
Quand il réalise "son" film d'horreur, Kubrick est déjà bien installé dans son système, qui le voit se lancer dans des films, préalablement acceptés par la Warner, qui vont exploser aussi bien leur budget que les planifications de temps passé à les tourner... Il est désormais et jusqu'à la fin de sa carrière dans ses habitudes, ne quittant pas les studios Anglais, remettant sa confiance dans les mains de "secondes équipes" qui devront tourner à sa place des extérieurs comme ici dans les montagnes des Etats-Unis, se réservant le gros du travail, en faux extérieurs ou en intérieurs, en petit comité avec les acteurs. Son projet ici est d'adapter un roman de Stephen King, dont celui-ci ne sera pas content: la belle affaire! King fait partie de ces écrivains persuadés que le travail d'un metteur en scène n'est que d'illustrer sans aucun ajout ni aucune imagination des oeuvres, mais il détestera le résultat, dont on peut dire que de toute façon il n'a plus grand chose à voir avec le livre... Le Shining de King a la réputation d'être une histoire relativement classique de fantômes, sise dans un hôtel hanté. En même temps, il s'agit d'une variation adroite sur le thème de l'écrivain en panne, un canevas auquel il reviendra avec le plus classique Misery... La version de Kubrick est l'histoire d'une famille qui sombre dans la démence, accessoirement située dans un hôtel hanté, ce dont deux des personnages (Jack et Danny) se rendent compte assez vite, mais qui ne sera révélé au troisième (Wendy) que par hasard lors du final... La terreur de ce film, y compris vu dans la version longue sensée être plus claire, vient pour une large part de l'apparente gratuité des images qui nous sont montrées, qui peuvent souvent être prises comme des projections des esprits tourmentés de Jack, Danny et du cuisinier Dick Halloran. L'hôtel Overlook est à bien des égards une projection mentale: à la fois de Danny et de son "sixième sens", ce que le cuisinier appelle le 'Shining', d'où le titre, mais aussi de Jack Torrance, l'écrivain dont l'imaginaire semble déborder jusqu'à se matérialiser sous nos yeux en des visions fantômatiques. Le film prend sa source beaucoup plus dans la psychologie, la psychanalyse, que dans Stephen King...
Jack Torrance (Jack Nicholson) vient s'installer à l'Hôtel Overlook, Colorado, pour six mois, durant lesquels il va garder la bâtisse pour la morte saison, en compagnie de son épouse Wendy (Shelley Duvall) et de son jeune fils Danny (Danny Lloyd), mais aussi travailler sur son premier roman, profitant ainsi du calme. On apprend assez vite trois renseignements importants: d'une part, Jack, ancien alcoolique, a attaqué son fils Danny, et a depuis fait amende honorable, même si son choix de changer de métier (Il était instituteur) peut cacher de pires turpitudes... ensuite, Danny est doté d'un sixième sens qui lui permet de communiquer avec l'au-delà. Enfin, le précédent "concierge" qui a été employé exactement comme Jack a fini par tuer sa femme, ses deux jumelles, et s'est suicidé. Très vite, l'ennui qui pèse sur les personnages, et l'isolation de Jack de sa propre famille vont irrémédiablement le précipiter vers la folie, pendant que Danny va vivre des expériences déplaisantes en lien avec l'histoire de l'hôtel, dont on apprend qu'il fut construit, en 1907, sur un site funéraire Navajo...
Le cimetière Indien est l'un des plus beaux "McGuffin" du cinéma, parce qu'au-delà, aucune autre explication ne viendra. Du reste, dans la version de 119 minutes (Inexplicablement substituée à la version de 144 minutes par Kubrick lui-même pour l'exploitation Européenne, et jamais remplacée par la version intégrale, sans aucune explication, ceci étant d'aileurs valable pour l'actuelle édition BluRay!!), ce passage a été tout simplement escamoté... Pourtant, situé au fin fond du Colorado, l'hôtel est particulièrement bien fourni en objets qui renvoient aux Amérindiens: tapis, peintures, jusqu'aux motifs des moquettes. Cette omniprésence discrète fait partie des petites touches qui tiennent si bien le film... D'autres "explications", ou du moins des tentatives de rationnaliser l'irationnel, comme cette rencontre avec l'ancien concierge (qui explique à Torrance qu'il fait éternellement partie de l'hôtel, comme le confirme la fameuse photo finale) n'y feront rien: le pourquoi, on s'en fiche bien, ce qui compte, c'est la lente descente de la famille dans un enfer de plus en plus poisseux, à la suite d'un écrivain qui n'en finit pas de manquer d'inspiration.
Le jeu des acteurs, choisis pour leur allure pas vraiment glamour, et poussés à travers des centaines de prises jusque dans leurs derniers retranchements, contribue effectivement à un voyage au pays de la folie, qui donne bien entendu des images définitives, inoubliables. A ce titre, l'utilisation des premières "Steadycams" est cruciale, mais pas pour les mêmes raisons que celles qui poussent à utiliser ces caméras aujourd'hui: il ne s'agit pas, ici, de pouvoir annuler les saccades et les secousses dans les scènes d'action, mais de garder un contrôle absolu sur le cadrage. Si mouvement il y a, c'est le plus souvent un mouvement en avant (Les circuits sans fin de Danny dans l'hôtel, sa fuite dans le labyrinthe), des mouvements en avant des acteurs, filmés de face par un opérateur qui recule (On a en particulier le souvenir des errances de Jack, et de sa course à la folie meurtrière, hache en mains), des mouvements latéraux aussi, comme ceux de la découverte de l'hôtel. Tous ces plans sont composés avec une précision, le plus souvent parfaitement centrés. Visuellement, le projet a une cohérence que le découpage et le montage accroissent encore: à chaque changement de point de vue, de lieu, ou de scène, les mouvements se continuent, se répondent, et finissent par abolir l'espace, ce qui rappelle un certain nombre de liens: le cuisinier Dick Halloran (Scatman Crothers) a formé une certaine complicité en quelques heures avec Danny, et reçoit à des kilomètres de distance des images mentales de celui-ci. Jack et Danny sont les seuls à évoluer dans l'hôtel hanté en toute connaissance de cause, et si Danny est traumatisé, au moins résiste-t-il à la folie. Pas Jack. On voit bien ici que le ferment de la folie reste le rapport père-fils, dont Wendy qui ne comprendra pas grand chose, est bien entendu exclue. Ce qui ne l'empêche pas d'agir dans le bon sens pour protéger son fils. Dernier lien pour la compréhension de ce film, l'hôtel trouve son prolongement dans le labyrinthe, comme le prouvent ces mises en parallèle entre le jeu dans le labyrinthe de verdure, et les pérégrinations de Jack dans les lieux... L'Overlook et son labyrinthe ne sont que des représentations de la crise émotionnelle traversée par Jack, et par Danny bien sur. C'est dans ces lieux que la crise va mener à son paroxysme la relation parent-enfant... Deux scènes permettent d'accréditer cette interprétation: alors que Jack regarde la maquette du labyrinthe, Wendy et Danny s'y promènent. On a l'impression que Jack les voit dans le modèle réduit; quand Danny s'introduit dans la chambre 237, il subit une agression que nous ne verrons pas, et Jack au même moment cauchemarde: il rêve qu'il tue Wendy et Danny. Lorsqu'il réapparaît, Wendy est persuadée que son fils a subi une agression de la part de son père, mais nous avons clairement vu celui-ci ailleurs. La chambre 237 devient à mes yeux une sorte de voie de communication entre le cerveau complexe de Danny et la folie de Jack, alimentée par les fantômes de l'Overlook. Cette correspondance entre les lieux et la psychologie (Plus maîtrisée chez Danny que chez son père) se retrouve d'ailleurs dans la moquette des couloirs, aux motifs proches des parois d'un labyrinthe. Et le lien entre les scènes, et les différents décors de l'hôtel, est souligné non seulement par les incessantes courses de Danny sur sa petite voiture, mais aussi par une balle, lancée par Jack dans une scène, et qui douée d'une vie propre, finit sa course 15 mn de film plus tard à côté de Danny qui joue dans le couloir...
Shelley Duvall n'a pas un rôle facile, et Wendy rejoint les personnages féminins de Kubrick, si malmenés depuis au moins Lolita: elle est priée instamment de ne pas déranger Jack, et celui-ci a des discussions odieusement phallocrates en compagnie de certains fantômes... Une façon selon moi d'apporter de l'eau au moulin, non pas d'une théorie d'un Kubrick misogyne, mais bien de l'idée que Kubrick soit un peintre ironique de la condition masculine, essentiellement. Ses héros sont des hommes, et ici, Shelley Duvall est exclue, comme les femmes étaient exclues de l'univers de Barry Lyndon, représentant au mieux quelques semaines de tendresse, au pire des décennies d'ennui: ce que Redmond Barry nous faisait comprendre en soufflant la fumée de sa pipe au nez de Lady Lyndon. L'univers de Kubrick est un univers mené par les hommes, par des hommes qui parfois désirent (Lolita, par exemple), mais ce sont tous des Buck Turgidson: les femmes y sont interchangeables... Et comme les mondes masculins qu'il peint sont tous défectueux, qu'on ne s'étonne pas si le dernier mot dans son oeuvre reviendra à Nicole Kidman (Eyes wide shut)! Au passage, on constate que si de ci de là des images de meurtre, ou de flots de sang, des messages de l'au-delà (Redrum...) renvoient de façon assez classique (Quoique très effective, presque définitive!) à une codification très ancrée dans le film d'horreur, Kubrick détourne la règle du jeu en nous montrant Jack évoluer de façon conviviale chez les fantômes, qui l'acceptent directement comme l'un des leurs, mais également lie la maison hantée au sexe, à travers une scène assez morbide. Celle-ci n'a rien d'érotique, le metteur en scène étant peu à l'aise avec ce genre de choses (Comme dans Eyes wide shut, on dépasse à peine le degré d'érotisme d'une publicité pour sous-vêtement!). Kubrick a su en tout cas préserver suffisamment de mystère sur le sens de son film pour le rendre aussi efficace à chaque vision...
Comme d'habitude, le tournage, qui a duré plusieurs années, a été une immersion complète pour les participants, et a abouti à un film inoubliable. La façon dont Kubrick utilise le jeu des acteurs distordu par l'épuisement, pousse ses acteurs et actrices (Pauvre Shelley Duvall, qui a vécu un enfer...) au bout de leurs forces, et obtient des images qui restent toujours superlatives, force malgré tout, aujourd'hui, l'admiration par le résultat obtenu... Son sens aigu de la composition, assisté de l'utilisation géniale de la steadycam, et de trouvailles fantastiques pour faire naître le mystère et le surnaturel (L'irruption d'une balle venue de nulle part, et les apparitions statiques de fantômes), lui ont permis d'éviter d'avoir recours à des effets spéciaux. Mais en plus, finalement, tout ce qui est là, sous nos yeux, est réel, tangible... C'est miraculeux, comme le fait qu'un film de cette trempe, disséqué, analysé, décrit de livres en articles, diffusé, montré, parodié, comme le sont encore Psycho ou Jaws, puisse encore avoir le même pouvoir, 30 ans plus tard.