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  • : Allen John's attic
  • : Quelques articles et réflexions sur le cinéma, et sur d'autres choses lorsque le temps et l'envie le permettront...
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10 mars 2019 7 10 /03 /mars /2019 09:56

Sur le papier, ça ressemble à une blague, à laquelle on peine à croire: avec son frère Bobby, co-scénariste, co-producteur et co-réalisateur, Peter Farrelly a commis un certain nombre de films, tous des comédies, qui se sont signalés par leur ton direct et frontal: Something about Mary, Dumb and dumber, Shallow Hal ou Stuck on you, sont les titres qui me viennent à l'esprit. Ces films sont marqués par un humour au-dessous de la ceinture, une saine plongée dans le scabreux et la scatologie parfois, mais pourtant à la vision de ce nouveau film couronné d'un prestigieux oscar, je ne suis finalement pas si surpris que ça...

Tout d'abord, il y a l'Histoire, la majuscule est délibérée... Don Shirley, pianiste noir originaire de Jamaïque, est l'un des représentants de ce qu'on a appelé dans le jazz le Third Stream ou troisième courant: une tentative d'associer le jazz au classique, qui a donné parfois des résultats d'avant-garde (le quintet de Chico Hamilton) parfois obtenu un succès public phénoménal (le Modern Jazz Quartet de John Lewis). Don Shirley et son trio se situaient entre ces deux expériences, en jouant des pièces classiques auxquelles venaient se mêler un type d'accompagnement tiré du jazz (la contrebasse en pizzicato) tout en gardant une solide assise classique (la piano et le violoncelle). Pour faire bonne mesure ils ont aussi pratique l'opération contraire: interpréter du jazz en le "classicisant"... Et Don Shirley, en vue (surtout dans les classes les plus favorisées de la société Américaine), bénéficiait de l'amitié des Kennedy, éternels collectionneurs de stars et de grands noms...

Tony Villelonga dit Tony Lip, quant à lui, était videur au club Copacabana, habitait avec sa femme Dolores et ses deux garçons dans le Bronx, et se débrouillait comme il pouvait pour joindre les deux bouts: le début du film le montre subir la fermeture provisoire de son club, il s'arrange donc pour se faire bien voir du "parrain" local... le cliché, quoi, bête et méchant. Mais en 1962, on ne s'étonnera pas de constater que ce brave garçon un peu gauche mais si sympathique, soit aussi raciste. Il considère le fait de fréquenter des juifs comme un compromis (il travaille pour un patron juif), et se lève un matin pour constater que son épouse a fait appel à deux ouvriers noirs pour réparer quelque chose. Sans équivoque mais sans violence, il se contente de montrer son point de vue en jetant à la poubelle les deux verres dans lesquels il les a vus boire...

Ce sont donc ces deux hommes que le destin va rapprocher, en les amenant sur la route du Deep South, en 1962 (En compagnie d'un livre vert, un guide à l'usage des voyageurs noirs, qui détaille les endroits où ils peuvent se rendre sans subir la ségrégation, du moins pas trop...). Don Shirley, comme il le dit lui-même, aurait pu se contenter d'enquiller les concerts devant des salles Nordistes et conquises, mais il est aussi taraudé par le désir de se frotter à la réalité du Sud. Il lui faut un chauffeur, et un garde du corps par-dessus le marché: on lui a parlé de Tony, une force de la nature, et un brave type au fond... L'entrevue sera froide, plus que deux ethnies, ce sont deux classes antagonistes qui se font face. Tony refuse les termes de Shirley, notamment quand celui-ci lui parle de cirer ses chaussures. Mais il nomme un prix, une augmentation de 25% du salaire proposé, et les frais en sus: Shirley accepte. Et les deux hommes, cohabitant dans une voiture fournie par le label discographique pour lequel Shirley enregistre, vont cohabiter durant deux mois. Les copains et membres de la famille de Tony, quant à eux, lui avaient prédit qu'il ne tiendrait pas plus d'une semaine à bosser pour un noir.

Eh bien ils avaient tort...

Ce  n'est pas un portrait en creux d'une époque: tout y est, et on saura gré au réalisateur et à l'équipe de ne jamais avoir forcé la dose, mais d'imposer les signes des temps tout en subtilité... Tout ici respire le naturel, depuis le langage (fleuri pour Tony, et constamment, exagérément emprunté pour Shirley qui a un standing a tenir), jusqu'aux costumes, voitures et décors. Et la ségrégation est vue telle qu'elle est subie: elle est déjà, un peu, présente ne serait-ce qu'à travers la distance à laquelle les deux protagonistes se tiennent mutuellement, quand ils sont dans le nord. Mais à l'approche du Sud, elle se fait plus insistante. Une ségrégation à deux vitesses, bien sûr: ethnique ET sociale, comme le ressent Shirley qui se lamente de devoir partager dans un motel pour "coloreds" (selon le terme consacré alors dans le Kentucky) le quotidien de noirs qui n'ont ni sa culture, ni sa classe...

Et les anecdotes se suivent, et je ne vais pas les énumérer, si on raconte tous les éléments d'un road-movie, on gâche tout! mais on y verra au moins une évolution des deux personnages l'un vers l'autre. C'est sur ce point que les plus grandes critiques ont été faites à l'égard du film: on lui reproche en particulier de se situer dans une mouvance de 'sauveur blanc', dans la mesure où Tony est souvent le rempart de Shirley contre la violence. Mais les caractères des deux hommes font que cet aspect passe plutôt bien malgré tout. Et comme le dit Shirley, son problème, c'est qu'étant pianiste de concert, Américain, noir et gay (ainsi qu'on l'apprend presque en passant, mais le film n'en fait jamais une montagne ni une cause), il ne sera jamais à son aise nulle part: trop noir pour les uns, pas assez pour les autres...

Les deux acteurs, on le dit partout, sont formidables, c'est une réalité: Mahershala Ali , depuis sa participation à des séries, s'est imposé avec son style discret comme un immense acteur, sans jamais se livrer à la pyrotechnie, mais capable de démontrer une immense chaleur humaine en quelques gestes. Viggo Mortensen a la charge ici de devoir incarner le naturel "Farrellyen", et il s'y emploie d'abord avec la bouche... par un vocabulaire direct et une boulimie conséquente, qui donne lieu à beaucoup de scènes d'humour, mais aussi à des rapprochements culturels inattendus... Mais Farrelly reste aussi lui-même, lui qui truffait avec son frère, leurs films communs, d'apparitions de copains handicapés, obsédés qu'ils étaient par le fait de repeupler le monde cinématographique de ceux qu'on ne voit jamais, se livre ici à une sorte de vision sans filtre de l'humanité. On ne s'étonnera pas dans ces conditions que le point de vue soit celui de Tony du début à la fin. D'autant que le film s'est fait grâce aux souvenirs de l'Italo-Américain.

La mise en scène est finalement celle d'un faiseur aguerri de comédies, avec une frontalité constante et une lisibilité sans partage. Le metteur en scène aime ses personnages, sans jamais avoir la moindre réserve, et nous invite à les suivre. Nous n'aurons quasiment jamais de point de vue extérieur aux deux hommes, ou alors ce sera systématiquement lié à l'un d'entre eux (Tony exclusivement, d'ailleurs: on le voir écrire des lettres enflammées sous la dictée de Shirley, puis nous assistons à la lecture des missives par Dolores, jouée avec finesse par Linda Cardellini). Si Farrelly pratique l'ellipse en réalisateur chevronné de comédies aussi, il sait aussi doser intelligemment les scènes où il faut voir les choses. Mais on ne s'attarde jamais sur le pathos, à l'exception d'une scène qui me fait d'ailleurs tiquer un peu: quand les deux hommes ont été jetés en prison suite à une altercation entre Tony et un policier, Don Shirley utilise son droit à un coup de téléphone pour contacter son ami Bobby. Rien de moins que le ministre de la justice et frère du président des Etats-Unis... La musique se fait alors lyrique: une faute de goût...

Car ce qu'on aime dans le film, c'est la révélation pour un des deux hommes que oui, il peut cohabiter avec, respecter et même travailler pour un noir, voire l'aimer comme un ami; et pour l'autre, d'un côté la découverte constamment douloureuse de la réalité de la ségrégation par un homme qui en a été éloigné, et de l'autre le fait d'accepter de se laisser aller à un peu de simplicité, comme en témoigne la scène qui voit Don Shirley, tiré à quatre épingles et coincé dans sa posture, se sentir obligé de goûter du Kentucky Fried Chicken: c'est le seul moyen à ce moment, de faire taire son chauffeur...

Bref, ce film mérite-t-il son Oscar?

On s'en fout.

Mérite-t-il d'être vu?

Ca oui.

Est-il une tentative honteuse de la part d'un sale gamin de la comédie pipi caca de faire un film à oscar pour acheter sa crédibilité? Non, définitivement: à travers la cohabitation forcée des deux siamois de Stuck On You, dans la narration empruntée au road-movie de tant de leurs films, dans la recherche de l'amour de tous les personnages de Something about Mary, il y avait déjà cette gourmandise tendre pour les personnages et leur accumulation, et une envie de parler de ce qu'on n'évoque jamais. Ici, certes c'est pour une scène qui démontre la ségrégation, mais n'empêche: Mahershala Ali fait une drôle de tête quand on lui dit d'aller pisser dans le jardin... Il y a une continuité profondément humaine entre ces films, qu'on le veuille ou non. Que le film soit controversé était inévitable: certains lui reprochent comme je le disais d'être un retour à l'image du "sauveur blanc" (comme Mississippi Burning, d'ailleurs), Spike Lee lui reproche surtout d'avoir gagné l'oscar qu'il convoitait lui-même, et la famille Shirley désapprouve la façon dont le pianiste est représenté, et la caricature des liens familiaux. Autant de critiques, qui sont aussi diverses qu'à prendre avec tact. Ca n'enlève pas grand chose au plaisir qu'on prend à voir ce film.

 

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Published by François Massarelli - dans Comédie Peter Farrelly