Ces affiches montrant un homme qui court, sont une représentation parfaite d'un film superbe et qui fait déjà date dans l'histoire du cinéma Américain. Je ne parle pas de son Oscar du meilleur film, certes totalement mérité, mais qui ne veux pas dire grand chose quand on sait qu'il est parfois attribué à tort et à travers: je veux parler ici de l'image enfin juste de l'esclavage qui est proposée, au-delà des clichés faciles, de la représentation parfois insultante des "bons noirs" voire des "bons maîtres" que le septième art trop frileux nous a asséné si souvent afin de ne chatouiller personne... Car ce que Steve McQueen représente dans son film, c'est l'essence même de l'esclavage, à travers le quotidien hallucinant d'hommes réduits à l'état de bêtes, et vivant dans la crainte du moment, dans l'impossibilité de se projeter ne serait-ce que 12 heures dans l'avenir...
Pour ce faire, il a adapté un récit devenu classique, un de ces livres qui ont contribué à pousser le débat abolitionniste au devant de la scène, dans un pays certes fracturé en deux camps (le Nord "libre" et le Sud esclavagiste) mais surtout constitué d'une vaste majorité de personnes qui n'étaient pas forcément enclins à accepter l'esclavage, mais encore moins à considérer les Noirs comme égaux (A commencer par l'abolitionniste Lincoln lui-même). Ce qui explique qu'un homme comme Solomon Northup (Chiwetel Ejiofor), violoniste reconnu à Saratoga, dans l'état de New York, bourgeois, heureux père de deux beaux enfants, et marié à une créature de rêve, elle-même excellente cuisinière dans la bonne société, se soit retrouvé un jour trahi par deux artistes, vendu comme esclave et acheminé clandestinement dans le Sud sous un faux nom pour quelques pièces sans doute. Son incrédulité est totale, et on imagine même qu'il s'estime alors victime d'une injustice qui n'est pas exactement partagée par les autres esclaves: après tout, eux sont nés dans cette condition, lui est né libre... Le film n'est en rien le récit d'un acte héroïque qui vise à se libérer par un travail acharné, ou encore moins une de ces histoires d'affranchissement collectif comme Spielberg, en éternel démocrate, les aime tant (Schindler's list, Amistad), mais bien l'histoire d'un homme qui apprend ce que c'est que de survivre, de nier de plus en plus sa vraie nature d'homme afin de ne pas prêter le flanc, de ne plus aider les autres parce que l'entraide pousse les plus forts à s'exposer, et au bout, seule la mort est une délivrance...
Cette idée est superbement montrée dans plusieurs scènes, en particulier deux: le héros a eu un geste de rébellion, en frappant un contremaitre qui l'avait cherché, et celui-ci est revenu avec deux amis, pour pendre Solomon. Un autre contremaitre intervient, mais laisse le héros se débattre au bout d'une corde durant de longues minutes durant lesquelles l'homme reste pendu, juché sur la pointe des pieds, glissant dans la boue fraiche. Autour, alors que la caméra (Fixe) multiplie les angles de prises de vues, on voit toute la vie de la plantation qui continue comme si de rien n'était, et tous les esclaves qui font mine de ne pas voir Solomon. La scène est longue, très longue, nous laisse ressentir la cruauté de ces quelques minutes qui passent... Une autre scène à la violence insoutenable montre la logique de propriété des esclavagistes, qui achètent leurs esclaves cher, et prétendent disposer d'eux comme bon leur semble, jusqu'à les fouetter en déchiquetant leur chair. Le point de vue se refuse presque systématiquement à regarder la victime, sauf vers la fin, pour quelques insupportables fractions de secondes.
Donc, le film est dur, très dur, mais aussi riche en rappels: dans ces Etats-Unis fracturés de 1845, on semble se satisfaire assez bien de ces différences culturelles qui deviennent parfois une vraie religion: ainsi, devant la menace de perdre un esclave, fut-il médiocre et volontiers difficile, un maitre revendique-t-il par principe sa propriété: surtout que ceux qui sont venus chercher l'esclave en question sont du Nord... L'esclavage était motivé par des raisons économiques, afin de permettre à la société du Sud d'avancer tranquillement sans trop impliquer les Blancs. Ceux-ci ont prospéré, tout en éduquant les esclaves dans la religion, une obligation morale estimaient-ils qui justifiait l'esclavage. On le voit très bien dans le film, qui alterne les scènes de tension (Entre esclaves et maîtres, mais aussi entre les noirs et les "petits chefs", tout aussi garants de la bonne tenue du système que leurs supérieurs...) et les scènes plus calmes, comme ces séances de prière imposée, absurdes, mais qui promettent du repos aux esclaves. Toutefois, lors de l'une de ces scènes durant lesquelles les maitres sont supposés apporter l'éducation et la religion à leurs esclaves, une maitresse s'emporte contre une femme qui pleure parce qu'on lui a enlevé ses enfants. Elle sera vendue dès le lendemain. Mais dans ces conditions, même un esclave peut en venir à profiter de la situation, comme cette femme qui, bien qu'esclave, a été élevée par son maitre au rang de compagne quasi officielle, qui s'affiche désormais à ses côtés; mais elle prend du plaisir à se faire servir par ses anciens "frères et soeurs", car elle sait que sa "tricherie" est mal vue par les blancs.
Le travail de Steve McQueen, du début à la fin, consiste à donner une vérité aux aventures de Solomon (qui légèrement altérées pourraient presque passer pour un conte philosophique et initiatique, ce qu'elles ne sont pas) en plongeant sa narration dans tous les aspects du Sud, d'où l'importance des personnages: Paul Giamatti en vendeur d'esclaves attaché à ses profits; Benedict Cumberbatch en planteur persuadé de son humanité mais qui non seulement traite ses esclaves du fameux nom en N, qui est rappelons-le un énoncé de leur inhumanité, de leur condition d'animaux et non d'humains, mais en prime c'est un lâche qui laissera faire le système; Michael Fassbender, en planteur analphabète, odieux, pédophile et sadique, qui considère les esclave comme ses jouets, et passe sont temps à les comparer à des babouins en montrant qu'il a le QI d'une moule morte; Sarah Paulson, en maîtresse jalouse d'une plantation qu'elle a peut-être intégrée en venant d'un bordel (le film n'ira pas au bout de cette hypothèse, mais le dialogue nous l'indique); Paul Dano en contremaître qui se réjouit d'une petite position de pouvoir, mais comme son maître, il détestera d'autant plus Solomon, que ce dernier est plus intelligent qu'eux... Les accents, les attitudes, la vérité tangible des faits présentés, tout concourt à la réussite du film, et à la véracité de l'expérience contée.
Le film procède par des scènes qui vont droit au but, et jamais McQueen ne semble vouloir cacher l'horreur, pas plus en adoucissant la condition de ses héros qu'en caressant le spectateur dans le sens du poil. Il nous montre clairement la fondation d'une société à deux vitesses; s'il a choisi de montrer une résolution qui est historique (Solomon Northup a survécu à l'esclavage, et il l'a conté ensuite dans son propre livre), et qui fait office de fin heureuse, il ne néglige pas pour autant de nous dire que si Northup s'est ensuite battu dans les années 1850 et 60 aux côtés des abolitionnistes, il a néanmoins disparu des radars au moment de la guerre de Sécession. Effacé par l'histoire, ou tout simplement désireux de s'offrir un peu de calme après l'horreur qu'il avait vécue?
On sait aujourd'hui que le conflit entre abolitionnistes et esclavagistes était essentiellement une affaire de politique, soit (dans les Etats-Unis de 1860) un problème blanc. Quoi qu'il en soit, cette réalité de l'esclavage montrée par le film vient à point nommé pour rappeler aux oublieux (Et ils sont nombreux dans une société qui refuse d'accorder de l'importance à l'histoire, et je ne parle pas que des Etats-unis) que l'esclavage n'est pas une sorte de particularité folklorique et culturelle, mais bien une pratique inhumaine de rabaissement systématique, motivée par des raisons économiques, ou pire. Et Chiwetel Ejiofor est un acteur extraordinaire, qui a su trouver le juste milieu entre la douceur de vivre d'un bourgeois noir content d'être arrivé, et la dureté d'un homme qui après quelques années, a fini par presque abandonner tout espoir de retrouver son humanité. La scène qui semble le plus clore le film, avant le retour de Solomon chez lui, est une scène d'adieux, sans aucune tendance à l'adoucissement, qui montre bien que Solomon part en solitaire, laissant ses frères et soeurs d'infortune se débrouiller, parce que le salut ne peut venir que pour un, pas pour l'ensemble des esclaves. Le constat cruel que l'on peut faire, c'est que tant d'événements graves qui ont depuis marqué l'Amérique, y compris après la fin du conflit supposé résoudre l'esclavage, viennent en droite ligne de cet état d'esprit...
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