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  • : Allen John's attic
  • : Quelques articles et réflexions sur le cinéma, et sur d'autres choses lorsque le temps et l'envie le permettront...
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11 juin 2023 7 11 /06 /juin /2023 15:35

Dans un futur lointain et troublé, la place manque sur terre après la montée spectaculaire des eaux, et les naissances sont limitées. Les hommes ont donc recours à des "méchas", des robots afin de remplir des tâches subalternes, des imitations ultra-perfectionnées de l'être humain dont on n'hésitera pas à se débarrasser le moment venu. Cybertronics, l'une des entreprises à la pointe de cette technologie sophistiquée, envisage d'aller plus loin en fournissant à des parents en mal d'affection des faux-enfants, et teste le procédé sur un couple, pas vraiment choisi au hasard: Henry et Monica ont tous deux perdu un enfant, ou presque: Martin est dans le coma, il n'y a que peu de chances qu'il en sorte... Ils se retrouvent donc les "parents" de David (Haley Joel Osment), un super-robot qui va dans un premier temps être très difficile à accepter pour Monica (Frances O'Connor), avant que celle-ci commence à s'attacher à lui. Elle va aller jusqu'à commettre une action irréversible: en le verrouillant, elle le rend pour toute la durée de son existence quasi asservi à l'amour qu'il porte pour sa "mère", devenu obsédé par le lien spécial qui a été formé avec elle. Mais Martin sort du coma, et à partir du moment ou le vrai fils des Swinton revient, les ennuis commencent pour David: d'une part, la jalousie féroce de Martin va pousser ce dernier à intriguer contre l'androïde, et d'autre part les parents ne peuvent faire autrement que de prendre parti pour Martin contre David. Les apparences (provoquées par Martin) vont mener Henry (Sam Robards) à prendre la décision de se débarrasser de David. Ce qui se traduit, dans cette société du futur, par un retour à l'usine ou le robot va être détruit. Ne pouvant se résoudre à accepter cette éventualité, Monica emmène David dans la forêt, et le laisse en plan. Pour David, laissé seul face aux multiples dangers qui attendent les robots en liberté, une seule chose compte désormais: retrouver celle qu'il a naturellement été amené à appeler "Maman"...

Il est aujourd'hui encore impossible d'aborder ce film de Steven Spielberg, tourné entre Saving private Ryan et Minority report, sans à un moment ou un autre être confronté à l'argument le plus médiatique du projet: la filiation, en quelque sorte, de Kubrick à Spielberg et le passage de témoin entre le metteur en scène New Yorkais reclus et son jeune disciple si ouvert, affable et expansif. Si on s'en tient à la version de Spielberg, d'ailleurs relayé par Jan Harlan, beau-frère de feu Stanley Kubrick, et producteur exécutif sur A.I., Kubrick souhaitait adapter Supertoys last all summer long, de Brian Aldiss, depuis le milieu des années 80. Il avait privilégié Full metal jacket, nettement plus facile à mettre en chantier, avant de se replonger dans son projet de retour à la science-fiction, dont il aurait décidé après avoir vu Jurassic Park que Spielberg était sans doute plus qualifié que lui pour le tourner. N'étant pas dans le secret des dieux, je dirais que c'est plausible, et s'il y avait dans ce film qui tourne donc comme l'indique clairement le titre autour de la notion d'intelligence artificielle suffisamment de thèmes propres à mobiliser Kubrick, le film convient bien à Spielberg, qui a trouvé matière à réflexion personnelle. Pourtant, ce martèlement par la production du film du glorieux parrainage, fut-il posthume, ressemble à un coup, et oblige tant les commentateurs à se pencher sur la réalité de cette bi-paternité interlope, qu'on ne va pas y couper...

Spielberg va multiplier les appels du pied, les références, les plans "à la manière de...", et va même jusqu'à copier ça et là le style du maitre en matière de travelling avant à la poursuite d'un véhicule: qu'on se rappelle les fameux plans de Danny sur son tricycle, faisant le tour de l'hôtel Overlook dans The Shining... Revenant à la Science-fiction des années après E.T. , dans une histoire qui fait intervenir des extra-terrestres confrontés à l'extinction de la race humaine, Spielberg se plait à montrer une initiative de "préservation" qui renvoie à l'énigmatique final de 2001 dans lequel une sorte de zoo qui contient un seul animal, le spationaute Frank Poole, trouve ici une continuation à travers cette copie de l'univers dans lequel David a été heureux, recréé par des Aliens soucieux de préserver à travers le robot David, une trace de l'héritage disparu des humains. De même, le parcours de David, mâtiné de conte de fées ironique, n'est pas loin d'une picaresque quête d'un être à la recherche de son identité, et confronté à l'ingratitude de ses créateurs. Ceux-ci l'ont créé, et s'en désintéressent. Son oubli et sa douleur (être séparé de sa mère mortelle lorsqu'on peut soi-même durer des millénaires sans trop s'abimer!) font partie de son lot, et la façon dont les humains se retournent contre leurs créations, les détruisant dans des mises en scène de cirque apocalyptique, rappellent encore une fois le destin de l'humanité vu par 2001, cette filiation de l'intelligence, du monolithe mystérieux aux hominidés, des primates à la conquête spatiale, et de la conquête spatiale à la confrontation avec une intelligence artificielle supérieure qui est décidément trop perfectionnée: meurtrière dans 2001, destinée à nous supplanter dans A.I.

Pourtant, là où Kubrick laissait libre cours à sa façon essentiellement cérébrale de tourner, multipliant les prises jusqu'à virtuellement disposer d'absolument toutes les options de jeu possibles, aussi infimes soient les différences et nuances, Spielberg est un instinctif, qui obtient vite et efficacement ce qu'il cherche. Les deux styles ne se confondent pas, loin de là... Et Spielberg ne se confronte pas ici à un film qui lui est étranger. D'ailleurs il prolongera des éléments et motifs de ce film dans ses deux productions suivantes de science-fiction, Minority report et The war of the worlds: dans Minority report, il fait de nouveau reposer une large partie de son film sur le lien fragile et disparu entre un adulte et un enfant, mais du point de vue de l'homme cette fois. Il y invente également un monde bigarré, mais bien moins exotique que celui d'AI. Après tout, son adaptation de Philip K. Dick est supposée se situer une dizaine d'années dans l'avenir... On peut presque imaginer que le monde d'AI est un prolongement de celui de Minority Report... Quant à The war of the worlds, Spielberg y reprend de façon troublante l'assujettissement par la terreur aperçu ici, lorsque David, Gigolo Joe (Un robot d'amour, sorte de sex-toy ultra-perfectionné qui fuit un piège qu'on lui a tendu, interprété de façon splendide par Jude Law) et d'autres "méchas" laissés pour compte, doivent fuir l'apparition d'un ballon dirigeable imitant la lune, dont les occupants sont décidés à les récupérer pour les sacrifier dans un spectacle de cirque. Dans son adaptation de Wells, Spielberg prête cette terreur de l'annihilation aux humains, mais reprend essentiellement les mêmes ingrédients de suspense... Et surtout, le film, qui passe par le conte de fées (Le petit poucet, bien sur, mais aussi le fait qu'une partie importante de la conscience identitaire de David passe par Pinocchio dont l'histoire le fascine, ce qui en fait sa bible pour le reste du film: il souhaite lui aussi rencontrer la fée qui le rendre petit garçon afin que sa mère l'aime), dérive souvent dans le quasi-sadisme de Spielberg, qui pousse une situation jusque dans ses derniers retranchements. Le metteur en scène ne se prive d'ailleurs pas de signer son film: il a recours à plusieurs variations autour du regard, son obsession première, comme lorsque David et Gigolo Joe consultent un oracle, en fait un personnage holographique qui débite de façon mécanique des réponses à des questions. La caméra passe derrière l'hologramme du "Dr Know", nous montrant ainsi David et Joe à travers l'oeil de l'image... Une façon ironique de nous montrer les deux personnages comme nos étrangers, tout en assimilant l'être humain à une création sans aucune vie. Il replace aussi, comme souvent, des plans iconiques: une vision de David dans un rétroviseur de voiture quand Monica fuit l'endroit où elle l'a abandonné rappelle bien sur Jurassic Park, et la vision du reflet dans une flaque d'eau du ballon dirigeable en forme de lune renvoie non seulement à E.T. (Le satellite) mais aussi une fois de plus à ses films de dinosaure. Une preuve que pour respectueux qu'il ait été, le passage de témoin n'a pas empêché Spielberg de s'approprier le film. Heureusement, d'ailleurs.

Reste que AI est une déception. Coincé dans son argumentaire en forme d'équation magique, visant essentiellement à récupérer une partie de l'impressionnante vogue pour les films de Kubrick après sa mort en 1999, le film représente après tout le retour de Spielberg dans le monde de la science-fiction, son renvoi à la rencontre entre l'homme et l'extra-terrestre, qui aurait pu déboucher sur plus qu'une illustration sage du destin tragique d'un robot créé pour des besoins ciblés, et devenu tout à coup le dernier représentant de toute la civilisation et d'une race dont il ne fait d'ailleurs même pas partie. En essayant de mettre ses pas dans ceux de illustre collègue, Spielberg trahi un peu son propre univers, lui qui à cette époque n'a pas l'habitude de la lenteur, celle-ci devient pesante, et la tension qu'il installe avec son suspense finit par être exaspérante. Il aurait convenu de couper A.I., qui est bien un film de Spielberg, mais qui semble vouloir furieusement ressembler à autre chose... ambitieux, mais inachevé, dans lequel la rencontre d'un être paradoxal avec son créateur est presque escamotée. Un film attachant mais qui laisse un goût de regret.

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Published by François Massarelli - dans Steven Spielberg Stanley Kubrick Science-fiction
2 août 2016 2 02 /08 /août /2016 11:46

Ce documentaire d'un grand fan de Kubrick n'est pas contrairement à ce qu'on pourrait croire une compilation de tous les sens cachés de The Shining. C'est surtout un ensemble de témoignages de fanatiques, qui se sont tous penchés sur le film et y ont trouvé... exactement ce qu'ils cherchaient. La plupart des élucubrations qu'ils amoncellent (Et qu'Ascher ne commente jamais) sont à hurler de rire même si elles sont toues fondées sur une vérité: Kubrick était un génie, et il est généralement admis qu'aucune image n'échappait à son contrôle. Il y a dans The shining un certain nombre d'erreurs apparentes, auxquelles les zozos interviewés réussissent à donner un sens, c'est frappant.

Mais Kubrick n'était pas qu'un joueur d'échecs émérite au QI impressionnant, c'était aussi un farceur, un bluffeur impénitent, et c'est la raison pour laquelle il ne faut ni s'arrêter de chercher la petite bête dans ses films (C'est ludique, ça passe le temps, et on y trouvera toujours des choses), ni accorder trop d'importance à tout ou n'importe quoi.

Quant aux interprétations, elles vont d'une représentation de The Shining comme étant une métaphore de la Shoah à une théorie selon laquelle le film serait le moyen pour Kubrick d'avouer sans le dire directement (!!) qu'il avait bidonné les images d'Apollo sur la lune avec la N.A.S.A., puisque "tout le monde sait" que les films Apollo n'ont pas été tournés sur la lune, en passant par une métaphore du massacre des Indiens d'Amérique. Ma version préférée est celle de cette dame qui a analysé l'espace de l'hôtel Overlook, pièce par pièce tel qu'il est représenté dans le film, pour finir par découvrir le pot-aux-roses: le film n'a, dit-elle, aucun sens!!

Mais il y a une autre face, plus amère, à ce déballage de bêtise apparemment inoffensive: tous ces gens, ne font-ils pas un peu de complotisme? Et d'un imbécile persuadé que les films Apollo ne sont qu'un bidonnage, à un fou dangereux remettant en cause la véracité du 11 septembre, ou de la Shoah, il n'y a parfois qu'un pas. Les gens, on le voit bien, ne croient après tout que ce qu'ils veulent croire.

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Published by François Massarelli - dans Stanley Kubrick documentaire
24 juin 2014 2 24 /06 /juin /2014 17:33

Le dernier film de Stanley Kubrick a, comme chacun sait, été battu à plate couture par l'annonce de la mort du maître. Ce qu'on a retenu cette année là, c'est moins le film, pourtant sorti après 12 années d'absence sur les écrans, que la fin du règne étrange d'un cinéaste qui finissait par symboliser l'exigence, la maniaquerie et l'essence même du cinéma: un regard personnel et intransigeant, unique, et particulièrement jaloux de son indépendance. En mourant avant de sortir son film, Kubrick l'a plus ou moins condamné sur deux plans: d'une part, on sait à quel point il lui importait de contrôler le devenir de chaque film, depuis l'écriture jusqu'aux salles, allant jusqu'à en superviser les reprises, et bien sûr ne reculant même pas devant la suppression pure et simple de A clockwork orange lorsque la polémique sur la prétendue influence du film sur des groupes de jeunes casseurs faisait rage; d'autre part, l'auteur prenait le risque de s'aventurer en un terrain miné à l'imagerie ultra-codifiée, et laissait se débrouiller tout seul une oeuvre complexe, peut-être pas totalement achevée, et qui allait sans doute rater sa "cible", à une époque où le marketing cinématographique a pris le pas sur l'artisanat.

Car si un film de Kubrick a été vendu sur un malentendu c'est bien celui-ci; la plupart des rumeurs qui couraient durant le tournage ont laissé des traces: on prétendait qu'il s'agissait d'un film de sexe explicite sur un vrai couple de stars (Nicole Kidman et Tom Cruise) qui s'aimaient devant les caméras; on s'attendait à ce que le film soit un thriller érotique définitif, de la même façon que le film de science-fiction trouvait une sorte d'accomplissement ultime avec 2001, a space odyssey. C'était compter sans le style, les préoccupations, et la froideur de Kubrick, ceci dit sans aucune méchanceté: on sait que le metteur en scène ne tournait pas à chaud, loin de là, préparant au millimètre près chaque plan. Au final, on a le contraire absolu de ce qu'on attendait, un film qui utilise en effet des codes érotiques (ou supposés tels), qui parle de sexualité, fournit une dose abondante de nudité, mais parle essentiellement de l'impossibilité de succomber au vice, et le fait en prime avec un humour qui semble avoir échappé au plus grand nombre. Et pour couronner le tout, la polémique née aux Etats-Unis, autour du choix contestable de la Warner de cacher la plupart des corps nus qui s'agitaient dans des poses et des positions sans équivoque au cours d'une orgie bien étrange, a probablement condamné le film à être incompris: il s'agissait, on s'en rappelle, de rendre le film accessible à un plus grand nombre, ou de le censurer en en édulcorant les provocations. Sauf que pour toute personne un tant soit peu sensée (ou Européenne...) qui voit la séquence de cette fameuse orgie aujourd'hui et en constate l'insoutenable froideur, pour ne pas dire le ridicule calculé, le fait est que ces manipulations posthumes, dont je ne crois pas une seule seconde que Kubrick les aurait approuvées, changent brutalement le sens de la séquence, la transformant en un téléfilm érotique tel qu'on peut en voir tardivement sur les chaines de télévision. En plaçant des silhouettes numériques entre le spectateur et les figures gauches et froides de couples qui s'adonnent à un rituel sexuel dénué de la moindre beauté, on a codifié de façon salace ce qui était principalement une agression du spectateur - et du personnage principal, bien sur.

Le point de vue, dans le film, est celui du docteur William Harford. Je suis le premier à le dire, Tom Cruise est souvent un acteur abominable, histrionique, intense y compris pour montrer son personnage faisant cuire des coquillettes; pourtant, la méthode Kubrick a du bon, qui fait refaire à un acteur la même chose un tel nombre de fois qu'il n'a plus aucun contrôle sur son jeu. Ici, Harford garde ce côté vaguement irritant, nerveux et inapproprié de Cruise, mais il devient en fait aussi déplacé que son personnage doit l'être: inadéquat, paumé, et victime soit de l'impossibilité d'aller au bout de sa frustration, de ses fantasmes, soit d'une manipulation extrême. Tout commence au retour d'une soirée très huppée, au cours de laquelle le jeune docteur laisse sa femme le temps d'une intervention éclair à l'étage: son ami Victor Ziegler (Sidney Pollack), qui avait amené Mandy (Julienne Davis), une jeune prostituée et passait du bon temps avec elle pendant la soirée qu'il organisait, faisait appel à William pour examiner la jeune femme qui venait de faire une overdose d'héroïne. Alice, son épouse, avait pendant ce temps laissé un homme (Sky Du Mont) flirter avec elle. A la maison, le jeune couple va donc parler des événements de la soirée (William laissant de côté son intervention professionnelle, dont il avait promis qu'il n'en parlerait à personne), et Alice va révéler qu'elle a, un jour, eu l'impulsion de le quitter pour un homme, un fantasme presque, prête à tout lâcher, leur vie, leur mariage, leur enfant, ne serait-ce que pour une nuit. Bill, appelé à intervenir chez un de ses patients qui vient de décéder, s'embarque pour une nuit étrange, durant laquelle il va subir la tentation de l'adultère, avant de la rechercher. Mais s'il ne commettra rien au final, l'expérience le changera pourtant de façon profonde.

Harford va donc recueillir chez son patient décédé la confidence inattendue et embarrassante de la fille de celui-ci, Marion (Marie Richardson), qui va lui avouer son amour fou pour lui (Alors qu'elle est sur le point de se marier avec son fiancé); il va ensuite rencontrer une jeune prostituée, Domino (Vanessa Shaw) qui va le séduire, avant qu'il ne décide de rentrer chez lui - ce qu'il ne fera pas, préférant flâner dans les rues de New York, et entrer sur une impulsion dans un club de jazz où son vieil ami le pianiste Nick Nightingale (Todd Field) joue. Celui-ci lui parle d'un endroit mythique ou une soirée costumée hallucinante va se dérouler, et Bill décide d'y faire un tour, passant d'abord par une boutique de location de costumes, où il assiste à une scène étrange entre le commerçant, Milich (Rade Serbedzija) et sa fille (Leelee Sobieski), qu'il vient de surprendre à demi-nue avec deux hommes d'âge mur... Il se rend ensuite à la fête, mais celle-ci ressemble plus à une cérémonie rituelle et sectaire qu'à une orgie. Durant le déroulement, il est reconnu, et amené devant un attroupement des participants; une jeune femme, qui l'a repéré, l'avait prévenu de partir, mais il avait décidé de rester, fasciné. L'assemblée semble prête à le mettre à mort, mais la jeune femme se sacrifie pour lui. Le lendemain, rentré chez lui, il tente de faire sens des événements de la nuit, et s'aperçoit vite qu'il est suivi. Il tente aussi de contacter Domino, dont il apprend par sa colocataire qu'elle vient de recevoir les résultats d'un test sanguin: elle est séropositive; enfin, il apprend la mort d'overdose d'une jeune femme, Amanda: cette jeune héroïnomane est-elle "Mandy", la fille qu'il a sauvée chez Ziegler, et est-elle liée à la jeune femme "sacrifiée" lors de l'orgie rituelle? Enfin, pourquoi, au terme de cette nouvelle journée, voit-il auprès de son épouse endormie le masque qu'il avait oublié lors de la cérémonie étrange?

Cette dernière question n'a pas de réponse, mais elle a une conséquence: William va confesser ses égarements à son épouse, ce qui aura pour effet de restaurer la confiance après ces simulacres d'envies adultères, dont aucune, je le répète, n'a abouti. La conversation, interrompue trente-six heures plus tôt, reprend, et le couple va pouvoir repartir sur de nouvelles bases, préparer Noël, et incidemment, à l'initiative d'Alice, reprendre une vie sexuelle bien malmenée... Mais le film n'a pas résolu les autres questions du spectateur. Ainsi, Ziegler était bien de son propre aveu un membre de la fameuse orgie, mais qui sont les individus masqués qui prennent prétexte d'un rite sexuel pour s'arroger le droit de vie et de mort (ou du moins peut-on le croire, puisque deux personnes semblent en avoir fait les frais: la jeune femme retrouvée morte le lendemain, et le pianiste Nick, dont Ziegler dit qu'il est 'retourné à Seattle', mais Bill en doute)? Ziegler l'a-t-il manipulé après l'orgie, lui faisant croire que la façon dont Bill avait été congédié était juste une façon de lui faire peur afin de protéger l'anonymat des participants à la soirée, ou avant, de manière à pousser Nick à prévenir Bill de l'orgie, pour l'amener à y participer? La présence du masque chez Bill à la fin laisse entendre qu'Alice peut avoir été mise au courant par Ziegler par exemple, mais pourrait-elle avoir comploté afin de tester Bill? D'autres questions plus éparses surviennent aussi, confirmant le côté puzzle du film et son caractère de jeu de pistes inépuisable: au début du film, Bill croise le pianiste Nick Nightingale à la soirée chez Ziegler, mais les deux anciens amis ont à peine eu le temps d'échanger quelques mots que Nick est appelé un peu froidement à se rendre ailleurs, par un domestique. Lorsqu'on sait qu'à ce moment précis Ziegler est sans doute en pleine rencontre avec une prostituée à l'étage, se pourrait-il que Nick soit lui aussi appelé à participer aux festivités? Et tant qu'on y est, on peut quand même noter que cette fameuse soirée durant laquelle tout commence est une bien étrange sauterie: Ziegler y néglige ses invités pour une petite partie fine à l'étage, Bill y est accosté par des top-models entreprenantes, et Alice a l'occasion de défendre sa fidélité contre un vieux séducteur très sûr de lui. S'agit-il seulement d'une soirée mondaine?

Une chose est sure: Bill Harford, au début du film, est confronté professionnellement à des opportunités (Marion, la jeune femme dont le père vient de mourir, se jette sur lui); à la fête chez Ziegler, il passe d'ailleurs des bras accueillants de deux jeunes femmes prêtes à lui faire subir tout le kama-sutra en tandem, à l'intervention auprès d'une prostituée, dont le corps dévoilé est particulièrement impressionnant; il va ensuite être confronté à beaucoup de nudité, depuis ses clientes jusqu'à la visite de Mandy à la morgue, en passant bien sûr par les corps de jeunes femmes dont le visage est caché par un masque au cours du rituel. A côté de cet érotisme ambiant, froid et jamais totalement déconnecté de son aspect professionnel, ou de la froideur émotionnelle qui en tient lieu, le réalisateur a souvent demandé à Nicole Kidman de donner une alternative plus sereine, plus quotidienne à cette nudité glacée: elle s'habille, se déshabille, s'observe dans le miroir, et la fameuse scène de la dispute, située après que le couple ait partagé un joint, est jouée par l'actrice en sous-vêtements, avec un haut transparent. Cette nudité plus chaleureuse, plus accessible, trahit aussi une certaine habitude, et de fait il faut une injonction d'Alice à la toute fin du film ("We need to do something: Fuck") pour que Bill se décide... Le problème est donc qu'il semble coincé à l'écart de toute sensualité, pas assez impliqué auprès de son épouse, et virtuellement incapable d'accomplir un adultère tant la fatalité lui met des bâtons dans les roues. Les aspects codifiés, froids et effrayants de la fameuse soirée contrastent donc avec le flirt presque tendre subi par Alice, qui a bu trop de champagne, à la soirée de Ziegler qui ouvre le film... Bill, lui, est inapte à recevoir les impulsions qui le traversent autrement que comme une agression, et il est gauche en tout y compris lorsque la colocataire de Domino lui fait des avances, et qu'il s'enhardit, ce sera plus ridicule qu'autre chose. Cette inaptitude à la sensualité est le grain de sable de ce film, le dernier d'une longue série, qui chez Kubrick évaluent la façon dont un système peut se gripper à cause d'un petit rien, un pas grand chose; un ordre inattendu pour lâcher une bombe (Dr Strangelove), la prise du pouvoir par une intelligence artificielle (2001), où l'irruption dans le parcours d'un homme ambitieux et froid de l'adversité émotionnelle du fils de son épouse (Barry Lyndon)...

Et puis le récit de Schnitzler ainsi adapté ne s'appelle-t-il pas Traumnovelle? Soit le roman du rêve... Le rêve, rendu possible aussi par le biais du passage de l'autre côté grâce à un joint (Il faudrait sans doute un produit particulièrement fort, mais passons!)... C'est peu probable, d'autant que le rêve en question déborde à plusieurs reprises sur la réalité. Mais ce film, tourné comme d'habitude en Angleterre en studio, laisse aussi l'impression très nette d'être volontairement à côté de la plaque. C'est une habitude chez le metteur en scène, qui a déjà reconstitué un Vietnam rarement convaincant dans Full metal jacket. Ici, il a fait construire des rues de New York, qui trahissent partiellement leur présence en studio, laissant vaguement échapper l'impression de faux. On n'est de fait jamais dans le réalisme, mais plutôt dans une espèce d'univers fait aux contours des complexes de Bil Harford, qui à deux reprises va faire exactement le même parcours: une première fois dans le cadre de sa soirée improvisée de débauche inassouvie, une deuxième fois pour recomposer la nuit, en tester la véracité, et chaque élément en sera pourtant déplacé: Nick a disparu, Domino est partie chez le docteur, sa colocataire est entreprenante, mais parle de séropositivité, et enfin Marion ne répond pas au téléphone, c'est son fiancé qui s'en charge... Comme dans un rêve les chances d'accomplissement s'éloignent, on débouche immanquablement sur la frustration.

Le film est visuellement très riche, et repose manifestement sur une collaboration impressionnante entre le réalisateur et ses stars. Faisant mentir sa réputation de contrôleur maniaque, Kubrick a même accepté des suggestions de Nicole Kidman, qui souhaitait une certaine chanson de Chris Isaak pour se mettre à l'aise lors de séquences de nudité; la scène obtenue, d'ailleurs difficile à placer dans la continuité, sera choisie pour faire office de teaser sur le film... Le reste de la musique se conforme aux habitudes de Kubrick, qui fait appel à du classique établi, avec un mouvement de la Jazz suite de Chostakovitch, des bribes de piano de Ligeti (Déjà convoqué sur 2001, et dont la partition ici glaçante fait peser tout le poids du monde sur une seule note de piano, plus agressive à elle seule que tous les violons de la musique de Psycho par Bernard Hermann) et un grand nombre d'éléments utilisé à la fois pour leur aspects approprié et le commentaire ironique qu'ils permettent: les standards de Broadway interprétés sans aucune âme, et entendus à la soirée chez Ziegler, par exemple, sont des chansons d'amour, mais Alice et Bill sont loin de danser ensemble. On sait que Kubrick a eu des soucis d'interprétation, au point de virer Harvey Keitel, mais rien n'en transpire dans un film à la perfection glacée, au rythme volontairement lent, qui une fois de plus fascine ou irrite, prenant le parti de questionner la sexualité à une époque où elle déborde de partout, mais codifiée, formatée; il fait un film sur un être qui ne s'y refuse pas, mais ne parvient pas à s'y reconnaître... Il questionne aussi la présence inattendue d'une quasi-secte dans la vie de la nuit, une secte qui pourrait bien ici être dangereuse, et créer des ennuis à un personnage joué par Tom Cruise: il semblerait que celui-ci ait été tenté à cette époque de quitter la Scientologie, cet aspect n'est sans doute pas innocent. Mais un autre aspect pour finir relie Eyes Wide Shut à d'autres oeuvres: ce film est une preuve de plus de la réflexion acerbe de Kubrick sur l'échec de la sexualité masculine. Un échec qui vient après l'asservissement de la femme (A clockwork Orange, Spartacus, Dr Strangelove), et la tentative pure et simple de meurtre (The shining). Ici, l'échec total de Bill Harford est d'autant plus pathétique, que c'est son épouse qui doit le remettre sur le droit chemin, avec ce sublime dernier mot du dernier film de Kubrick: Fuck. Un film qui vaut bien plus que sa réputation, bien sûr: phrase galvaudée, mais que voulez-vous: il semble que pour bien des commentateurs, Eyes wide shut soit pour Kubrick une sorte de Tintin et les Picaros avec du cul. Ils ont tort, évidemment...

 

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Published by François Massarelli - dans Stanley Kubrick Mettons-nous tous tout nus
18 juin 2014 3 18 /06 /juin /2014 16:30

A la fin des années 60, nous assistons à l'entrainement d'un groupe de Marines à Parris Island, en Caroline du Nord. Les jeunes sont des engagés, et sont confiés à un instructeur (Lee Ermey) dont le but avoué est de faire de ces jeunes soldats des machines à tuer... Dans la deuxième partie, nous suivons les pérégrinations du soldat J. T. Davis, surnommé "Joker" , Le "farceur" (Matthew Modine), passé de Parris Island au service de presse de l'armée, qui participe à une escarmouche dans les ruines de la ville de Hué, et est témoin de l'attaque d'un sniper qui décime une petite unité, homme après homme.

Revenons en arrière: depuis 1951 et Day of the fight, Stanley Kubrick a certes beaucoup évolué, et tourné un nombre significatif de films. Il est devenu assurément l'un des maîtres du cinéma de fiction, celui dont la réputation de tyran obsédé par le contrôle du moindre bout de pellicule n'est plus à faire. Il ne tourne plus à moins de 15 kilomètres de chez lui, il reconstruit désormais l'univers qu'il filme chez lui, et bien sur on ne peut que constater à quel point le metteur en scène s'est éloigné du monde du documentaire. Sauf que... l'une des clés du cinéma de Kubrick, et c'est d'autant plus palpable pour ce film tourné à l'époque de la vidéo de salon, sur lequel on possède après tout pas mal de documentation, et dont les acteurs sont toujours disponibles, est que Kubrick, bien sur, était perfectionniste, et c'est évidemment l'une des raisons qui le poussaient à tourner des dizaines et des dizaines de prises d'une scène. Mais il avait aussi à coeur de créer jusqu'aux moindres détails des scènes, et parmi les données qu'il souhaitait rendre aussi véridiques que possible, il comptait les personnages. Il lui fallait abolir les acteurs, enlever toute barrière restante entre le film et son contenu, bref, il fallait que l'action soit non pas proche de la réalité, mais tout bonnement vraie. Dans Full metal jacket, le principal vecteur de cette recréation de la réalité, c'est bien sur Lee Ermey. L'ancien Marine a été engagé afin de servir d'entraîneur et de consultant pour tout ce qui est combat, entrainement au camp de base, action physique, etc. Il n'était pas prévu qu'il devienne acteur, mais son efficacité, son langage et ses méthodes ont tellement séduit Kubrick, qu'il a été obligé de lui confier au final le rôle du sergent instructeur Hartman...

Hartman nous a prévenu, son but est de faire de chacun des soldats une machine à tuer, et il s'y engage, avec une certaine efficacité ironique, comme le révèle la fin brillante de la première partie du film, située à Parris Island, et d'une longueur de cinquante minutes. Une mission qui renvoie à l'univers habituel de Kubrick, toujours à l'aise dans la peinture des machineries humaines en route, dont il s'attache à montrer les rouages dans leurs moindres détails, mais ne manque jamais de nous prouver qu'elles sont essentiellement vouées à l'échec. Ici, en s'attachant à la guerre du Vietnam, on s'attendrait à ce que Kubrick exprime un point de vue sur la guerre en général, voire sur ce conflit particulier. Il ne le fait pas, d'une part parce qu'il n'est pas le premier: d'autres, de John Wayne avec The Green Berets (Que "Joker" a vu, dirait-on...) à Oliver Stone avec Platoon, sont déjà passés par là. Beaucoup on exprimé un point de vue en effet, mais le plus proche de Full metal jacket, à mon sens, serait probablement aussi le plus définitif de ces films, le plus symbolique également: Apocalypse now, de Coppola, montre la folie de la guerre en se refusant souvent à prendre totalement parti. Non que les deux films aient le même déroulement, ou la même perspective...

Full metal jacket nous transpote au coeur d'un conflit dont nous saisissons d'abord les contours par deux aspects: l'entrainement des soldats, leur passage par la moulinette qui les déshumanise, un procédé qu'ils ont accepté et recherché puisque les troufions vus dans le film sont tous des volontaires. Puis on passe sans transition, après un acte de violence longuement préparé, à l'ennui des soldats du service de presse restés à l'arrière et totalement surpris par l'offensive du Têt. Une fois "Joker" et son compagnon rafterman arrivés à Hué, où Joker retrouve un ancien de la même promotion que lui, le film va se concentrer sur une anecdote, une seule, liée à la présence de ce sniper invisible. Et le metteur en scène, en occupant un site industriel désaffecté, voué à la démolition, en faisant évoluer sous ses yeux des acteurs surentrainés, et en les reprenant encore et encore, geste après geste, crée les conditions idéales pour filmer "sa" guerre. Stylistiquement, c'est aussi réussi que d'habitude, avec une clarté narrative incroyable (Dès Griffith, la lisibilité des conflits était l'un des écueils du film de guerre. Inutile de dire que Kubrick s'en tire avec les honneurs...). Et la volonté du réalisateur de placer ses soldats au coeur d'une action privée de véritable sens, et détournée de sa finalité, éclaire sa vision de la guerre. Le but avoué de Kubrick étai de filmer la guerre, objectivement, sous toutes ses facettes. Peu importe quelle guerre... Ce qui nous renvoie à Fear and desire, sans les excès symboliques, mais passe aussi par le même chemin que les autres films du réalisateur: tous les plans, échafaudages, actions à long terme dans ses films sont voués à l'échec parce qu'un élément, que ce soit à mi-parcours (2001) ou à la fin de la route (Barry Lyndon), a tout fait capoter. Et ici, les soldats à peine sortis de leurs classes sont déjà en proie au doute...

Le film, essentiellement masculin, est célèbre pour son inventivité langagière en matière de grossièreté. La faute à Lee Ermey, qui improvisait des monologues odieux et réjouissants par leur vulgarité, en s'inspirant de sa propre expérience. Mais bien sur, dans les diatribes hallucinantes dont Vincent d'Onofrio (Leonard lawrence, surnommé le soldat Gomer Pyle, soit un personnage de gros balourd dans une série Américaine des années 60) fait les frais, on a surtout de bien méchantes allusions sexuelles. Le sexe est malgré tout présent dans le film, via la représentation de la prostitution, monnaie courante, et qui semble à elle seule résumer les rapports entre les soldats Américains et les Vietnamiens. Mais la bataille finale du film voit les hommes mis en échec de façon impressionnante par une jeune Viet-Cong, qui a peut-êrte quatorze ou quinze ans seulement. Laissée en arrière par la hiérarchie, elle est sacrifiée, ne servant quà gagner du temps en supprimant le plus de Marines avant d'être abattue. une ironie certaine, qui fait que ces machines à tuer, monstres surhumains de masculinité triomphante, soient ralentis, et pour beaucoup tués par une jeune femme. Un prélude pour beaucoup d'entre eux à revenir en arrière, le final du film nous montrant les soldats partir au milieu des ruines enflammées en chantant la chanson du Club Mickey Mouse... Cette retombée en enfance est un écho de toutes scènes de la première partie durant lesquelles le soldat Pyle était puni, obligé de sucer son pouce à cause de sa gaucherie. Quant à Joker, il arbore sur son casque une devise liée à la siuation: Born to kill, "né pour tuer", et pour cause, puisqu'il n'a plus que cette ressource s'il veut survivre. Pourtant, ce provocateur porte également un badge sur son uniforme: le signe de la paix. Il affirme qu'il cherche à "exprimer la dualité de l'être humain"... Donc, si Kubrick nous montre aussi objectivement un monde de feu et de sang, inhumain et terrifiant dans lequel les soldats, lâchés dans un no man's land entre le bien et le mal, n'ont plus pour seule mission que de survivre, force est de constater que cette vision guerrière est quand même loin d'inspirer chez le spectateur autre chose qu'un certain dégout (Certes, fasciné, Full metal jacket est un de ces films qu'on peut difficilement lâcher une fois qu'on y est!) pour les activités de mort qu'il nous montre. Un film définitif, inépuisable sur le sujet. Comme d'habitude.

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Published by François Massarelli - dans Stanley Kubrick
16 juin 2014 1 16 /06 /juin /2014 17:18

Quand il réalise "son" film d'horreur, Kubrick est déjà bien installé dans son système, qui le voit se lancer dans des films, préalablement acceptés par la Warner, qui vont exploser aussi bien leur budget que les planifications de temps passé à les tourner... Il est désormais et jusqu'à la fin de sa carrière dans ses habitudes, ne quittant pas les studios Anglais, remettant sa confiance dans les mains de "secondes équipes" qui devront tourner à sa place des extérieurs comme ici dans les montagnes des Etats-Unis, se réservant le gros du travail, en faux extérieurs ou en intérieurs, en petit comité avec les acteurs. Son projet ici est d'adapter un roman de Stephen King, dont celui-ci ne sera pas content: la belle affaire! King fait partie de ces écrivains persuadés que le travail d'un metteur en scène n'est que d'illustrer sans aucun ajout ni aucune imagination des oeuvres, mais il détestera le résultat, dont on peut dire que de toute façon il n'a plus grand chose à voir avec le livre... Le Shining de King a la réputation d'être une histoire relativement classique de fantômes, sise dans un hôtel hanté. En même temps, il s'agit d'une variation adroite sur le thème de l'écrivain en panne, un canevas auquel il reviendra avec le plus classique Misery... La version de Kubrick est l'histoire d'une famille qui sombre dans la démence, accessoirement située dans un hôtel hanté, ce dont deux des personnages (Jack et Danny) se rendent compte assez vite, mais qui ne sera révélé au troisième (Wendy) que par hasard lors du final... La terreur de ce film, y compris vu dans la version longue sensée être plus claire, vient pour une large part de l'apparente gratuité des images qui nous sont montrées, qui peuvent souvent être prises comme des projections des esprits tourmentés de Jack, Danny et du cuisinier Dick Halloran. L'hôtel Overlook est à bien des égards une projection mentale: à la fois de Danny et de son "sixième sens", ce que le cuisinier appelle le 'Shining', d'où le titre, mais aussi de Jack Torrance, l'écrivain dont l'imaginaire semble déborder jusqu'à se matérialiser sous nos yeux en des visions fantômatiques. Le film prend sa source beaucoup plus dans la psychologie, la psychanalyse, que dans Stephen King...

Jack Torrance (Jack Nicholson) vient s'installer à l'Hôtel Overlook, Colorado, pour six mois, durant lesquels il va garder la bâtisse pour la morte saison, en compagnie de son épouse Wendy (Shelley Duvall) et de son jeune fils Danny (Danny Lloyd), mais aussi travailler sur son premier roman, profitant ainsi du calme. On apprend assez vite trois renseignements importants: d'une part, Jack, ancien alcoolique, a attaqué son fils Danny, et a depuis fait amende honorable, même si son choix de changer de métier (Il était instituteur) peut cacher de pires turpitudes... ensuite, Danny est doté d'un sixième sens qui lui permet de communiquer avec l'au-delà. Enfin, le précédent "concierge" qui a été employé exactement comme Jack a fini par tuer sa femme, ses deux jumelles, et s'est suicidé. Très vite, l'ennui qui pèse sur les personnages, et l'isolation de Jack de sa propre famille vont irrémédiablement le précipiter vers la folie, pendant que Danny va vivre des expériences déplaisantes en lien avec l'histoire de l'hôtel, dont on apprend qu'il fut construit, en 1907, sur un site funéraire Navajo...

Le cimetière Indien est l'un des plus beaux "McGuffin" du cinéma, parce qu'au-delà, aucune autre explication ne viendra. Du reste, dans la version de 119 minutes (Inexplicablement substituée à la version de 144 minutes par Kubrick lui-même pour l'exploitation Européenne, et jamais remplacée par la version intégrale, sans aucune explication, ceci étant d'aileurs valable pour l'actuelle édition BluRay!!), ce passage a été tout simplement escamoté... Pourtant, situé au fin fond du Colorado, l'hôtel est particulièrement bien fourni en objets qui renvoient aux Amérindiens: tapis, peintures, jusqu'aux motifs des moquettes. Cette omniprésence discrète fait partie des petites touches qui tiennent si bien le film... D'autres "explications", ou du moins des tentatives de rationnaliser l'irationnel, comme cette rencontre avec l'ancien concierge (qui explique à Torrance qu'il fait éternellement partie de l'hôtel, comme le confirme la fameuse photo finale) n'y feront rien: le pourquoi, on s'en fiche bien, ce qui compte, c'est la lente descente de la famille dans un enfer de plus en plus poisseux, à la suite d'un écrivain qui n'en finit pas de manquer d'inspiration.

Le jeu des acteurs, choisis pour leur allure pas vraiment glamour, et poussés à travers des centaines de prises jusque dans leurs derniers retranchements, contribue effectivement à un voyage au pays de la folie, qui donne bien entendu des images définitives, inoubliables. A ce titre, l'utilisation des premières "Steadycams" est cruciale, mais pas pour les mêmes raisons que celles qui poussent à utiliser ces caméras aujourd'hui: il ne s'agit pas, ici, de pouvoir annuler les saccades et les secousses dans les scènes d'action, mais de garder un contrôle absolu sur le cadrage. Si mouvement il y a, c'est le plus souvent un mouvement en avant (Les circuits sans fin de Danny dans l'hôtel, sa fuite dans le labyrinthe), des mouvements en avant des acteurs, filmés de face par un opérateur qui recule (On a en particulier le souvenir des errances de Jack, et de sa course à la folie meurtrière, hache en mains), des mouvements latéraux aussi, comme ceux de la découverte de l'hôtel. Tous ces plans sont composés avec une précision, le plus souvent parfaitement centrés. Visuellement, le projet a une cohérence que le découpage et le montage accroissent encore: à chaque changement de point de vue, de lieu, ou de scène, les mouvements se continuent, se répondent, et finissent par abolir l'espace, ce qui rappelle un certain nombre de liens: le cuisinier Dick Halloran (Scatman Crothers) a formé une certaine complicité en quelques heures avec Danny, et reçoit à des kilomètres de distance des images mentales de celui-ci. Jack et Danny sont les seuls à évoluer dans l'hôtel hanté en toute connaissance de cause, et si Danny est traumatisé, au moins résiste-t-il à la folie. Pas Jack. On voit bien ici que le ferment de la folie reste le rapport père-fils, dont Wendy qui ne comprendra pas grand chose, est bien entendu exclue. Ce qui ne l'empêche pas d'agir dans le bon sens pour protéger son fils. Dernier lien pour la compréhension de ce film, l'hôtel trouve son prolongement dans le labyrinthe, comme le prouvent ces mises en parallèle entre le jeu dans le labyrinthe de verdure, et les pérégrinations de Jack dans les lieux... L'Overlook et son labyrinthe ne sont que des représentations de la crise émotionnelle traversée par Jack, et par Danny bien sur. C'est dans ces lieux que la crise va mener à son paroxysme la relation parent-enfant... Deux scènes permettent d'accréditer cette interprétation: alors que Jack regarde la maquette du labyrinthe, Wendy et Danny s'y promènent. On a l'impression que Jack les voit dans le modèle réduit; quand Danny s'introduit dans la chambre 237, il subit une agression que nous ne verrons pas, et Jack au même moment cauchemarde: il rêve qu'il tue Wendy et Danny. Lorsqu'il réapparaît, Wendy est persuadée que son fils a subi une agression de la part de son père, mais nous avons clairement vu celui-ci ailleurs. La chambre 237 devient à mes yeux une sorte de voie de communication entre le cerveau complexe de Danny et la folie de Jack, alimentée par les fantômes de l'Overlook. Cette correspondance entre les lieux et la psychologie (Plus maîtrisée chez Danny que chez son père) se retrouve d'ailleurs dans la moquette des couloirs, aux motifs proches des parois d'un labyrinthe. Et le lien entre les scènes, et les différents décors de l'hôtel, est souligné non seulement par les incessantes courses de Danny sur sa petite voiture, mais aussi par une balle, lancée par Jack dans une scène, et qui douée d'une vie propre, finit sa course 15 mn de film plus tard à côté de Danny qui joue dans le couloir...

Shelley Duvall n'a pas un rôle facile, et Wendy rejoint les personnages féminins de Kubrick, si malmenés depuis au moins Lolita: elle est priée instamment de ne pas déranger Jack, et celui-ci a des discussions odieusement phallocrates en compagnie de certains fantômes... Une façon selon moi d'apporter de l'eau au moulin, non pas d'une théorie d'un Kubrick misogyne, mais bien de l'idée que Kubrick soit un peintre ironique de la condition masculine, essentiellement. Ses héros sont des hommes, et ici, Shelley Duvall est exclue, comme les femmes étaient exclues de l'univers de Barry Lyndon, représentant au mieux quelques semaines de tendresse, au pire des décennies d'ennui: ce que Redmond Barry nous faisait comprendre en soufflant la fumée de sa pipe au nez de Lady Lyndon. L'univers de Kubrick est un univers mené par les hommes, par des hommes qui parfois désirent (Lolita, par exemple), mais ce sont tous des Buck Turgidson: les femmes y sont interchangeables... Et comme les mondes masculins qu'il peint sont tous défectueux, qu'on ne s'étonne pas si le dernier mot dans son oeuvre reviendra à Nicole Kidman (Eyes wide shut)! Au passage, on constate que si de ci de là des images de meurtre, ou de flots de sang, des messages de l'au-delà (Redrum...) renvoient de façon assez classique (Quoique très effective, presque définitive!) à une codification très ancrée dans le film d'horreur, Kubrick détourne la règle du jeu en nous montrant Jack évoluer de façon conviviale chez les fantômes, qui l'acceptent directement comme l'un des leurs, mais également lie la maison hantée au sexe, à travers une scène assez morbide. Celle-ci n'a rien d'érotique, le metteur en scène étant peu à l'aise avec ce genre de choses (Comme dans Eyes wide shut, on dépasse à peine le degré d'érotisme d'une publicité pour sous-vêtement!). Kubrick a su en tout cas préserver suffisamment de mystère sur le sens de son film pour le rendre aussi efficace à chaque vision...

Comme d'habitude, le tournage, qui a duré plusieurs années, a été une immersion complète pour les participants, et a abouti à un film inoubliable. La façon dont Kubrick utilise le jeu des acteurs distordu par l'épuisement, pousse ses acteurs et actrices (Pauvre Shelley Duvall, qui a vécu un enfer...) au bout de leurs forces, et obtient des images qui restent toujours superlatives, force malgré tout, aujourd'hui, l'admiration par le résultat obtenu... Son sens aigu de la composition, assisté de l'utilisation géniale de la steadycam, et de trouvailles fantastiques pour faire naître le mystère et le surnaturel (L'irruption d'une balle venue de nulle part, et les apparitions statiques de fantômes), lui ont permis d'éviter d'avoir recours à des effets spéciaux. Mais en plus, finalement, tout ce qui est là, sous nos yeux, est réel, tangible... C'est miraculeux, comme le fait qu'un film de cette trempe, disséqué, analysé, décrit de livres en articles, diffusé, montré, parodié, comme le sont encore Psycho ou Jaws, puisse encore avoir le même pouvoir, 30 ans plus tard.

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Published by François Massarelli - dans Stanley Kubrick Stephen King
9 juin 2014 1 09 /06 /juin /2014 17:37

Barry Lyndon, c’est l’adaptation en 1975 d’un roman de William Makepeace Thackeray, qui reprend d’une certaine façon le ton de A clockwork orange avec sa narration décalée et ironique, mais cette fois l’œuvre adaptée est elle aussi partie intégrante de ce genre picaresque qui détonnait tant lorsque la narration était plaquée sur les images du Londres de 1970… Je tiens ce film comme celui qui définit l'oeuvre du metteur en scène, la résume par bien des cotés. Et bien sûr, il est paradoxal qu'il ait fallu passer par un roman satirique du XIXe siècle qui montrait l'inégalité sous ses angles les plus noirs, après que Kubrick se soit rendu maître du futur proche dans trois oeuvres ambitieuses et aux audaces formelles éloignées de la représentation austère du XVIIIe siècle telle qu'elle a été décidée ici.

C'est sans doute ce qui frappe dès le départ, cette beauté plastique absolue, due à un travail conjoint entre Kubrick et le chef-opérateur John Alcott, qui se sont efforcés de briser des règles en s'abstenant d'utiliser des lumières artificielles, et ont mis un point d'honneur à utiliser les sources de lumières permises par les décors, et des bougies dans les scènes nocturnes. Il a fallu bien sûr créer du matériel, mais le résultat est là: un film qui ressemble à des peintures de maitre, telles celles qu'on aperçoit dans l'opulent manoir de la deuxième partie, ces images par lesquelles la vie de ces années passées nous a été transmise de façon visuelle, mais aussi une façon de retourner à la source picturale de l'art cinématographique. Cet abandon de la tricherie est aussi passé par un assèchement de la technique, et on remarque ici l'absence quasi systématique de ces plans de travelling avant qui sont devenus si présents chez Kubrick depuis Paths of glory: en lieu et place, le mouvement le plus présent dans le film est un travelling arrière, qui dévoile progressivement le décor autour des personnages dans une scène, et sinon de nombreux plans d'exposition sont tout simplement fixes... Le zoom est lui aussi utilisé, dans un effort pictural : en effet, il aplatit l’ensemble de la composition, enlevant toute profondeur, et donnant au spectateur cette impression d’assister à la vie de tableaux. Et tout ceci confirme la présence réaffirmée du documentariste Kubrick, qui a recréé dans ses moindres détails le XVIIIe siècle et le filme avec ses moyens de 1975 tout en en respectant les contours graphiques…

Redmond Barry (Ryan O’Neal) fuit son village Irlandais en direction de Dublin, suite à une affaire de coeur qui s'est soldée par un duel truqué; victime de bandits qui lui volent son argent, il est forcé de s'engager dans l'armée, et part pour l'Europe. Il déserte, usurpe l'identité d'un officier, et est arrêté par les alliés prussiens, qui le forcent à s'engager. Après les combats, il se reconvertit dans le jeu, puis se marie avec une jeune veuve richissime, Lady Lyndon (Marisa Berenson). Et c'est là, si l'on peut dire, que les ennuis commencent vraiment: Redmond, désormais Barry Lyndon (Il a adopté le nom de son épouse) n'est que temporairement le maître, puisque tout ce qu'il a, appartient en fait à Lord Bullingdon (Leon Vitali), le jeune fils de son épouse, et celui-ci ne le porte pas dans son coeur... Y compris lorsque Lady Lyndon et Redmond engendrent son frère Bryan, un garçon pour lequel Redmond Barry va avoir un amour immodéré…

Deux actes, un pour la montée en puissance et le passage à l'âge adulte de l'impulsif et sentimental Redmond Barry, et l'autre pour son accession aux richesses tant convoitées, son abandon de ses illusions de jeunesse, et sa décadence. On est dans le classique, finalement, mais on voit bien ce qui a attiré Kubrick, au-delà de l'envie forte de représenter le passé dans un réalisme aussi aigu que possible: Redmond Barry, comme Humbert Humbert (Lolita) avant lui, est un homme doté d'un plan. Ce plan, il va l'accomplir, et le contrôler jusqu'à un certain point. Avancer, se servir des avancées de son adversaire, contrôler, dans le but de gagner: on sait Kubrick féru des échecs, dont il est un maitre. Mais il n'aime rien tant que de peindre les histoires qui échouent justement. On ne peut pas tout contrôler, et ici les grains de sable sont nombreux: d'une certaine manière, Redmond apprend au début du film qu'on ne peut pas se laisser gouverner par son coeur, mais si Lord Bullingdon a raison de lui, c'est autant par amour pour sa mère que par haine pour Barry. Dans cette nouvelle histoire d'échec grandiose (Comme les trois films précédents, du reste), Kubrick laisse le temps faire son oeuvre, demande à ses acteurs d'habiter chaque geste, et n'hésite pas à se laisser dérouler l'action aussi lentement que possible. Il se sert aussi de la musique pour commenter et ironiser avec talent, comme avec la Sarabande d'Haendel, thème du film, qui sert à commenter les duels, en se déclinant de façons variées: uniquement les cordes les plus basses, voire les percussions, mais dans sa forme pleine, elle accompagne des cérémonies plus civiles, comme si décidément tout était joué d'avance: duel ou mariage, même combat. Le Trio pour piano, violon et violoncelle de Schubert, superbe pièce de musique à laquelle le film a donné une certaine notoriété, accompagne de multiples façons les amours tristes de Lady Lyndon pour cet Irlandais dont elle souffre du piège qu'il a refermé sur elle... Enfin, les chants folkloriques, Women of Ireland en tête, et les musiques militaires rythment la première partie.

Au milieu de toute cette histoire, un motif retient particulièrement notre attention, celui du duel. Il y en a quatre, qui tous ont une destinée différente et tous traités de manière différente par la narration. Le premier est l’occasion pour Kubrick d’affirmer dès le premier plan toute la portée de son film : on y assiste à la mort de M. Barry, le père du héros. La Sarabande de Haendel fait le lien avec le court générique qui vient de se dérouler, et la voix off assène un commentaire froidement ironique, pendant que la caméra pour la première fois, nous plante le décor dans un lent travelling arrière. Le deuxième duel a lieu peu de temps après, lorsque Redmond a provoqué son rival en amour. Le duel est une machination pour éloigner le jeune homme de sa cousine. Il est traité avec rapidité, et le spectateur n’est pas mis dans la confidence. Pas de voix off cette fois, juste le commentaire discret de la sarabande jouée à la contrebasse en pizzicato. Le troisième duel n’a rien de glorieux, ni de notable. Il concerne l’épisode durant lequel le jeune Redmond, après une calamiteuse expérience dans deux armées différentes, s’est associé à un joueur et tricheur professionnel, le « chevalier » (Patrick Magee). Il s’agit juste, nous fait comprendre le commentaire, un exemple parmi d’autres d’instance durant laquelle Redmond Barry utilise ses dons pour l’escrime pour faire en sorte que des mauvais payeurs n’essaient pas de se défiler. C’est l’affirmation de la toute-puissance du jeune homme en pleine possession de ses moyens, et le duel ne prend pas deux minutes de pellicule. Le duel final, situé plus de 90 minutes après ce dernier, est en revanche étendu sur dix minutes, et détaillé jusqu’à l’extrême, dans toute l’insupportable tension de l’incertitude de son issue. Il concerne la revanche longuement contemplée de lord Bullingdon, le fils de Lady Lyndon, qui a décidé de débarrasser sa mère de son mari. Le duel va se dérouler initié par Bullingdon, et celui-ci rate le premier coup de feu, mais Barry ne profite pas de la situation. Il laisse de fait le jeune homme lui tirer dessus, et occasionner une blessure qui le laissera amputé, puis Barry disparaît de sa propre histoire…

Kubrick était à sa façon, très particulière, un peintre de la condition humaine. Cette histoire d’un jeune homme qui laisse dans un premier temps les passions l’emporter sur la sagesse, en souffre de multiples façons, puis construit patiemment un édifice fragile pour lui et les siens sans jamais réussir à inspirer vraiment chez les autres la moindre affection pour lui-même, ressemble à un commentaire ironique sur le sens, ou plutôt l’absence de sens de la vie humaine. Ce qui confirme donc la présence presqu’accessoire de l’humain dans ses films précédents… Mais à mon sens justement, jamais Kubrick n'a aussi bien maitrisé chaque fraction de seconde de son sujet; il agit en virtuose, laissant un commentaire off en apparence totalement objectif, et des images apparemment froides d'austérité, créer un mélange détonnant de cruauté narrative. Et en plus, c'est irrésistible! Le film n'a pas eu le succès escompté, mais sur la distance, il est aujourd'hui indiscutablement l'un des meilleurs films du genre, l’un des plus beaux picturalement, et il s’agit pour moi, mais je sais que beaucoup ne sont pas forcément d’accord sur ce point, du meilleur film de son auteur.

 

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Published by François Massarelli - dans Stanley Kubrick Criterion
7 juin 2014 6 07 /06 /juin /2014 17:32
A clockwork orange (Stanley Kubrick, 1971)

Pour la troisième fois, Stanley Kubrick tourne autour de l'anticipation avec une oeuvre qui cette fois ne se cache en aucun cas d'avoir été tournée en Grande-Bretagne. Doté d'un style qui n'a rien à voir avec la fresque ambitieuse qui le précède, ce nouveau film est pour Kubrick l'occasion de tester avec bonheur des mélanges inattendus: un film qui flirte avec le futur proche d'une Grande-Bretagne en proie à une société semble-t-il proche du fascisme, une jeunesse fascinée par la violence qui se réfugie dans un langage inexistant, mais une narration et une structure de fable picaresque, dont la finalité n'est pas à proprement parler morale... Et pour couronner le tout, un film qui va au-delà des limites de feu la censure, dont on sait à quel point elle était mise à mal depuis les années 60. Ici, le metteur en scène ose tout, avec gourmandise, passion, et disons-le, avec génie. Et il osera même intervenir lorsque le film aura pour conséquence de précipiter des jeunes gens vers la violence qu'il condamne, demander à la Warner de retirer le film des écrans... Ce qu'il feront, contre toute attente. Kubrick affirme sa paternité d'auteur jusqu'au bout.

Pour une fois, donc, le metteur en scène n'a pas pu faire aboutir son grand projet d'après 2001: un film gigantesque avec un personnage qui le fascine, Napoléon. Comme on le sait, le film ne se fera jamais, et A Clockwork orange est donc un plan B, ce qui est inattendu tant le film est devenu un classique indissociable de son oeuvre. Adapté d'un roman d'Anthony Burgess, Kubrick a écrit le scénario lui-même. Il concerne l'histoire du narrateur, Alex (Malcolm McDowell), un jeune hooligan. Chef de bande, il aime par dessus tout Ludwig Van Beethoven; il aime aussi à passer ses nuits de délit en délit, à courir après les occasions de voler, brutaliser tout ce qui lui tombe sous la main, se battre avec des bandes rivales, violer, bref céder à l'ultra-violence. Mais un soir, la fête dégénère, et il tue une femme chez laquelle il s'est introduit, et trahi par ses amis (Les Droogs, un terme hérité du Russe, un langage qui est très présent dans l'argot d'Alex) il est cueilli par la police. Une fois en prison, le jeune homme devient volontaire pour une expérience menée par le ministère de l'intérieur, qui vise à éradiquer la violence en traitant les délinquants pour créer les conditions d'une auto-censure totale sur leurs pulsions. Alex, forcément, est une recrue de choix pour le programme...

En 1971, la Grande-Bretagne est en pleine période de balancier, d'un parti (Les Conservateurs) à un autre (Les Travaillistes); chaque élection est l'occasion d'une alternance, avec des politiques qui ne peuvent être menées à terme. On le sait, cette alternance prendra fin en 1979 avec l'élection de Margaret Thatcher, qui inaugure une période de 18 ans de règne Conservateur, qui sera suivi de 13 années de gouvernement Travailliste. En attendant donc, s'il est impossible de décider en voyant le film de Kubrick quel est le parti au pouvoir, on peut sans aucun problème attribuer le flou embarrassant des mesures de lutte contre la violence à un camp comme à l'autre. Cette équivoque est entretenue par la variation exagérée des modes vestimentaires, artistiques, culturelles et la décoration des appartements que nous visitons dans le film... Si le pays est encore une démocratie (Un écrivain se bat contre la politique du gouvernement pour le faire tomber), la dictature n'est pas loin (L'écrivain est "mis à l'écart", sans plus de précision, nous dit-on à la fin), et deux des 'Droogs' d'Alex deviennent dans la troisième parie du film des policiers... Sans pour autant changer leurs habitudes de violence, sauf que cette fois ils sont payés pour taper. La cible politique du film est essentiellement symbolique, une façon d'anticiper une situation dans laquelle la plupart des mesures seraient cosmétiques, et surtout destinées à donner le change aux électeurs. On voit de quelle façon la presse, dans le film, semble suivre le vent plutôt que de faire son travail...

Pouvant en toute liberté représenter la violence, Kubrick choisit de donner à toute l'aventure d'Alex une tonalité picaresque, ce qui convient parfaitement à la tête de lutin de McDowell, qui donne à sa narration le dosage parfait de poésie foutraque et d'enfantillage satirique... Il nous conte une histoire bien structurée, avec la vie tranquille d'Alex, sa chute, puis son retour. Le jeune homme est confronté durant sa chute à tous ceux, ou presque, auxquels il a fait du mal... Mais dans un premier temps, le metteur en scène nous fait suivre les tribulations des Droogs, en nous confrontant sans l'atténuer à la violence crue, parfois chorégraphiée, des jeunes délinquants. Mais à aucun moment il n'en fait l'apologie, l'humour, et la distance du spectateur font le reste. A condition, certes, que le spectateur ait la distance nécessaire...

Kubrick a aussi sinon une carte blanche (On n'en est pas tout à fait encore là, encore moins dans la Grande-Bretagne des années 70 dont la censure reste sévère), en tout cas une possibilité plus ouverte de représenter la sexualité, et à ce titre, le film fait fort. La nudité y abonde, celle d'Alex principalement, mais la nudité féminine aussi. On note à ce titre que les personnages féminins indépendants sont inexistants ou impitoyablement exclus du film (La victime d'Alex est une femme d'age mur, qui vit dans un appartement entourée de chats et d'oeuvres d'art outrageusement érotiques. Alex la tue avec une grotesque sculpture de pénis géant...); Alex a une consommation sexuelle de conquérant, il viole ou (Dans une scène hilarante par le choix de la filmer en accéléré) a des rapports avec deux femmes en même temps. Si ces frasques font partie des éléments qui désignent le personnage comme un délinquant, puisqu'on va le soigner de son obsession sexuelle en même temps que de son penchant pour la violence, peu de cas est fait de son goût pour le viol, comme si le comportement était assimilé à un élément standard de la sexualité: ce traitement des femmes comme subalternes, ou objets sexuels, est un autre indice d'une société malade... Dans laquelle un ministre n'hésite pas à faire appel à un top-model topless pour qu'elle agisse en appât pour le jeune homme: devant un parterre de représentants de l'ordre, on assiste à la tentation d'Alex... qui si le système imposé au jeune homme ne fonctionnait pas, violerait donc en public une jeune femme qui n'a rien demandé à personne.

Comme à toute fable, aussi ironique soi-elle, il faut une morale, il me semble que ce film fait la part belle à la dénonciation d'une société qui traiterait la violence en en supprimant le libre-arbitre. Alex, traité par le gouvernement, est soumis de façon systématique à l'obligation de subir des images de violence (Essentiellement cinématographique) en faisant d'Alex un homme qui ne penche vers le bien que parce qu'il a peur des conséquences physiques du mal qu'il peut faire. Alex est le produit d'une époque durant laquelle on impose un modèle aux citoyens, sans qu'aucun libre-arbitre ne puisse leur permettre de participer aux choix moraux. Et Kubrick nous montre aussi une voie politique qui n'hésite pas à s'acoquiner avec le crime plutôt que de traiter le problème. Un monde dans lequel l'opposition est elle aussi réduite à utiliser la manipulation, l'enlèvement, la torture pour faire triompher ses vues. Une vision noire de la société humaine, une fois de plus considérée par Kubrick comme une machine qui tourne fort mal. C'est d'ailleurs l'un des sens du titre, du à Burgess. Celui-ci étai linguiste, et avait repêché une vieille expression populaire qui parlait d'une machinerie mal foutue ...Le film est franchement réjouissant, qui voit le metteur en scène s'amuser à expérimenter avec les objectifs, le rythme, le ralenti et l'accéléré, use avec génie du contrepoint ironique comme il le fait décidément si bien depuis ses débuts... Il triture les sons (Beethoven et la musique électronique, parfois les deux à la fois), et place dans une scène la pochette de la musique du film précédent, laisse certains acteurs s'amuser (McDowell, de toute évidence!), et d'autres battre le record d'excès de Peter Sellers dans Dr Strangelove: Patrick Magee (Frank Alexander, l'écrivain subversif qui a perdu son épouse suite à la visite d'Alex et ses droogs) est une anthologie de jeu excessif à lui tout seul. A clockwork orange est, comme souvent avec les films d'anticipation, une véritable capsule temporelle du tournant de la décennie, et le film le plus définitif sur la violence, à des années-lumières d'étrons et autres films malodorants comme 300.

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Published by François Massarelli - dans Stanley Kubrick Science-fiction
1 juin 2014 7 01 /06 /juin /2014 17:05

Dès l'ouverture du film, on est frappé par cet alignement de planètes, si harmonieux et symétrique, qui a probablement beaucoup fait pour installer l'idée d'un metteur en scène qui contrôle tout et tant et si bien, que chaque détail, chaque mouvement, chaque alignement doit avoir un sens dans son oeuvre. On sait ce que ça peut donner avec certains de ses films, à commencer par le plus analysé, disséqué sans doute, The Shining: des théories, des pistes, mais aussi des délires et des sur-interprétations. Il en va de 2001 comme avec The Shining ou Eyes wide shut, un autre film qui a fait péter le déconomètre à plus forte raison parce qu'il est sorti à l'âge d'internet: les interprétations les plus délirantes sont légion, sans qu'aucune ne puisse satisfaire tout à fait... Et pour cause: à mon humble avis, ce plan superbe, accompagné comme chacun sait de l'ouverture grandiose, et désormais attachée au film y compris pour ceux qui ne l'ont jamais vu, d 'Also spracht Zarathustra de Richard Strauss, a pour but essentiel d'installer le spectateur dans la poésie particulière du film...

Ce motif de l'alignement des planètes, lié ou non à l'apparition d'un monolithe noir, vecteur extra-terrestre de la connaissance, revient à plusieurs reprises dans le film, et a souvent été analysé d'un point de vue géométrique. Certains y ont vu une la représentation d'un nombre aux vertus nombreuses, d'autres l'interprétation d'un phénomène religieux... Il y a à mon sens trois interprétations possibles du film, mais aucune n'est vraiment fermée. Kubrick et le scénariste Arthur C. Clarke, au moment de la sortie, ne se privaient pas de mettre l'accent sur l'absence de réel sens global du film, et le projet est né d'une idée simple, une seule: tenter de représenter la rencontre entre l'homme et l'extra-terrestre; c'est la raison pour laquelle il semble logique de tenter de privilégier cette lecture dans un premier temps, même si le film achevé, sorti après quatre ans de travail, ne ressemble pas tout à fait à l'idée que s'en faisait Arthur Clarke...

Le film commence, après cette spectaculaire entrée en matière, par une séquence très paradoxale pour un film de science-fiction: "L'aube de l'humanité", The dawn of man. On y assiste à une lutte entre deux clans d'hominidés pour un point d'eau dans une zone désertique où les primates sont à la merci des fauves. Après une défaite cuisante, un groupe reçoit la visite d'un étrange objet, un monolithe noir lisse contrastant de façon évidente avec les lieux, des collines poussiéreuses et des rocailles aux arêtes vives. Ouverts à une évolution inattendue après la visite de l'objet, les pré-hommes commencent à manger de la viande, puis découvrent comment utiliser les armes, toujours sous l'influence du monolithe qui leur donne l'idée de se servir d'un os comme instrument contondant. Ayant de triomphé de leurs ennemis, ils peuvent avancer vers le progrès, en confiance... une idée relayée par la transition sans doute la plus célèbre de toute l'histoire de la science-fiction, lorsqu'un os lancé en l'air se transforme en un satellite artificiel.

La deuxième partie du film installe dès cette première séquence une lenteur inattendue, mais qui est essentielle afin de se laisser aller au rythme contemplatif du reste du film. C'est à mon sens, au-delà de sa splendeur visuelle, le sens de ce merveilleux ballet entre une navette spatiale et une station internationale, d'ailleurs inachevée (Une idée qui ne sera pas perdue pour tout le monde, suivez mon regard appuyé en direction de l'Etoile Noire) ce qui lui donne une véracité encore plus tangible. Le docteur Heywood Floyd vient faire étape sur la base internationale en transit vers la lune, où l'appelle une mystérieuse mission. Il croise des Russes, devise brièvement avec eux en parfaite entente, bien que les sujets qui fâchent ne soient jamais vraiment abordés. Tous ces gens sont d'une civilité sans égale... On est en pleine guerre froide, ça ne fait aucun doute. Leur comportement policé qui tranche avec le monde de violence qu'on a quitté dans la partie précédente, est contredit par des images de combat aperçues sur les écrans de la navette qui amène Floyd sur la lune... Là, il y rencontre d'autres scientifiques, qui parlent de façon mystérieuse d'une découverte phénoménale... qui va nous être révélée: un monolithe a été déterré sur la lune, en parfait état. Si personne n'a la moindre idée de ce qu'il représente, c'est de toute façon un objet extra-terrestre. Lors de la séquence qui montre les scientifiques se prendre en photo devant leur découverte, l'objet émet un sifflement insupportable... Fin de la deuxième partie.

La troisième partie et la suite du film sont centrées sur la mission qui naît de cette rencontre: un groupe d'astronautes et de scientifiques sont envoyés vers Jupiter, la planète vers laquelle l'émission étrange entendue sur la lune semble pointer... Le vaisseau Discovery est du dernier cri, piloté par des pointures et supervisé de façon impressionnante par un ordinateur dernier cri, HAL 9000. celui-ci a "conscience" de l'importance de l'aventure, et va s'arroger le droit de supprimer un à un les hommes qui l'entourent, car il les estime dangereux pour la mission. Seul Dave Bowman va survivre, apprendre le sens réel de la mission qui leur avait été cachée auparavant, et... faire une rencontre "au-delà des étoiles"...

Cette rencontre est l'aboutissement du film, le but premier de son accomplissement: montrer à travers divers motifs de l'évolution de quelle façon l'homme a pu avancer grâce à l'éventuelle aide extra-terrestre, symbolisée par ce monolithe, forme parfaite et paradoxale, ne pouvant sembler réelle nulle part: dans un désert, une chambre, ou l'espace, le monolithe semble incongru, intouchable, impossible à souiller, même! Ce qui renvoie à l'anecdote de Kubrick souhaitant empêcher ses hôtesses de l'espace de laisser la moindre tâche salir leurs costumes durant le tournage. Ce genre de perfection inutile cadre bien avec ce monolithe sensé être la clé de l'évolution... Le dernier chapitre du film s'ouvre sur une longue séquence hallucinatoire qui est souvent analysée comme un effet de la rencontre entre le héros et les être supérieurs qui l'ont plus ou moins convoqué, mais à la limite, toute interprétation semble amoindrir l'impact proprement psychédélique d'une séquence essentiellement musicale, et qui a été prise à la sortie du film comme une pure expérience sensorielle... Quoi qu'il en soit le film semble à la fois accréditer l'idée que toute rencontre entre l'homme et les extra-terrestres serait par essence fantastique... voire irracontable.

D'où une deuxième hypothèse, qui serait de faire du film une métaphore de l'arrivée de la religion, et de sa mainmise sur l'homme, qui en devient instantanément dépendant. La rencontre entre l'homme et Dieu, ou les Dieux, là encore on est dans l'irracontable. Dès son arrivée le monolithe choisit sa tribu d'hominidés, la religion ayant généralement tendance à éloigner les hommes les uns des autres plutôt que de les rapprocher. L'homme est ensuite mené en bateau par des forces qui le dépassent, et le final possède une force picturale qui le rend propice au spirituel... mais cette fin énigmatique qui est souvent interprétée comme le placement de Dave Bowman dans ce qui serait un "zoo humain" (une hypothèse qui cadre bien sûr avec la théorie de la rencontre extra-terrestre) confirme au moins l'assujettissement du personnage, et par lui, de la race humaine dans son ensemble. Le final si poétique, qui montre une naissance d'un "enfant des étoiles", renvoie aussi au concept de création présent dans des interprétations différentes, mais toutes aussi fantastiques, dans toutes les croyances. Quant à l'homme, le pauvre, il n'en mène pas large: si la toute première partie nous le montre faire des pas de géants (vers la violence, la survie et la compétition, bien sûr!), l'évolution continue lorsque Bowman évolue littéralement de son module de survie vers la vieillesse, puis de la vieillesse vers un lit de mort... L'ironie est un trait commun à tous les films de Kubrick, peu importe la grandeur du sujet! Ici on est presque chez Keaton, qui aimait tant finir ses films sur un rappel de la mort, généralement totalement hors-sujet!

D'ailleurs, en parlant de Keaton, celui qu'on appelait "The great stone face" avait une particularité, cette capacité à ne sembler exprimer aucune réelle émotion par son visage, et de laisser son corps prendre le relais... Un aspect frappant de ce film, en particulier dans ses scènes de longue contemplation et de voyage, quand les humains n'ont pas autre chose à faire que de dormir ou d'attendre, est l'absence d'émotions réelles, de tous ces humains saisis dans leurs tâches quotidiennes ou dans leurs attentes (quand Heywood Floyd parle au visiophone avec sa fille, ou quand Frank Poole, qui se fait bronzer, regarde sans aucune réaction un message d'anniversaire de ses parents, chaleureux mais d'une affligeante banalité). Même quand Poole et Bowman discutent des anomalies de Hal-9000 pragmatiquement, calmement, comme si c'était une formalité. A l'inverse, tout le monde souligne la fierté de l'ordinateur à faire partie de la série la plus évoluée... Dépassés par les merveilles de la science, les hommes en oublierait-ils l'essence même de leur humanité?

Et il y a une autre thématique essentielle aussi bien au film qu'à l'oeuvre de Kubrick, à plus forte raison pour ce fil situé en plein milieu d'une trilogie consacrée au futur. On ne prête qu'aux riches, mais bien des trilogies ne sont nées que fortuitement, dans l'analyse des critiques en proie au délire avant d'être un acte conscient de leur auteur. Mais entre 1963 (tournage de Dr Strangelove) et 1971 (A clockwork orange), Kubrick était attiré par le futur, qu'il a exploré de trois façons... Cette fois, c'est la science qui reste son principal argument. A travers l'évolution dont on a déjà parlé, mais aussi à travers le progrès, cette version consciente de l'évolution, voulue et contrôlée... Jusqu'à un certain point: ce HAL 9000 qui prend le pouvoir, c'est une répétition du phénomène qui précipite la fin du monde dans Dr Strangelove, du grain de sable qui vient casser le beau château de cartes de The Killing: c'est le fait qui à l'intérieur même de la création de Hal 9000, ordinateur parfait, se cache l'inévitable hypothèse de sa supériorité sur un humain qu'à un moment ou à un autre il jugera obsolète... Motif récurrent chez Kubrick, la machinerie scientifique engendre notre propre folie et notre propre destruction.

De quoi contraster avec les intentions de l'idéaliste Clarke, qui envisageait avant sa conception le film qu'il s'apprêtait à tourner avec Kubrick comme un hymne à l'ouverture glorieuse de l'homme vers l'infini... C'est que la science chez Kubrick possède toujours un petit je-ne-sais quoi de l'empreinte que lui ont laissée les savants douteux de tout poil, qu'ils s'appellent Wernher Von Braun (Ancien savant Allemand, qui a assisté sans trop broncher à l'exploitation des déportés, avant de devenir aux Etats-Unis un ponte de la Nasa) ou Dr Strangelove... A une apocalypse nucléaire fortuite dont tente de tirer parti un savant ex-nazi pour installer une société eugéniste, Kubrick substitue une machine infernale qui échappe à ses créateurs et vient presque gâcher la fête spatiale, née essentiellement de la volonté conjointe de deux génies, qui entendaient partager avec les spectateurs leur fascination des espaces infinis, dans une orgie de beauté et de contemplation qui reste intacte plus de 50 ans après, pour peu qu'on accepte de s'y laisser emporter. 2001, film lent et fait de peu de scènes, qui laissent se dérouler sous nos yeux dans un réalisme inédit (Et poétique, et drôle: voir à ce sujet les petits détails liés à la gravité par exemple) et jamais retrouvé à l'écran est un film qui se mérite. On n'y va pas comme on se précipite sur un space-opera, on y entre jusqu'à s'y perdre... C'est aussi un film qui garde et gardera toujours ses mystères...

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Published by François Massarelli - dans Stanley Kubrick Science-fiction
31 mai 2014 6 31 /05 /mai /2014 17:47
Dr Strangelove, or How I learned to stop worrying and love the bomb (Stanley Kubrick, 1963)

Des accouplements en plein ciel... Continuant son oeuvre de pilonnage de la censure amorcée glorieusement avec Lolita, Kubrick commence sa comédie apocalyptique par des images d'avions se faisant ravitailler en plein ciel, de canons qui se dressent... Comme il le termine par des explosions en cascade, accompagnées ironiquement d'une balade nostalgique de Vera Lynn (We'll meet again, la chanson qui symbolise l'esprit de résistance de la Grande-Bretagne sous le Blitz), on se doute que ce qui se trouve entre ces deux pôles tient au moins de l'orgie... Et c'est à peu près ça. Le film nous montre comment un général de l'armée Américaine, dirigeant la base de Burpelson, a pris l'initiative de lancer une attaque sur l'Union Soviétique, parce qu'il a été pris d'un coup de folie subit, persuadé que les Communistes ont déjà attaqué en s'en prenant à l'eau des pays libres... Nous suivons l'évolution de la situation en cette journée noire: dans la base de Burpelson où un officier Britannique, collaborateur du général fou, essaie de le raisonner afin de renverser la situation; dans la salle de guerre du Pentagone ou se sont réunis le président des Etats-Unis et des personnalités importantes (Dont un ambassadeur Russe); dans un avion qui fait route vers un objectif Soviétique avec à son bord deux bombes nucléaires...

Farce noire, satire sublime, Dr Strangelove est sans doute le premier film extrême du à Kubrick, totalement maîtrisé, n'ayant pas eu à subir d'autre censure que le perfectionnisme délirant de son auteur. Le ton très particulier du film est né d'un constat inévitable: en construisant son adaptation du livre Alerte Rouge de Peter George, en compagnie de Terry Southern et de l'auteur, Kubrick a été frappé du niveau de délire représenté par la situation, et a décidé de traiter son film en comédie, sans jamais s'interdire le plus scrupuleux réalisme. C'est ainsi que la séquence tant discutée de bataille de tartes à la crème sensée terminer le film a été tout bonnement retirée du film par son metteur en scène, car elle se conformait certes au ton d'ensemble, mais n'était pas crédible. Tout le reste, d'une certaine façon, l'est: le film épouse la forme d'un mécanisme d'engrenage, si prisée par Kubrick. Ainsi, le général Jack D. Ripper(!) profite -t-il donc d'une disposition votée par le congrès pour autoriser l'usage de la force sans l'apport du président, pour lancer une attaque nucléaire sans que le résident Muffley puisse intervenir. Ainsi, chaque aspect de l'attaque est verrouillé jusqu'à l'extrême, et il devient bien vite impossible de tenter quoi que ce soit pour empêcher la destruction du monde, puisque non content d'utiliser une machinerie diaboliquement efficace, Ripper a malgré lui déclenché aussi une réaction de destruction des Etats-Unis, automatiquement enclenchée par l'URSS en cas d'attaque! La peur de l'apocalypse nucléaire, si présente dans l'Amérique des années 50, engendre ici son pire cauchemar!

En plus de cette machinerie impossible à enrayer, Kubrick semble revenir à ses premières amours, en livrant une fois de plus une situation souvent envisagée sous l'angle de l'hyper-réalisme: que ce soit la description détaillée des objets contenus dans la mallette de survie des soldats de l'AAF qui accompagnent les bombes vers l'URSS, commentée comme un documentaire par la voix et l'accent Texan de Slim Pickens (Qui joue le major Kong, commandant le B-52), ou les scènes de l'attaque de la base de Burpelson, caméra au poing, Kubrick est passé de l'autre côté depuis ses documentaires du début des années 50, et il sait maintenant en réaliser de faux, qui donnent à voir au spectateur l'urgence d'une situation de façon très véridique. Le film étonnera d'ailleurs les services de l'armée par la véracité de ses décors et de son sens du détail...Mais aux antipodes de cette tendance fascinante au réalisme, qui rappelle dans le film à quel point on est près de la vérité, le choix des noms par Kubrick est une façon de verser dans la comédie la plus grasse, en s'y vautrant allègrement: à la base de Burpelson (Burp, onomatopée censée représenter un rot), on a déjà fait la connaissance de Jack D. Ripper (Jack l'éventreur, en gros), général Américain devenu fou par fanatisme anticommuniste, interprété par Sterling Hayden; il est secondé par Le capitaine Mandrake (Peter Sellers); l'acteur joue aussi le président Merkin Muffley, et le personnage énigmatique qui donne son titre au film. On a déjà mentionné le major Kong, et je m'en voudrais de ne pas parler du dirigeant Russe Dimitri Kissoff, ou de l'incroyable performance (Excessive selon les uns, géniale selon les autres) de George C. Scott en Buck Turgidson, un gradé du Pentagone, consommateur de sucre et de filles, totalement fanatique dans son anticommunisme, qui semble après tout se réjouir de la destruction de l'Union Soviétique, minimisant les pertes humaines, y compris celles subies par son pays si les Russes répliquent, estimant que la victoire est après tout une belle conséquence de l'initiative d'un fou!

Le Général Turgidson possède comme d'autres dans le film un nom sans ambiguité: Turgide, il est gonflé et sexuellement prêt à l'emploi; une trace parmi tant d'autres de l'obsession sexuelle de tous ces gens engagés dans une affaire sérieuse. Lorsqu'on le voit pour la première fois, Turgidson est en plein rendez-vous galant avec sa secrétaire, et s'apprêtait à coucher avec elle. L'ambassadeur s'appelle De Sadeski, soit Sade plus une vague consonance Russophone... Lorsque le président Américain (Merkin Muffley, un nom dans lequel on note des allusions au sexe féminin) tente de joindre son homologue soviétique, l'ambassadeur Russe signale que celui-ci est probablement chez une maîtresse... C'est en "commettant l'acte physique de l'amour" que Ripper a pris conscience de la perte de ses fluides corporels, une perte qu'il va désormais mettre sur le compte du complot communiste! Mais le pompon revient, forcément, à Peter Sellers: loin de son flegmatique capitaine Mandrake, ou du très mou président Muffley (Qui a droit à une réplique hilarante, lorsqu'il empêche l'ambassadeur et Turgidson de se battre comme des gosses: "Messieurs! Cessez de vous battre, ceci est la salle de guerre!"), sa composition en Dr Strangelove est hallucinante, cauchemardesque, et tellement extrême! Lorsqu'on l'interroge sur l'avenir de l'humanité, il a déjà pensé à tout, et propose sa vision d'une société eugéniste et phallocrate dans laquelle il y aurait 10 femmes pour un homme, des femmes sélectionnées pour leur attractivité, et leur capacité érotique afin de rendre le repeuplement de la terre par une race de seigneurs possible... C'est peut-être ça aussi la force de ce film, cette soudaine apparition d'un homme qui est clairement un nazi (Sellers ne fait pas dans la dentelle, loin de là, au point de déclencher un début de fou rire visible chez Peter Bull qui joue De Sadeski), qui appelle parfois son président main Fuhrer... La supposée présence de nazis du côté occidental durant la guerre froide se pare ici e'une franchise désarmante (Augmentée par l'apparté de Turgidson, apprenant que Strangelove est le nouveau nom de celui qui s'appelait auparavant Merkwürdigliebe. La composition hilarante de Sellers est du plus haut comique, mais elle pointe du doigt une réalité probablement gênante en son temps...

Le film drôlissime de Kubrick (Encore une fois, d'où vient donc cette réputation de pisse-froid qu'on lui prête?) inaugure une nouvelle ère pour le metteur en scène, qui va probablement être pour beaucoup dans l'émergence d'une nouvelle génération de réalisateurs (Ceux que Wilder va, sans trop d'affection, appeler dans Fedora les jeunes barbus...), dont beaucoup vont se réclamer de son influence; ceux-là, Scorsese, Coppola, Lucas ou Spielberg ont tous vu Dr Strangelove, et comme d'autres ils ne s'ont sans doute pas remis. Le film est une immense réussite, une comédie après laquelle beaucoup ont essayé de courir sans jamais l'égaler. Et c'est aussi le film définitif sur la guerre froide, haut la main.

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Published by François Massarelli - dans Stanley Kubrick Science-fiction
29 mai 2014 4 29 /05 /mai /2014 17:55
Lolita (Stanley Kubrick, 1962)

"How did they ever make a film of Lolita?" C'est avec ce film que Kubrick étend son influence déjà importante (Il contrôlait ses films par le biais du scénario, de la mise en scène et en supervisait avec autorité la cinématographie puisqu'il avait été chef-opérateur de ses deux premiers films...) sur son oeuvre en entrant dans le domaine de la publicité, ce qu'il fera comme chacun sait désormais avec une certaine efficacité... Mais la question citée, située au début des bandes-annonces du film, méritait en effet d'être posée: comment le Hollywood de 1961 pouvait-il laisser un livre aussi osé que Lolita de Nabokov être adapté dans un film? C'est le défi relevé par Kubrick et Harris, qui ont produit une oeuvre proposant certes un assagissement considérable par rapport au roman, mais qui casse tout sur son passage! Lolita est l'un des films cruciaux des années 60, l'un de ces coups de boutoirs définitifs sur un système désormais passé, dans un art qui ne pouvait rester à contempler les révolutions stylistiques (Nouvelles vagues, néo-réalisme) Européennes ou étrangères sans réagir. Mais Lolita est une production Britannique, distribuée par la MGM, et si le film a bien été au moins partiellement tourné aux Etats-Unis (Les extérieurs, bien sur, tous ces motels, ces routes si typiquement et cafardement Américains), les deux acteurs qui gravitent autour de Lolita sont James Mason et Peter Sellers...

Lolita commence de façon impressionnante et énigmatique, par une confrontation entre deux hommes: le professeur d'université Humbert Humbert (Mason) est venu pour tuer le dramaturge et homme de télévision Clare Quilty (Sellers) pour une sombre histoire, incompréhensible dans un premier temps. Après une longue et surréaliste conversation durant laquelle Quilty, visiblement encore saoul d'une nuit de débauche, va essayer de sauver sa peau en se lançant dans une fuite en avant de provocations diverses, Humbert tue son adversaire de plusieurs balles, alors que celui-ci s'était réfugié derrière un tableau du XVIIIe siècle représentant une jeune femme noble. C'est sous le regard de celle-ci, dont le visage blafard est désormais grossièrement troué d'une balle, que la belle voix de James Mason va nous raconter l'histoire de ces deux hommes, et de la (Jeune, très jeune) femme qu'ils ont tous deux aimée. Humbert est venu s'installer dans l'Est des Etats-Unis après une longue période en Europe; il va prendre ses fonctions dans une université à la rentrée et cherche un logement en attendant. C'est en visitant la maison de Charlotte Haze (Shelley Winters), une insupportable veuve qui le couve du regard avec une évidente concupiscence, qu'il voit soudain la fille de Mrs Haze, la jeune Dolores dite Lolita (Sue Lyon): elle est en maillot de bain dans le jardin, où elle bronze tranquillement. C'est en la voyant que Humbert prend la décision de loger désormais dans la maison, une décision lourde de conséquences... Il va vite être amené à accepter de laisser croire à charlotte qu'il l'aime afin de se marier avec elle, et tout faire pour avoir Lolita à lui, y compris envisager le meurtre de son épouse, mais ce ne sera pas nécessaire: les circonstances vont l'aider. Mais tout au long de cette dangereuse intrigue, un homme convoitera Lolita de façon plus tortueuse encore...

Le Lolita de Nabokov, paru en France chez un éditeur de pornographie, était bien sur inadaptable au cinéma dans les années 60, et Kubrick et Nabokov, auteur du scénario (Du moins co-auteur, mais Kubrick n'est pas crédité au générique) a accepté des compromis afin de rendre le film faisable: rendre la jeune femme plus âgée, faire de la rencontre Humbert-Lolita la seule aventure limite du professeur d'age mur (Alors que dans le roman il était conscient de son vice, avec lequel il avait appris à vivre...), mais le metteur en scène a trouvé une multitude de raccourcis afin de rendre justice aussi bien au roman qu'à son auteur: lui qui aimait tant les plans-séquences s'est même permis une jolie scène pleine de champs-contrechamps lorsqu'il nous montre Humbert dans sa nouvelle vie quotidienne dans les griffes de Charlotte, le mari dégoûté par son épouse s'arrangeant pour avoir l'oeil sur une photo de Lolita pendant qu'il tient la mère dans ses bras... Nabokov et Kubrick s'amusent avec le langage dans cette même scène lorsque Charlotte dit à son mari que s'il la touche elle devient aussi molle qu'une nouille, ce à quoi Humbert répond avec un sourire énigmatique (Du moins pour Charlotte) qu'il connait parfaitement ce sentiment. Une scène de bal de promotion, si typique manifestation saine de l'esprit de la jeunesse Américaine, devient l'occasion pour Kubrick et Nabokov de s'amuser en nous montrant les Farlow, des amis de Charlotte faire des allusions à une vie dissolue dans laquelle ils insistent bien sur le fait qu'ils ont "l'esprit très ouvert", et Humbert de comprendre qu'on lui propose un échange standard sans conditions... enfin une scène (Qui sera censurée un peu partout, mais qui subsiste dans les montages actuels du film) voit Lolita initier Humbert à leur première expérience sexuelle en commun, qu'il est assez facile de deviner, en lui proposant de jouer à un jeu qu'elle a appris d'un garçon lorsqu'elle était dans un camp de jeunesse. Le camp en question s'appelant Camp Climax (Orgasme), on la croit sur parole.

Non contents de révolutionner le cinéma en allant très loin (la franchise des relations entre Lolita et son beau-père est impressionnante), les deux complices s'amusent aussi beaucoup, et il y aurait à dire sur la présence étonnante de celui qui n'étai encore qu'un nouveau venu à peine reconnu, à savoir Peter Sellers. Il se lâche totalement, Kubrick lui ayant laissé le champ libre pour créer ses personnages et ses voix multiples. Bien sur l'effet de ses déguisements est aujourd'hui éventé, puisque le timbre de voix de Sellers, ses yeux, sont bien connus des spectateurs, mais le prologue ayant installé le personnage dans toute sa multiplicité et sa folie, je ne pense pas qu'il s'agissait pour Kubrick de dissimuler quoi que ce soit au spectateur. Il s'agissait plutôt d'appuyer la naïveté de celui qui en d'autres circonstances aurait été le monstre du film, Humbert lui-même, dupé par la jeune femme qu'il aime de toutes ses forces, et qui ne sait pas qu'il y a pire, bien pire monstre que lui... Mais si Sellers a eu le champ libre (Ce que peu d'acteurs peuvent vraiment dire avec Kubrick... Laughton? Ustinov? Nicholson? R. Lee Ermey, à coup sur!), on ne peut pas en dire autant de Shelley Winters qui a du beaucoup payer de sa personne, et dont la création du personnage de Charlotte es d'une inoubliable cruauté, juste le parfait mélange de pathos et de ridicule, de bêtise et de médiocrité voulue...

L'Amérique profonde n'était sans doute pas prête pour Lolita, mais le film fut un véritable succès, grâce probablement à ses précautions et son ton résolument caustique: il dément une fois de plus l'inexplicable rumeur selon laquelle Kubrick n'avait pas d'humour... Il installe avec autorité un auteur désormais libre de ses mouvements, qui s'apprête à tourner une oeuvre cruciale, aidé en cela par la rencontre avec Peter Sellers, un acteur d'exception. Après avoir tâté du film noir, du film de guerre pacifiste et du péplum, il livre sa propre vision de la romance à l'américaine, et le moins que l'on puisse dire c'est qu'il sait manier le vitriol dans ce domaine aussi. La mésaventure de Humbert Humbert, au départ cynique et manipulateur si confiant qui va se faire prendre à son propre piège, rejoint la longue liste des échecs inévitables contés par Kubrick depuis son premier long métrage, aidé il est vrai par l'histoire volontiers cruelle de Nabokov. Un dernier mot, en parlant de la place de Lolita dans l'oeuvre du metteur en scène: la tendance de Kubrick à l'auto-citation est ici marquée par la première scène: face à Humbert qui ne rigole pas du tout, Quilty saoul lui annonce être... Spartacus. Humour noir d'un cinéaste qui s'en veut d'avoir accepté un compromis, simple blague de potache, ou une volonté de tendre entre ses films même les plus dissemblables un lien?

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Published by François Massarelli - dans Stanley Kubrick