Ca
commence de façon très inattendue, par une scène d'action trépidante: deux hommes se battent sur un train en marche, et tombent tous deux dans une rivière. Ils meurent et le mot fin, acccompagné
d'une musique dramatique, vient nous déstabiliser un peu plus... Nous sommes à Hollywood, dans une salle de projection; un homme explique que ce qu'on vient de voir, c'est le capital et le
travail qui se détruisent mutuellement... le metteur en scène John L. Sullivan vient de montrer un nouveau film à ses producteurs, qui se demandent pourquoi le réalisateur de comédies à succès
veut à tout prix réaliser des drames à message. Mais celui-ci n'en démord pas: à presque quarante ans, il n'a rien fait de valable, et souhaite se lancer dans son grand oeuvre: une adaptation de
O Brother where art thou? , un roman social (Fictif) qui dépeint la vie des millions de vagabonds qui vont sur les routes. Afin de se rendre capable d'aborder le sujet, Sullivan annonce
donc à ses employeurs qu'il va partir sur les routes à son tour et ramener des expériences authentiques qui lui permettront de réussir son film... La mort dans l'âme, afin de ne pas froisser la
poule aux oeufs d'or, les responsables du studio acceptent, mais tentent de superviser un peu la lubie de leur poulain... Qui n'est pas au bout de ses mésaventures.
Dans une première partie, l'ironie gentille de Sturges fait que Sullivan, joué par Joel MCCrea (Qui est parfait avec son humeur
teigneuse) ne peut jamais s'éloigner d'Hollywood: chaque coup du destin, chaque route qu'il prend, chaque initiative d'improvisation dans son périple, le renvoie à son quartier, son studio, ou un
bus spécial affrêté par les producteurs pour le suivre à distance. Une façon comme une autre d'amener l'idée, qui fait un peu partie du 'message' du film: on ne peut pas se renier, et Sullivan,
quoi qu'il fasse, ne sera jamais totalement un vagabond. Mais on ne s'en tient pas à cet aspect comique de l'intrigue, puisque deux facteurs vont jouer un rôle important: d'une part, Sullivan
rencontre une jeune femme, aspirante actrice, dont il tombe vite amoureux (Veronica Lake, qui n'est pas nommée comme pour en faire une sorte de symbole féminin; à coup sur, un choix ironique de
la part de Sturges). Ensuite, il va prendre une décision généreuse, et un peu stupide, celle de distribuer les dollars à des compagnons d'infortune... Ce qui va évidemment attirer les
convoitises, puis les ennuis. C'est donc lorsque Sullivan a décidé d'abandonner l'expérience qu'il va vraiment la vivre: il est arrêté pour avoir agressé un homme en sortant d'un train, et
par-dessus le marché, apprend lors de son séjour au bagne, qu'on a retrouvé son corps. Désormais mort, condamné à six ans de travaux forcés, il n'a plus rien, et c'est à ce moment qu'il a une
épiphanie: au milieu d'autres forçats, il est amnené à la fin d'un service religieux (Dans une communauté exclusivement Afro-Américaine) ou l'on va projeter un film. Précisément, il s'agit de
Playful Pluto, un Mickey Mouse de la grande époque, présenté sur un vieux drap, muet. Les hommes rient et s'abandonnent, et Sullivan presque malgré lui, se laisse aller à rire
aussi: un geste qui va bouleverser sa vie de façon durable...
Le film nous propose un message à la fois ironique, bien tourné et paradoxal: à savoir que le cinéma ou l'art ne doivent pas se
sentir obligés justement de délivrer un message ou d'engager les consciences, mais se doivent de tenir jusqu'au bout, contre vents et marées, crises, inquiétudes, guerre, leur rôle d'amuser les
gens. L'idée n'est absolument pas de critiquer la conscience de la culture, et d'ailleurs on cote ouvertement Capra comme un exemple contemporain d'artiste soucieux à la fois du grand public et
de l'édification des spectacteurs... Et Preston Sturges, qui sait de quoi il parle, met en
avant l'indispensable existence de la comédie. Pour appuyer
son propos, il passe en revue presque contre Joel McCrea lui-même, dont le Sullivan est un incorrigible bougon, les différentes sortes de comédie, en multipliant les faire-valoirs (Tous les
secrétaires, attachés de presse, valets et producteurs qui entourent le héros, mais aussi la fille interprétée par veronica lake, ou encore un prisonnier durant les scènes de bagne), les
séquences de slapstick, la screwball comedy... Il rend aussi hommage au cinéma muet à plusieurs reprises. Et surtout, s'il prend l'exemple de Capra qui a tendance à parler des petites gens qui
cherchent à s'élever, on notera qu'il nous parle d'un Américain parvenu qui cherche à s'abaisser même si ce n'est que momentanément. Pour l'auteur de Christmas in July, c'est
contre-nature...
Aucun mépris pourtant, aucune condescendance dans la peinture des paumés, des vagabonds, avec des images qui parfois feraient
presque documentaires... Ces gens auxquels le réalisateur Sullivan voudrait ressembler, ils semblent bien mériter le surnom collectif, The great unwashed: sales, aux vêtements élimés, revenus de
tout, pouilleux... Le film n'édulcore pas, mais ne se réfugie pourtant dans aucun misérabilisme. Sullivan, heureusement, reprendra ses esprits. Il revient à sa vocation, utilise son influence
pour pistonner sa petite amie, etc... Mais ce sera sa rédemption, d'autant qu'il est presque mort dans le film. Faut-il le dire? Sullivan's travels est un film passionnant,
capital et pour tout dire, magnifique.