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Dans un futur lointain et troublé, la place manque sur terre après la montée spectaculaire des eaux, et les naissances sont limitées. Les hommes ont donc recours à des "méchas", des robots afin de remplir des tâches subalternes, des imitations ultra-perfectionnées de l'être humain dont on n'hésitera pas à se débarrasser le moment venu. Cybertronics, l'une des entreprises à la pointe de cette technologie sophistiquée, envisage d'aller plus loin en fournissant à des parents en mal d'affection des faux-enfants, et teste le procédé sur un couple, pas vraiment choisi au hasard: Henry et Monica ont tous deux perdu un enfant, ou presque: Martin est dans le coma, il n'y a que peu de chances qu'il en sorte... Ils se retrouvent donc les "parents" de David (Haley Joel Osment), un super-robot qui va dans un premier temps être très difficile à accepter pour Monica (Frances O'Connor), avant que celle-ci commence à s'attacher à lui. Elle va aller jusqu'à commettre une action irréversible: en le verrouillant, elle le rend pour toute la durée de son existence quasi asservi à l'amour qu'il porte pour sa "mère", devenu obsédé par le lien spécial qui a été formé avec elle. Mais Martin sort du coma, et à partir du moment ou le vrai fils des Swinton revient, les ennuis commencent pour David: d'une part, la jalousie féroce de Martin va pousser ce dernier à intriguer contre l'androïde, et d'autre part les parents ne peuvent faire autrement que de prendre parti pour Martin contre David. Les apparences (provoquées par Martin) vont mener Henry (Sam Robards) à prendre la décision de se débarrasser de David. Ce qui se traduit, dans cette société du futur, par un retour à l'usine ou le robot va être détruit. Ne pouvant se résoudre à accepter cette éventualité, Monica emmène David dans la forêt, et le laisse en plan. Pour David, laissé seul face aux multiples dangers qui attendent les robots en liberté, une seule chose compte désormais: retrouver celle qu'il a naturellement été amené à appeler "Maman"...
Il est aujourd'hui encore impossible d'aborder ce film de Steven Spielberg, tourné entre Saving private Ryan et Minority report, sans à un moment ou un autre être confronté à l'argument le plus médiatique du projet: la filiation, en quelque sorte, de Kubrick à Spielberg et le passage de témoin entre le metteur en scène New Yorkais reclus et son jeune disciple si ouvert, affable et expansif. Si on s'en tient à la version de Spielberg, d'ailleurs relayé par Jan Harlan, beau-frère de feu Stanley Kubrick, et producteur exécutif sur A.I., Kubrick souhaitait adapter Supertoys last all summer long, de Brian Aldiss, depuis le milieu des années 80. Il avait privilégié Full metal jacket, nettement plus facile à mettre en chantier, avant de se replonger dans son projet de retour à la science-fiction, dont il aurait décidé après avoir vu Jurassic Park que Spielberg était sans doute plus qualifié que lui pour le tourner. N'étant pas dans le secret des dieux, je dirais que c'est plausible, et s'il y avait dans ce film qui tourne donc comme l'indique clairement le titre autour de la notion d'intelligence artificielle suffisamment de thèmes propres à mobiliser Kubrick, le film convient bien à Spielberg, qui a trouvé matière à réflexion personnelle. Pourtant, ce martèlement par la production du film du glorieux parrainage, fut-il posthume, ressemble à un coup, et oblige tant les commentateurs à se pencher sur la réalité de cette bi-paternité interlope, qu'on ne va pas y couper...
Spielberg va multiplier les appels du pied, les références, les plans "à la manière de...", et va même jusqu'à copier ça et là le style du maitre en matière de travelling avant à la poursuite d'un véhicule: qu'on se rappelle les fameux plans de Danny sur son tricycle, faisant le tour de l'hôtel Overlook dans The Shining... Revenant à la Science-fiction des années après E.T. , dans une histoire qui fait intervenir des extra-terrestres confrontés à l'extinction de la race humaine, Spielberg se plait à montrer une initiative de "préservation" qui renvoie à l'énigmatique final de 2001 dans lequel une sorte de zoo qui contient un seul animal, le spationaute Frank Poole, trouve ici une continuation à travers cette copie de l'univers dans lequel David a été heureux, recréé par des Aliens soucieux de préserver à travers le robot David, une trace de l'héritage disparu des humains. De même, le parcours de David, mâtiné de conte de fées ironique, n'est pas loin d'une picaresque quête d'un être à la recherche de son identité, et confronté à l'ingratitude de ses créateurs. Ceux-ci l'ont créé, et s'en désintéressent. Son oubli et sa douleur (être séparé de sa mère mortelle lorsqu'on peut soi-même durer des millénaires sans trop s'abimer!) font partie de son lot, et la façon dont les humains se retournent contre leurs créations, les détruisant dans des mises en scène de cirque apocalyptique, rappellent encore une fois le destin de l'humanité vu par 2001, cette filiation de l'intelligence, du monolithe mystérieux aux hominidés, des primates à la conquête spatiale, et de la conquête spatiale à la confrontation avec une intelligence artificielle supérieure qui est décidément trop perfectionnée: meurtrière dans 2001, destinée à nous supplanter dans A.I.
Pourtant, là où Kubrick laissait libre cours à sa façon essentiellement cérébrale de tourner, multipliant les prises jusqu'à virtuellement disposer d'absolument toutes les options de jeu possibles, aussi infimes soient les différences et nuances, Spielberg est un instinctif, qui obtient vite et efficacement ce qu'il cherche. Les deux styles ne se confondent pas, loin de là... Et Spielberg ne se confronte pas ici à un film qui lui est étranger. D'ailleurs il prolongera des éléments et motifs de ce film dans ses deux productions suivantes de science-fiction, Minority report et The war of the worlds: dans Minority report, il fait de nouveau reposer une large partie de son film sur le lien fragile et disparu entre un adulte et un enfant, mais du point de vue de l'homme cette fois. Il y invente également un monde bigarré, mais bien moins exotique que celui d'AI. Après tout, son adaptation de Philip K. Dick est supposée se situer une dizaine d'années dans l'avenir... On peut presque imaginer que le monde d'AI est un prolongement de celui de Minority Report... Quant à The war of the worlds, Spielberg y reprend de façon troublante l'assujettissement par la terreur aperçu ici, lorsque David, Gigolo Joe (Un robot d'amour, sorte de sex-toy ultra-perfectionné qui fuit un piège qu'on lui a tendu, interprété de façon splendide par Jude Law) et d'autres "méchas" laissés pour compte, doivent fuir l'apparition d'un ballon dirigeable imitant la lune, dont les occupants sont décidés à les récupérer pour les sacrifier dans un spectacle de cirque. Dans son adaptation de Wells, Spielberg prête cette terreur de l'annihilation aux humains, mais reprend essentiellement les mêmes ingrédients de suspense... Et surtout, le film, qui passe par le conte de fées (Le petit poucet, bien sur, mais aussi le fait qu'une partie importante de la conscience identitaire de David passe par Pinocchio dont l'histoire le fascine, ce qui en fait sa bible pour le reste du film: il souhaite lui aussi rencontrer la fée qui le rendre petit garçon afin que sa mère l'aime), dérive souvent dans le quasi-sadisme de Spielberg, qui pousse une situation jusque dans ses derniers retranchements. Le metteur en scène ne se prive d'ailleurs pas de signer son film: il a recours à plusieurs variations autour du regard, son obsession première, comme lorsque David et Gigolo Joe consultent un oracle, en fait un personnage holographique qui débite de façon mécanique des réponses à des questions. La caméra passe derrière l'hologramme du "Dr Know", nous montrant ainsi David et Joe à travers l'oeil de l'image... Une façon ironique de nous montrer les deux personnages comme nos étrangers, tout en assimilant l'être humain à une création sans aucune vie. Il replace aussi, comme souvent, des plans iconiques: une vision de David dans un rétroviseur de voiture quand Monica fuit l'endroit où elle l'a abandonné rappelle bien sur Jurassic Park, et la vision du reflet dans une flaque d'eau du ballon dirigeable en forme de lune renvoie non seulement à E.T. (Le satellite) mais aussi une fois de plus à ses films de dinosaure. Une preuve que pour respectueux qu'il ait été, le passage de témoin n'a pas empêché Spielberg de s'approprier le film. Heureusement, d'ailleurs.
Reste que AI est une déception. Coincé dans son argumentaire en forme d'équation magique, visant essentiellement à récupérer une partie de l'impressionnante vogue pour les films de Kubrick après sa mort en 1999, le film représente après tout le retour de Spielberg dans le monde de la science-fiction, son renvoi à la rencontre entre l'homme et l'extra-terrestre, qui aurait pu déboucher sur plus qu'une illustration sage du destin tragique d'un robot créé pour des besoins ciblés, et devenu tout à coup le dernier représentant de toute la civilisation et d'une race dont il ne fait d'ailleurs même pas partie. En essayant de mettre ses pas dans ceux de illustre collègue, Spielberg trahi un peu son propre univers, lui qui à cette époque n'a pas l'habitude de la lenteur, celle-ci devient pesante, et la tension qu'il installe avec son suspense finit par être exaspérante. Il aurait convenu de couper A.I., qui est bien un film de Spielberg, mais qui semble vouloir furieusement ressembler à autre chose... ambitieux, mais inachevé, dans lequel la rencontre d'un être paradoxal avec son créateur est presque escamotée. Un film attachant mais qui laisse un goût de regret.