
L'intrigue du film raconte l'histoire vraie de Margaret Keane, une jeune femme divorcée arrivée en compagnie de sa fille Jane à San Francisco avec comme seul bagage un goût pour la peinture, et des dizaines d'oeuvres étonnantes, représentant des enfants immobiles et tristes aux yeux exagérément grandis. Après avoir rencontré le peintre du dimanche Walter Keane, celui-ci l'encourage, et bientôt il vend une de ses toiles, en en revendiquant la paternité. Ils trouvent un arrangement, Walter avec son bagout et ses qualités commerciales, vend les peintures en se les attribuant, et Margaret, décidément peu à l'aise avec le monde extérieur, peint en recluse, et intériorise la frustration de se voir dépossédée de ses tableaux, en échange d'une aisance grandissante qui ressemblera bientôt à de la richesse: les toiles de "Keane", en effet, s'arrachent, et Walter ne ménage pas ses efforts... Mais jusqu'à quand cette situation bancale, que Margaret laisse faire par peur de perdre sa sécurité, durera-t-elle?
A première vue, le film constitue une visite inattendue de Tim Burton dans le monde réel, débarrassé non seulement de Johnny Depp et Helena Bonham-Carter, mais aussi de tous artifices, de tout fantastique ou de toute impression gothique, ce qui serait une première depuis Ed Wood... Mais il y a des connections fortes avec son univers, notamment avec ce dernier film, avec Edward Scissorhands, et avec Big Fish (Au-delà de la présence du même adjectif dans le titre, bien sur), et le thème de l'oeuvre attribuée à tort à un autre me semble refléter d'une façon presque embarrassante la propre fausse paternité de The nightmare before Christmas (dont le titre complet enfonce le clou: Tim Burton's The Nightmare Before Christmas), de Henry Selick. Sans doute un hasard, mais un hasard troublant, d'autant que dans Big Eyes, Burton n'y va pas de main morte avec le personnage de Walter Keane... Le point de vue du film, globalement, revient à Margaret, dont Amy Adams fait une éternelle inquiète, une femme troublée, et qui en arrivant à San Francisco n'est définitivement pas dans son élément. Ainsi, si Burton a choisi pour tourner son film d'y faire éclater les couleurs vives et pastels de la période (Les fameuses couleurs des modèles de voitures des fifties...), retrouve-t-il un personnage décalé, à part, à l'instar de Edward. Margaret est une enfant qui a grandi un peu vite, qui a gardé sa naïveté, et qui va vivre une bonne part du film sous l'emprise d'une illusion qui fait d'elle presque un personnage de conte de fées: Walter. Celui-ci, joué avec insistance, voire avec excès par Christoph Waltz auquel Burton a demandé de se tenir à l'écart de toute subtilité, lui apparaît en effet comme un charmeur, un sauveur même, et on se demande franchement ce qu'elle lui trouve, car autant le dire tout de suite: il est irritant, et je ne parle pas ici que du personnage. C'est un parti-pris qui renvoie une fois de plus à un choix de privilégier un jeu aussi expressionniste que possible, ce n'est pas la première fois, rappelons-nous Johnny Depp pour parfois le meilleur, et le plus souvent le pire, ou encore Christopher Walken...
Mais Margaret n'est pas que prise au piège d'un mari envahissant et qui la tient dans sa main car elle est, de fait, complice d'une escroquerie morale, elle est aussi prisonnière d'un monde conformiste qui pour des raisons de mode, essentiellement, et malgré l'acharnement vindicatif d'un critique d'art extrêmement remonté (Terence Stamp ici prend le relais de Christopher Lee), s'arrache ses toiles, sans pouvoir les comprendre, car privé de l'accompagnement de leur créatrice, elles sont aussi privées du moindre sens. Cette aliénation est l'un des sujets forts du film, qui renvoie ainsi au décalage de tant de héros de Burton, mais essentiellement au déplacement de la créature Edward dans la banlieue rose bonbon, devenu le jouet de toutes et de tous avant d'être passé de mode. Incidemment, lui aussi survit dans son exil en créant des sculptures de glace à l'étrange beauté... Cette notion de prison est soulignée par l'insistance de Walter et Margaret sur l'inviolabilité de leur secret, figuré par l'atelier dont il ne faut pas franchir la porte car cela dévoilerait instantanément le pot-aux-roses. Mais au-delà de Margaret elle-même, victime d'une escroquerie en même temps que complice, le film est aussi le portrait d'un artiste qui n'en est pas un, un homme qui fait son beurre en s'attribuant l'art des autres, d'une manière pathologique et comme un véritable ogre. Le versant positif d'une telle pratique, ce serait selon moi le menteur attendrissant de Big Fish, qui en inventant des dimensions délirantes à ses histoires, les transforme en mythes, et bien sur l'abominable Ed Wood, qui n'en finit plus d'être incapable de tourner un film, mais s'acharne à se croire génial. Car Walter Keane, c'est évident, finit par croire à son propre génie.
La mise en scène de Burton, dont le rythme tranquille nous ferait presque croire à un biopic traditionnel, installe en réalité un profond malaise, d'autant plus fort qu'il se tient à l'écart du spectaculaire. La peur de manquer, la peur de ne pouvoir subvenir aux besoins de sa fille, sont pour Margaret des raisons cohérentes pour laisser faire le cauchemar qui l'entoure bientôt. Mais Burton, en choisissant imperceptiblement d'exagérer un tout petit peu certains aspects (Les personnages, comme souvent chez lui, jouent la vie quotidienne comme une comédie, que ce soit Terence Stamp et sa raideur effrayante, Jason Schwartzmann en galeriste dédaigneux, Krysten Ritter qui joue la seule copine de Margaret qui ne comprend pas de la voir se retirer du monde, etc... alors que Amy Adams, de son côté, joue la situation comme un drame, et Christoph Waltz (De façon excessive à mon avis, comme je le mentionnais plus haut) joue comme un personnage de film d'horreur... Ces personnages sont lâchés dans des années glorieuses de Californie, reproduites avec délectation par Burton, ses techniciens... et par Danny Elfman, qui a supervisé la reproduction de la musique de l'époque (Le groupe de Cal Tjader avec Vince Guaraldi au piano notamment, ou encore une version ré-enregistrée de la chanson In My Room, des Beach boys, qui est précisément l'histoire d'un retrait du monde pour mieux créer, tout en souffrant de la solitude, donc c'est fortement bien vu).
Ce monde à peine déformé, conformiste mais riche en plaisirs, dans lequel il est difficile de ne pas se faire manger, est une fois de plus un reflet de notre propre monde, dans lequel un Tim Burton doit créer pour survivre. Bien sur, pour lui le problème de la paternité d'une oeuvre ne se pose plus, mais Margaret Keane, dont l'art privé de sa vraie créatrice semble ne pas pouvoir être reconnu comme un geste artistique, renvoie à une aliénation particulièrement touchante, troublante et humaine, à des lieues des tics de Burton qui ont si souvent remplacé son talent depuis Big Fish. Big Eyes, à ce titre et en dépit de certains défauts, est une bonne nouvelle qu'on n'attendait plus.