Des trois films de gangsters mythiques (Little Caesar de Le Roy et Scarface de Hawks étant bien sur les deux autres) qui entament la décennie, celui-ci est le plus fascinant; James Cagney y est incroyable, mais la grande force reste la mise en scène exemplaire, impeccable et plus qu'inspirée de Wellman. C'est l'un de ses très grands films, si ce n'est le plus grand, peu importe: c'est juste l'une des preuves de son génie. Il a su prendre un matériau bien de son temps, et inventer une manière de faire, qui n'allait pas rester sans suite: Angels with dirty faces (Curtiz 1938) et The roaring twenties (Walsh, 1939) allaient tous deux reprendre la même structure chronologique, passant d'une exploration de l'Amérique populaire des débuts du siècle jusqu'aux années 30 en n'oubliant pas les cassures de la première guerre mondiale et de la prohibition, deux évènements traumatiques qui ont sérieusement entaché cet âge de l'innocence qu'auraient été les années 20 sans elles. Bien sur, les deux films en question ajoutent aussi la crise de 1929, absente de ce film, mais le propos est ailleurs: dépeindre l'histoire d'un gangster comme une illustration du rêve Américain, un thème que The public enemy partage du reste avec Little Caesar, de Mervyn Le Roy.

Tom Powers (James cagney) est un jeune homme qui a de l'ambition, mais qui est surtout déterminé à les réaliser hors du giron de la loi: le souvenir des fessées paternelles, administrées quotidiennement par un père policier? Le fait qu'elles ont manifestement développé chez lui un plaisir masochiste de transgression et de défi? Quoi qu'il en soit, Powers est tellement motivé qu'il s'impose bien vite à ses employeurs, et va découvrir avec la prohibition un terrain de jeu qui lui permettra vite de devenir quelqu'un, et de tout avoir: pouvoir, ascendant sur les hommes et les femmes, et de multiples occasions de passer sa colère... La chute, bien sur, sera expéditive.
Dès le départ, Wellman plonge dans le coeur du sujet, littéralement, en multipliant les plans-séquences dans son exposition; la façon dont il nous prévient en nous montrant une rue peuplée de gens qui vont et viennent, dans laquelle les hommes qui véhiculent de l'alcool (Un camion encombré de tonneau, un homme qui transporte plusieurs seaux remplis de bière), croisant ironiquement une parade de l'armée du salut, nous installe dans un monde qui n'a pas encore affronté ses contradictions, et qui y viendra en 1919 avec le Volstead Act, la loi qui installera la prohibition sur l'ensemble du territoire Américain. dans ce monde de 1909, où il faut choisir son camp, Tom Powers, qui traine toujours avec son copain Matt, est déjà attiré par le crime, ne serait-ce que parce qu'il est en permanence en colère, contre son père surtout. Celui-ci ne dira pas un mot, mais la courte séquence qui le présente, figure silencieuse et menaçante qui se rend dans la cuisine pour décrocher du mur la ceinture de cuir qui lui sert à administrer de cuisantes corrections à son fils, ne laisse aucun doute: son fils est éduqué à la violence par la violence, et il va apprendre à aimer cela, comme le prouve le plan durant lequel le père hors champs le frappe, et le visage du jeune homme se transforme sous nos yeux, lorsqu'afin de supporter le traitement dont il est la victime, il s'efforce de regarder son géniteur dans une posture de défi.
Puis l'évolution de Tom Powers se fait sous la houlette de diverses autres figures paternelles, dont le louche Putty Nose, un gangster de moindre envergure qui embauche Tom et Matt, avant de les lâcher en pleine crise, après qu'ils aient provoqué la mort d'un complice lors d'une affaire, ou le "régulier" Paddy Ryan, un autre Irlandais qui les prend sous sa houlette. Putty Nose est surtout vu à travers deux séquences qui le montrent jouer la même chanson au piano: dans la première, il en joue pour les gamins fascinés de la rue, et s'arrête de chanter sur un mot lorsqu'il avise la présence de Matt et Tom, auxquels il souhaite confier une affaire. Lors de la séquence qui voit Tom supprimer son ancien patron, il joue la même chanson, et s'arrête sur ce même mot, touché à mort par la balle que vient de tirer Tom (Hors champ, bien entendu): l'inévitable meurtre du père, transgression qui est aussi une libération pour Tom. Paddy Ryan sera aussi pour Powers l'occasion d'affronter un complexe d'Oedipe fort mal vécu; réfugié chez Paddy, fin saoul, Powers couche sans même s'en apercevoir avec la compagne (Particulièrement gourmande, d'ailleurs) de son protecteur, ce qui lui occasionnera une grosse colère le lendemain... Mais ses rapports avec les femmes seront le plus souvent marqués soit par sa domination (Ce dont l'incroyable séquence
dite 'du pamplemousse' se veut le témoin), soit par la recherche impossible d'une égale, et surtout par son ambition; ainsi, il se dabarrasse de Kitty, sa première petite amie, après qu'il ait commencé à s'ennuyer avec elle, et la remplace par Gwen une jeune femme qui a plus de classe (Et qui est jouée par Jean Harlow avant que celle-ci ne soit une actrice, comme en témoigne la scène parfois gênante durant laquelle elle lui susurre des "Oh, My bashful boy"). Tom Powers est la recherche de femmes avec lesquelles il puisse se sentir en confiance, mais son "métier" aura toujours le dessus. Ses rapports avec les hommes sont aussi riches et aussi bien évoqués dans le film, notamment son amitié pour le moins complexe avec le compagnon Matt: dès les premières séquences, nous voyons Powers choisir Matt plutôt que sa soeur (Celle-ci se consolera avec le frère de Tom, celui qui incarnera le versant honnête, mais aussi insipide, de la famille!); il passe son temps à tenter de rabaisser son copain, mais ils sont inséparables, et c'est après qu'une bande ait éliminé Matt que Powers va déclencher les impressionnantes hostilités de la fin du film. Il va se dépasser, dans une scène qui est aujourd'hui célèbre, parce que Wellman, tout simplement, nous en prive: il filme Powers qui entre dans un restaurant, et... le bruit d'une altercation musclée, suivie d'un plan qui aurait pu terminer le film, nous montrant Powers blessé tomber dans l'eau (Il pleut en abondance) en murmurant "I ain't so tough", je ne suis pas si dur.
Le mythe ne se referme pas sur cette scène, la fin nous montre un Tom qui a échappé de peu à la mort, et qui semble être sur la voie de la guérison, voire de l'honnêteté, renouant avec sa famille... Mais Wellman ne peut pas nous laisser sur un happy-end, et la fin portera sa dose d'énigme, de non-dits, d'ellipse. elle sera visuelle, définitive et forte, marquée par une mise en scène sublime, dans laquelle le cinéaste nous montre une fois de plus, comme il l'aura fait durant l'ensemble des 83 minutes de son film, sa maîtrise absolue du mouvement, du placement de la caméra, de la composition, du rythme, de la profondeur de champ et du coup de théâtre, en un seul plan de quelques secondes, suivi de la vision d'un phonographe dont le disque tourne à vide. Fin: The public enemy est l'un des plus beaux films Américains de tous les temps.