes de Murnau...), c'est parce que le film bénéficie d'une tendance visuelle à l'allégorie, et se situe dans un décor (Européen) réinventé, une sorte de paradis perdu, un village reconstitué en studio, qui permet à la caméra étrangement mobile de Ford (par opposition à Three bad men, par exemple) de s'approprier l'espace d'une manière très efficace, sous l'influence décisive de son collègue Allemand. Mais s'il ne choisit pas délibérément de privilégier les USA (Plus réalistes) sur l'Allemagne, il montre quand même des circonstances différentes: on voit les trains de l'extérieur, en Allemagne, mais on a droit à visiter un wagon de métro aux Etats-unis... L'Amérique reste le pays de l'avenir ou Joseph tente sa chance, et aura des enfants, alors que l'Europe est un peu l'endroit du passé. Ailleurs, Ford se permet une petite blague discrète à l'attention de ceux qui ont vu Die Nibelungen de Lang: lors de l'introduction de Johann (Charles Morton), le forgeron, il cite la scène d'ouverture du grand film très germanique...
Et puis dans ce film qui s'intitule Four sons, comment faire l'impasse sur la mère? Après Mother Machree, avant Pilgrimage, avant The grapes of wrath, cette mère Fordienne jouée par Margaret Mann est un personnage qui a toute la tendresse de Ford, et qui lui donne le rôle central, dans le film, mais aussi dans deux scènes composées autour d'elle: elle fête son anniversaire en compagnie de ses quatre fils, tous autour de la table. c'est un moment sacré. Au début du dernier acte, elle est seule, et les imagine tous autour d'elle, par la magie de la surimpression... Le dernier acte du film nous conte comment Joseph la fait enfin venir chez lui, et ce qui n'aurait du être qu'un simple happy ending devient une anecdote riche, celle d'une vieille dame accidentée par la vie qui est perdue dans une grande ville, ne parlant pas la même langue que les habitants...
Film essentiel, de Ford bien sur, mais aussi de la Fox (Au même titre que Sunrise, Seventh Heaven, Street Angel et A Girl in every port), Four sons est aussi l'un des grands films Américains de 1928, une année exceptionnelle... La perfection du muet!