Les services secrets sont en émoi: des agents ont disparu lors de diverses missions en Afrique, en enquêtant sur les agissements de trafiquants qui occupent un temple situé en pleine jungle impénétrable... Un temple qui, dit-on, recèle aussi l'accès à un mythique trésor, mais qui semble gardé par toute une ménagerie (Lions, singes, dinosaures, et Boris Karloff!). On demande donc à un as, Trent (Walter Miller), de se rendre sur place et de régler le problème. Ce qu'il fait, mais... il n'est pas le seul à s'intéresser à ce temple, puisque la belle Diana Martin (Jacqueline Logan) y cherche son père...
Quelle salade, pensez-vous probablement. Mais ce que vous ne savez peut-être pas, c'est que le film est en prime un serial en dix épisodes, qui me semble plus que de coutume faire du sur-place de manière systématique. C'est un film qui a un titre de gloire et un seul: celui d'avoir été le premier serial Américain sonore (grâce à l'introduction parfois forcée du son, à travers des scènes dialoguées, souvent redondantes, dans chacun des dix épisodes... Pour le reste, c'est du muet.
Totalement insipide, l'intrigue n'a aucun sens ni aucune cohérence, et les épices (attaques de fauves, répétitives, dinosaure en carton, et gorille qui est probablement Charles Gemora en peau de bête, comme d'habitude) semblent avoir été saupoudrées de manière à structurer un film sans vrai enjeu. Le seul vrai intérêt, c'est sans doute de présenter Boris Karloff avant Frankenstein... Voici en tout cas ce que faisait Richard Thorpe avant de devenir le réalisateur à tout faire de la MGM...
Les artistes du cirque Rainey ont pour vocation de donner leurs deux spectacles par jour, qu'il pleuve ou qu'il fasse beau ("rain or shine"...). Ca tombe bien, dans la séquence qui sert d'exposition, il pleut de façon spectaculaire; On y apprend que les comptes ne sont pas au beau fixe, que la propriétaire, par ailleurs écuyère de son état, est inquiète pour l'avenir, mais le régisseur et homme à tout faire Smiley (Joe Cook), lui y croit. Par contre, toujours dans cette exposition, nous est montrée la rivalité haineuse dont est l'objet le protégé de la patronne, par des jaloux qui souhaitent faire main basse sur le cirque. Enfin, si les sentiments de Smiley pour la jolie miss Rainey ne font aucun doute, un jeune et fringant concurrent lui fait dangereusement de l'ombre, et les millions de ses parents pourraient bien décider la belle...
C'est un film paradoxal, sorti aux débuts du parlant et qui confirme de façon évidente le talent singulier et inné de Capra pour les tournages inventifs, pour le naturalisme aussi. Paradoxal, parce que Rain or shine était une comédie musicale sur scène, dont Capra a tout bonnement retiré les chansons et autres passages musicaux, tout en donnant à l'ensemble de la fraîcheur, en sortant sa caméra des studios ou étaient le plus souvent confinés les films des débuts du bruit cinématographique... Et bien sûr, à l'époque où on aurait été voir n'importe quoi du moment que ça chante et ça danse, le risque était gros! Mais le film possède un charme fou, avec cette énergie phénoménale dégagée par Joe Cook, mais aussi l'impression d'assister à de l'authentique, par le recours à de vrais artistes de cirque, qui se livrent à leur métier avec simplicité et assurance sous les caméras de la Columbia.
Mais surtout, pour qui connait bien l'oeuvre de Capra, cette ode à l'optimisme en toutes circonstances est presque choquante: en effet, les artistes du cirque Rainey perdent tout, et la seule chose qui tienne encore debout à la fin est justement l'optimisme de "Smiley"! Une fin triste pas trop mal vécue par ce dernier, qui se livre à deux ou trois dernières pirouettes avant de tirer sa révérence...
La fin est adoucie dans la splendide version muette et sonore (Avec intertitres de rigueur) qui était distribuée lors de la sortie internationale de ce film des débuts du parlant: des prises différentes, quelques scènes en moins, quelques scènes et gags en plus, et la science du rythme de Capra font de cette version alternative une belle découverte...
Le Golden Bough accoste à San Francisco, et pour le capitaine Angus Swope (Walter James), ça ne fait aucun doute: il est tellement brutal que les marins vont tous déserter! ...ce qui évitera de les payer. Il a l'habitude, et... Les remplaçants seront faciles à trouver, car en ville, le "Suédois" (James Bradbury), un tenancier de bouge miteux, s'est fait une spécialité de fournir à Swope de la viande saoûle... Parmi les nouveaux arrivants sur le bateau, lors de cette escale, un pasteur (Chappell Dossett) qui avait eu l'idée saugrenue d'entrer chez le "Suédois" pour y prêcher la bonne parole, un placide Afro-Américain (Blue Washington), un jeune homme (Richard Arlen) qui a vu que le capitaine Swope était brutal avec sa fille (Jacqueline Logan), et surtout Newman (Hobart Bosworth), un mystérieux marin taciturne, qui cache un secret...
C'est une des traditions, souvent honorée avec panache, du cinéma muet Américain: les films sur la mer, et ses dangers, situés dans des bateaux où les marins (et les acteurs) se sont retrouvés plus ou moins à la dure! Il y avait eu Old ironsides, The sea beast, Captain Blood, Down to the sea in ships, The sea Hawk, The Yankee clipper... Et Behind the door. Ce denrnier film possède plus d'une correspondance avec ce film, en particulier un ton assez noir, et la présence dans les deux cas de l'acteur vétéran Hobart Bosworth.
Les films du genre pouvaient aller dans deux directions: historique, ou mélodramatique. C'est clairement la deuxième solution qui a été retenue, afin de construire un film entier sur le drame des marins prisonniers d'un capitaine cruel, et de la particularité de devoir à la fois renoncer à la liberté, et participer à la bonne marche du bateau. A ce titre, le capitaine incarné par Walter James est plutôt impressionnant, même si toute la partie mélodramatique est cousue de fil blanc (bien sûr que sa fille n'est pas sa fille!)...
Reste un film vraiment emballant, qui a le bon goût d'être sous tension permanente, et de ne pas avoir négligé un certain réalisme noir, comme dans les scènes initiales situées à san Francisco. La caméra de Harry Davis nous donne à voir l'humanité terrifiante du bar miteux du Suédois, et le peuple de tout un tas d'échantillons, dont la plupart vont se retrouver engagés de force sur le bateau. Le décor du bateau lui-même, partagé entre les extérieurs tournés sur l'eau, et les intérieurs tournés en studio, sont constamment crédibles... Et on aime à retrouver Richard Arlen, même s'il ne fait aucun doute que ce dernier, qui était en contrat avec la Paramount, devait expier je ne sais quelle faute en suissant une punition, comme tout acteur d'un studio qui se respecte quand on se retrouvait à tourner à la plébéienne compagnie Columbia! Il n'empêche... Son jeune héros dynamique est très engageant... Même si de toute évidence il doit passer derrière l'ange exterminateur interprété par Bosworth!
Film typique de ce que Michel Chion a appelé l'inter-rêgne entre le muet et le parlant, The younger generation est hybride, majoritairement muet avec quatre séquences parlantes qui ne doivent pas totaliser plus de vingt minutes. Adapté d'une pièce de Fannie Hurst, l'auteur de Humoresque, qui fut un gros succès pour Frank Borzage en 1920, le film est tout comme celui de 1920 l'une des rares incursions de Hollywood dans la communauté Juive, et le film ne ménage pas sa tendresse. Premier acteur cité au générique, Jean Hersholt y interprète Julius Goldfish, un marchand du Lower East Side, dont la maison brûle à cause de l'animosité de son fils Morris pour son voisin Eddie Lesser, qui est très proche de la soeur de Morris, Birdie.
Morris, qui travaille, va faire preuve d'esprit d'initiative, et la famille va grâce à lui gravir les échelons. Les années passent, et les Goldfish sont désormais une famille huppée sur la 5e avenue, dont le chef est Morris (Ricardo Cortez). Outre Julius et son épouse (Rosa Rosanova), la fille est interprétée par Lina Basquette, la "Godless girl" de DeMille l'année précédente. comme dans le ghetto, la famille fonctionne selon une division très claire: la mère est toute entière dévouée à son fils, mais le père et la file sont plus proches l'un de l'autre. Morris se comporte en dictateur, imposant des règles en fonction de son désir d'avancer en société. il intedit à son père tous ses plaisirs, revoir ses amis, voire se montrer dans son ancien quartier. Pire, il interdit à Birdie de revoir son amoureux Eddie Lesser (Rex Lease). Et lorsque celui-ci fait de la prison pour avoir été complice d'un cambriolage, Morris chasse Birdie...
Le héros semble être Julius, et la verve de Hersholt attire beaucoup l'attention, mais le titre est aussi suffisamment explicite. Le film nous conte, à travers les parcours très différents de Birdie et Ed d'une coté, et de Morris de l'autre, épris de respectabilité et de réussite au point de se renier, la difficulté à se situer des enfants d'immigrés Juifs qui sont nés Américains. L'émancipation pour Birdie passe par un respect affectif de ses parents, mais pour Morris, elle doit passer par le gommage de toutes les aspérités. Celui qui souffre le plus de cette volonté de mentir sur ses origines (symbolisée d'ailleurs par un mensonge explicite dans le film, lorsque Morris renie ses parents face à eux, dans une scène d'une grande cruauté), c'est bien sûr Julius: il y a un peu de Mr deeds au début, lorsqu'il se réveile et ne parvient pas à adapter son bon sens à de nouvelles habitudes luxueuses que voudrait lui faire prendre son fils. Une scène dans laquelle la tendresse de Capra et Hersholt à l'égard du personnage est évidente, le voit tenter de blaguer avec le majordome, et sourire lorsqu'un livreur le suit dans sa tentative d'humour. Ces quelques secondes de complicité sont l'une des rares ocasions pour le vieil homme de rire, il s'en plaint, d'ailleurs, et va littéralement décliner lorsque Birdie sera chassée. On le voit, seul dans une pièce, se plaindre des persiennes qui lui cachent le soleil. Ricardo Cortez a le rôle délicat d'assumer d'être le méchant du film. Il est raide, sec, mais à la fin, lorsqu'une fois sa famille partie le riche Morris s'assied dans un fauteuil, les persiennes dessinent une ombre sur son visage: son père lui a légué son malheur... Son assimilation est peut-être réussie, mais il a raté tout le reste...
Les scènes muettes sont les meilleurs moments du film, ce qui n'est pas une surprise, le rythme des dialogues étant typiquement lent, comme c'était la règle en 1929. La première bobine en particulier, celle qui se termine par l'incendie, est typique du talent technique de Capra, très à l'aise dans la description du quartier, et la l'exposition des personnages. Mais si les scènes parlantes sont moins intéressantes, Capra a fait des efforts pour maintenir un montage assez fluide, et ne pas laisser le dialogue faire la pluie et le beau temps. Certains dialogues sont lourds, d'autres marqués de beaux moments: un quart d'heure entier, à la fin de la troisième bobine et sur toute la suivante, est consacré à des scènes parlantes par lesquelles le cinéaste nous montre les personnages dans leur nouvel environnement du à la persévérance de Morris. Elle servent un peu de complément à l'exposition des personnages, et tous les cinq participent aux dialogues. une autre scène vers la fin, voir Julius retourner "chez lui", visiter la mère d'Eddie, afin de prendre des nouvelles de sa fille. Mrs Lesser ayant reçu une lettre, Capra utilise le son pour nous faire entendre la lecture de la lettre par un enfant.
J'ai déja mentionné le passage durant lequel Julius Goldfish se comporte ccomme un Deeds, au réveil, cherchant désespérément des joies simples qui lui sont refusées, mais le film est empreint d'un autre thème typique du metteur en scène: l'ennemi, ici, vient de la famille, comme dans Mr Smith goes to Washington Claude Rains est à la fois un ami de Stewart et un corrompu, ou dans Meet John Doe dans lequel Cooper est manipulé par la femme qu'il aime, comme dans It's a wonderful Life le péril vient de la ville elle-même, à travers la volonté hégémonique de l'un de ses citoyens. On pourrait aller jusqu'à citer les nombreuses organisation tordues dans ses films, voire la famille de cinglés de Arsenic and old lace: chez Capra, le mal est d'abord très proche, il faut aller le chercher au fond de soi. C'est un constat très Catholique à faire pour un cinéaste Italien, mais qui peut surprendre devent un film qui ne sort jamais ou presque jamais de la communauté Juive. Pour finir, le film confirme l'intérêt de l'oeuvre de capra, et bien sur son incroyable vitalité, tout autant que son talent à faire des mélodrames qui vont loin. Pas jusqu'au miracle, on n'est pas chez Frank Borzage, mais le mélodrame à la Capra est plus réaliste, moins enflammé, et finalement aussi attachant.
Ce film est le premier de Capra à sortir du cadre des petits compléments de programme (Policiers, comédies, mélos, tous réduits en durée, et en budget) à la Columbia. Comme on le sait, ces compléments de programme sont généralement d'une qualité bien supérieure à ce qui était attendu, donc il est probable qu'Harry Cohn était à l'aise pour lui confier un budget conséquent... Ce film sera non seulement un gros succès, mais il consolidera encore plus la position du metteur en scène au studio, tout en inaugurant un cycle de film d'hommes, dont les deux qui suivront (Avec les deux mêmes acteurs dans les rôles principaux) seront parlants: Flight et Dirigible.
Jack Dorgan (Jack Holt) et Bob Mason (Ralph Graves) sont deux marins et scaphandriers, habitués à remplir des missions ensemble. Ils ont sillonné la terre entière, et se sauvent mutuellement la vie à chaque occasion qui se présente, sans jamais arrêter de se chamailler comme des gosses. Bref, des hommes, des vrais... Mais Mason, plus jeune que son copain, est généralement le plus rapide à séduire les dames. Il a même un truc: il leur offre des jarretières affriolantes... Mais alors que son compagnon est en mission sans lui, Dorgan rencontre dans un bar la jolie Bessie (Dorothy Revier), tombe amoureux, et l'épouse. Quand il part en mission à son tour pour une semaine, elle retourne faire la fête, et rencontre un beau marin qui la séduit tout de suite: Bob Mason...
Tout ce qui précède occupe essentiellement la première moitié du film, un prologue au drame, que Capra utilise pour installer du suspense dans la relation des deux amis. La deuxième moitié de ces 90 minutes concerne un naufrage, celui du sous-marin dans lequel travaille Mason. Le seul homme qui pourrait plonger et permettre de dégager le sous-marin de l'extérieur, c'est Dorgan. Le problème, c'est qu'il ne veut pas, en dépit de ses remords: la trahison de Mason lui reste en travers de la gorge.
Oui, mais... s'agit-il vraiment d'une trahison? Le moins qu'on puisse dire, c'est que dans ce film d'hommes, donc, les femmes n'ont pas une image très reluisante. Dorothy Revier n'a pas d'autre rôle que celui de garce, et à ce titre elle anticipe furieusement sur la Viviane Romance de La belle équipe! Donc, on est dans un monde de conventions dramatiques, mais celles-ci servent surtout à nous accrocher à l'histoire. Pour moi, l'important dans ce petit grand film, c'est de voir à quel point Capra a su trouver la mise en scène la plus efficace pour le projet. En terme de montage, d'atmosphère, de petites touches par-ci et par-là, le film est un sans fautes, parce que la mise en scène ne faillit jamais... Capra, dans son sous-marin dont les hommes meurent à petit feu, laisse l'urgence de la situation lui dicter un suspense impressionnant. Et même si le film louche sérieusement du côté des autres films de ce genre, qui étaient légion depuis The blue eagle de Ford ou What price glory de Walsh, la caractérisation musclée des deux acteurs principaux emporte sérieusement l'adhésion.
Et puisque on est à parler de ces films Fox avec Victor McLaglen ou George O'Brien, il me semble utile d'ajouter que si A girl in every port, de Hawks, est sorti en février 1928, et ce film de Capra en novembre de la même année, il serait déloyal de les comparer. Non par rapport au statut "supérieur" de la Fox sur la Columbia à cette époque, non: le Capra est franchement le meilleur des deux.
Handsome Williams (Mitchell Lewis) est un gangster, un vrai dur... Sa seule faiblesse, apparemment, est une jeune femme (Alice Day) qu'il aime à écouter en cachette quand elle joue du violon le soir... Car il est épouvantablement laid et elle est aveugle... Un jour qu'il l'écoute, la concurrence tente de l'éliminer. Il recueille la jeune femme comotionnée, et commence alors un étrange rapprochement: elle lui est reconnaissante de sa délicatesse mais il ne peut accepter qu'elle lui touche le visage... Il utilise donc un de ses "protégés", Dan (Theodore Von Eltz), un pianiste qui n'a pas ses cicatrices.
Le film de gangsters était très à la mode après Underworld, de Sternberg (1927)... Et ce film lui doit beaucoup, transposant les personnages de George Bancroft et Clive Brook, à travers ce chef de gang impitoyable et qui cache sa sentimentalité derrière la brutalité, et ce pianiste alcoolique qui est réfugié dans la pègre pour enrayer sa chute... Mais Capra n'est pas Sternberg, il traite différemment son sujet, allant plus directement à l'expression des sentiments, sans les écarter ou les masquer d'un rideau de fumée. Et il s'amuse de la peinture de tout un milieu en donnant vie aux ennemis du "héros", une bande menée par "Tiger Louie" (William Norton Bailey) auprès duquel on reconnait Margaret Livingston...
Il faut admettre que le film semble omettre un point important dans son déroulement: le fait est que ces gangsters s'entretient, oui, mais c'est comme si les honnêtes gens n'existaient pas! On ne verra donc jamais Handsome dans l'exercice de sa profession... Mais Capra a tout misé sur l'histoie d'amour, un vrai triangle amoureux d'ailleurs, enytre le boss, son protégé qui bien sûr va tomber amoureux de la jeune femme, et cette dernière. Et pour bien comprendre l'importance de cette intrigue sentimentale, les bandes vont se déchainer autour du kidnapping de la jeune femme... La laideur d'Handsome (au passage, l'adjectif devenu son surnom est à prendre évidemment dans le sens contraire) n'en reste pas moins une métaphore de la laideur de son âme de gangster sans doute...
Un excellent petit film en tout cas, qui montre la versatilité de Capra, qui sans jamais s'abstenir de verser dans la comédie, minimise cet aspect de son style, pour se concentrer sur les éléménts stylistiques du film noir tels que Sternberg, Milestone ou Browning les ont établis depuis quelques années... Et Mitchell Lewis, qu'on a vu dans tant de comédies, est impressionnant dans ce rôle de gangster qui ne peut vivre son amour fou jusqu'au bout...
Hilda Jenson travaille dans la petite épicerie d'un quartier populaire, où elle reçoit souvent la visite du caïd du quartier, Spike Mullins. Celui-ci, un boxeur terriblement imbu de lui-même, ne la remarque pas... Celui qui la remarque en revanche, c'est Jerry, un assistant chez le tailleur d'en face de l'épicerie. A l'occasion d'un bal, il l'invite et lui fournit même des vêtements de sa boutique. Lors de la danse, elle est enfin remarquée par Spike, qui décide d'en faire sa petite amie... de force. Jerry désapprouve, mais Spike le tient à distance par la menace... Et Hilda, revenue de ses sentiments, est touchée par l'opposition de Jerry, mais agacée par son incapacité à se défendre. Jerry va donc apprendre à boxer. Mais Hilda va l'aiderd'une façon spectaculaire...
Le cinquième long métrage de Capra, et le deuxième pour la petite compagnie Columbia (Après That certain thing), c'est aussi sa première vraie comdie pour le studio. Et déjà, on y voit quelque chose qui surpasse radicalement les capacités affichées d'une petite entreprise qui ne s'était pas illustrée vraiment, jusqu'à présent... Mais qui avait sans doute rouvé son champion. Et celui-ci avait trouvé son univers, c'est indéniable...
J'ai bien dit que c'est une comédie: c'est l'un des traits les plus "Capraesques" du film, que de développer de la comédie sur une intrigue de mélo, à moins d'ailleurs que ce ne soit le contraire! Et cette histoire lui permet de laisser libre cours à un de ses péchés mignons, la peinture, pour l'instant discrète, d'un milieu éminemment populaire, entre le snack où on mange des sandwiches douteux, la petite boutique du tailleur (Katz, qui est une caricature d'immigré Juif comme on n'en ferait plus, ni exempte de clichés agaçants, ni surtout vile: le metteur en scène aime ce personnage et lui donne presque le dernier mot), un décor de rue particulièrement sommaire, et l'ambiance joyeusement bordélique d'un match de boxe!
Il n'oublie pas non plus de donner à ses deux héros cette ambiguité, entre la faiblesse (les deux sont bien mal partis dans la vie au tout départ), la gaucherie du héros comique (il transpose les habitudes prises auprès de Harry Langdon lors de leurs films communs), et une force acquise au fur et à mesure de la découverte de leur amour. On pioche ici aussi dans le conte de fée (le tailleur sert de bonne fée, qui laisse Jerry fournir des vêtements de princesse à Hilda, qui la transfigurent)...
Le rythme est énergique, et le jeu soutenu. Certes, Johnnie Walker en fait des tonnes dans le rôle de Mullins, mais son fier-à-bras totalement désinhibé est un intéressant méchant de cinéma, à commencer par le fait qu'il n'est sans doute pas totalement méchant, il a juste besoin d'une bonne correction!
Reste à raffiner la formule et l'univers, et à choisir: ici, entre Shirley Mason (déjà aguerrie, elle est une actrice de cinéma depuis 1910, autant dire le déluge à cette époque) et le jeune William Collier, Capra a du mal à choisir. L'actrice la plus connue est la star en titre, et son personnage nous est convenablement développé... Mais Capra aura toujours tendance à donner plus de voix à ses protagonistes masculins.
Tout un symbole: ce premier film de Frank Capra pour la Columbia, le studio qui va le mener au firmament malgré sa petite taille (le studio, pas Capra) est sorti le 1er janvier 1928. C'est en fait le quatrième long métrage de celui qui fut longtemps un gagman chez Sennett, puis un scénariste, et que Harry Langdon avait promu au rang de metteur en scène pour Long Pants, son premier long métrage indépendant.
Si That certain thing est d'abord une affaire très économique, avec des vedettes considérées comme étant de seconde zone (Ralph Graves, Viola Dana, Burr McIntosh, tous des oubliés des années 20), l'énergie des comédies de Capra est déjà la: l'histoire est celle de Molly (Viola Dana), une jeune femme qui survit dans un quartier populaire, jusqu'au jour ou elle rencontre le fils (Ralph Graves) d'un milliardaire (Burr McIntosh), et l'épouse le jour même. Le milliardaire déshérite son fil illico, et le jeune homme vient s'installer chez sa belle épousée. Afin de s'en sortir, ils montent une entreprise de confection de déjeuner tout prêts, qui va faire de la concurrence aux restaurants du père...
Le sujet se passe donc dans l'Amérique qui travaille, et le lien entre capital (le père, le fils qui devient chef d'entreprise) et travail (Les ouvriers qu'il faut nourrir) renvoie à l'optimisme Républicain de Capra, qu'il affichera toute sa vie, le mâtinant toutefois d'une générosité que les Républicains d'aujourd'hui ne connaissent plus. Il montre vraiment un vant-goût de son univers chaleureux quand il nous donne un aperçu du quartier populaire où habitent Molly et sa famille... Les ethnies et les cultures s'y mélangent, en bonne logique du melting-pot: la façon dont tout le monde se côtoie, s'épaule dans l'immeuble ou habite Molly nous donne à penser que finalement, tous ces voisins forment une petite famille, soudée dans l'adversité.
...Jusqu'à un certain point: la scène où Viola Dana rentre chez elle après avoir quitté son mari, et se fait accueillir par ses voisins qui la traitent de tous les noms après avoir vu l'annonce de son mariage express dans le journal, est un grand moment de cruauté. ...Qui se termine par la comédie, par la grâce d'une série bien placée de coups de rouleau à patisserie!
Le film est une comédie sentimentale centrée sur deux personnages, dont le début n'est finalement pas très éloigné de ce qu'aurait fait Harold Lloyd, même si ce dernier aurait certainement privilégié une approche plus centrée sur le jeune homme. Mais Viola Dana bénéficie de cette attention, et elle semble "manoeuvrer" pour se rapprocher du jeune homme qu'elle rencontre, avec efficacité, sans qu'aucun intertitre n'ait besoin de nous expliquer la situation. Le futur metteur en scène de It's a wonderful life nous rappelle s'il en était besoin qu'il a commencé dans la meilleure école qui soit, celle de la comédie muette. Ce qui ne l'empêche jamais pour autant d'afficher un savoir-faire en matière de rprésentation des sentiments, sans jamais s'interdire le premier degré de l'émotion.
Ce film n'a sans doute pas fait la moindre vague à cette époque, tant il était acquis que la Columbia était un studio sans envergure. Ca n'allait pas durer...
"Le cinéma est la musique de la lumière" disait Gance. A la vision embarrassée de Lucrèce Borgia, ou pire de La tour de Nesles, deux oeuvres indignes pour ne pas dire infectes de l'auteur de La Roue, on préférera bien sûr pour s'en assurer loucher du côté des années 20, et en particulier de Napoléon. Paradoxal: on a l'impression que ce film, systématiquement cité dans les listes des plus grands films muets de tous les temps (Oui, certains ont du temps à perdre) ou autres bêtises de ce genre, est en réalité surtout cité pour son importance historique, et a priori par des commentateurs qui ne l'ont pas toujours vu... Doublement paradoxal, même car le film est, comme chacun devrait le savoir, inachevé.
Ou plus compliqué encore: prévu à l'origine comme une saga en six films, Napoléon devait profiter de cet amas de métrage pour explorer toutes les facettes du personnages, du révolutionnaire au militaire visionnaire, du stratège et politique à l'autocrate fascisant... Afin de rentrer dans ses frais, le film a du se limiter à une partie seulement, couvrant environ les deux tiers de ce qu'il envisageait pour sa première partie (Qui devait aller de Brienne jusqu'à 1798, et la gloire militaire qui ouvrait toutes grandes les portes à une carrière politique) a du être montré en l'état, victime de la prodigalité ou du génie d'un auteur qui ajoutait une idée, une scène, un nouveau développement, par jour...
Une fois arrêté et montré, le film n'a pas repris, et Gance en a monté une version différente à chaque présentation, ce qui n'a pas arrangé le destin de l'oeuvre. Abandonné, détruit par les remontages incessants, trahi par les tripatouillages infâmes de l'auteur, il a été sauvé par l'historien du cinéma muet Kevin Brownlow, amoureux du film, qui a décidé un jour de tenter une reconstitution. Compte tenu de l'objet cinématographique, on peut dire sans rire que c'est l'oeuvre d'une vie, puisque Brownlow en a monté trois restaurations, et toutes ont elles-mêmes servi à d'autres reconstitutions... L'histoire ne s'arrête évidemment pas là. J'en reparle plus bas.
Revenons au film; pour commencer, rappelons le contexte et les faits: Gance a triomphé en 1919 avec J'accuse, un spectaculaire film d'environ trois heures dans lequel il s'attachait à donner sa vision du conflit qui venait de s'achever, relayé à l'écran par un héros-poète joué par Romuald Joubé. Il osait des images jamais vues auparavant et transcendait le ridicule par de la poésie cinématographique pure, qui lui permettait de nous montrer Vercingétorix en surimpression qui galvanisait les Poilus contre les "boches". Le film n'était pas exempt de patriotisme mal fichu, cette honteuse maladie si répandue durant les catastrophes récurrentes que sont les conflits armés et les coupes du monde de football... Néanmoins, l'inventivité géniale, et le fait d'oser aller très loin dans la fiction et l'allégorie permettaient au cinéaste de sortir un film, en effet, hors du commun.
Gance avait alors mis en chantier un film plus fort et fou encore, La Roue dans lequel il se frottait au mélodrame avec une intensité émotionnelle et une poésie (Le maître-mot, et ce n'est pas fini, il reviendra) cinématographique unique en son genre: en plus de cinq heures, La Roue était une oeuvre capitale, qui prit à Gance trois années et lui imposa bien des sacrifices, mais il était parvenu à occuper la place qui lui revenait: la première.
Lorsque le cinéaste prit la décision de se lancer dans Napoléon, une fresque en six films (Qui ne se feront jamais), il reçut des soutiens de tous les horizons de la production: des cinéastes (dont Viatcheslav Tourjansky, Henry Krauss, et Alexandre Volkoff sur les séquences de Brienne) se mettaient à son service pour être ses assistants, des acteurs de tout le cinéma Français, mais aussi des chanteurs (Vladimir Koubitzky, Damia), des techniciens de tous horizons allaient se mettre à ses ordres, et le rôle principal mettait en compétition Ivan Mosjoukine et Albert Dieudonné... On le sait, c'est ce dernier qui a obtenu le rôle, et le film a eu un tournage chaotique entre janvier 1925 et juin 1926. Le plan initial de six films a comme je le disais plus haut été abandonné au profit d'une oeuvre équivalente à La roue, et dont Gance envisageait de faire essentiellement une célébration du grand homme qu'était Napoléon Bonaparte entre sa participation comme témoin à la Révolution, et la campagne d'Italie qui lui a ouvert les portes du pouvoir. En somme, Gance choisissait de privilégier le héros au politique. Il faisait passer Bonaparte devant Napoléon!
On ne va pas le cacher plus longtemps: à ce titre, c'est ambigu. Gance ne pouvait pas faire dans le raisonnable, et son Napoléon semble lui avoir tourné la tête! Pourtant le metteur en scène avait choisi d'interpréter dans son film le rôle de Saint-Just, un politicien, un vrai, un homme qu'on ne saurait soupçonner de succomber au culte Napoléonien, voire Bonapartiste! Mais dans les mains du cinéaste visionnaire, on voit subtilement le personnage principal évoluer, et changer de bobine en bobine. Et ce changement est d'abord un détachement, celui d'un homme qui se place de plus en plus facilement à l'écart du reste de l'humanité, et à ce titre si Gance raconte son histoire et a donc choisi le jeune général comme héros, il n'oublie pas de nous rappeler par une foultitude de détails que cet homme trahira les idéaux qu'il s'est choisis ou qu'il a été choisi pour défendre... Mais il faut lire entre les lignes pour s'en rendre compte, en l'état, et l'inachèvement du film appuie très fort sur ce point, car le fait d'arrêter son film à la campagne d'Italie fait qu'on n'a qu'une vision parcellaire du personnage. Alors Gance a truffé certaines parties de son film de prémonitions... Mais sans aller jusqu'au bout, donc on reste devant un film qui ne cadre pas avec la vision complexe d'un Napoléon, le petit dictateur manipulateur et revanchard, qui avouons-le a servi l'histoire (Comme l'avait si finement prédit le philosophe Allemand Hegel, qui attendait de pied ferme l'arrivée d'un dictateur Européen qui unifierait enfin l'Allemagne... contre lui) mais qui était surtout motivé par le fait de devenir à sa façon le maître du monde, un autocrate ennemi des valeurs de la révolution, non parce qu'elles apportaient la terreur comme nous prétend Gance, non: parce qu'elles étaient ennemies de la dictature. Le petit général si sympathique, du moins au début, dans ce film ne ressemble en rien à ça... Je pense que Gance (Qui dédiera sa Vénus aveugle à Pétain en 1943) s'est un peu perdu en route. Et il persistera et signera même encore puisqu'il se rendra coupable en 1935 d'une version sonorisée, dialoguée et révisée dont les ajouts impardonnables virent à la débilité et la Napoléonolâtrie pure et simple. En clair, son Napoléon est aussi fictif que le Custer de Walsh (They died with their boots on).
En attendant, voilà qui est donc dit, on va pouvoir se consacrer à chanter les louanges du film, c'est pour ça qu'on est là!
Et pour commencer, Gance a donc retenu un certain nombre d'épisodes pour son film, qui sont tous traités avec une telle cohérence que ce sont autant d'unités, avec évidemment comme fil rouge la présence de Bonaparte (Presque partout, mais pas systématiquement); ces unités sont chronologiques, ont d'ailleurs été tournées en séquence dans l'ensemble sauf celle située à Brienne, et permettent par leur dimension d'appréhender le personnage dans toute la grandeur que Gance souhaite nous communiquer: le film commence ainsi à Brienne (Filmé à Briançon, et ça se voit pour quiconque a mis les pieds dans l'Aube...), là ou le jeune Napoléon (Wladimir Roudenko) a été élève officier. Il y fait preuve d'une science stratégique hors du commun lors d'une impressionnante bataille de boules de neige, et commence son parcours de jeune impétueux contre la meute, aidé par un cuisinier qui le suivra en fanatique toute sa vie, Tristan Fleuri, sans que Bonaparte s'en aperçoive jamais... Puis Gance saute les années, et le spectateur se retrouve dans le vif du sujet: Napoléon, au coeur de la Révolution, se pose en homme qui soutient le principe de la Révolution Française mais en désapprouve la violence et l'injustice. Gance nous propose d'abord une vision hallucinante de l'ambiance révolutionnaire lors d'une scène qui assiste à la naissance de la Marseillaise, en compagnie de Danton, Camille et Lucile Desmoulin, Robespierre et Marat, durant laquelle Rouget De Lisle est présenté à Bonaparte. Ce dernier est ensuite confronté au dilemme de son soutien à une cause trop sanguinaire, et on le voit rejoindre la Corse pour y retrouver sa famille. Lors de son séjour, les tensions nationalistes se déchaînent, et Pozzo di Borgo, un ennemi des Bonaparte tente d'intriguer pour pousser le vieux politicien Joseph Paoli à affilier la Corse à l'Angleterre. Bonaparte, qui a choisi la France, est hors la loi: Gance se permet un petit caprice, une poursuite à cheval échevelée, qui ensuite mène à une séquence célèbre par son montage: la "double tempête". Alors que Bonaparte fuit la Corse dans une toute petite embarcation et affronte une mer déchaînée, la Convention à paris est victime d'une autre tempête, politique celle-ci: les Girondins y sont dénoncés, arrêtés et vont être exécutés. Une scène magnifique nous conte l'assassinat de Marat par Charlotte Corday, et enfin, la première partie se conclut sur la longue séquence, largement nocturne, du siège de Toulon, durant lequel Napoléon Bonaparte, officier en charge de l'artillerie, sauve la mise de la Révolution en remportant une bataille contre l'avis de ses supérieurs, parmi lesquels un ennemi Corse, Salicetti. Celui-ci reviendra se venger en intriguant contre Napoléon aux côtés de Robespierre.
La deuxième partie est moins riche en longues séquences, et part de la terreur, dont Napoléon sera la victime: Gance nous montre l'oeuvre de Robespierre qui fait le vide autour de lui, puis l'influence de Saint-Just. Ensuite, on assiste à l'arrivée de Joséphine de Beauharnais à la prison des Carmes ou les prisonniers restent peu de temps en attendant d'être sélectionnés pour l'échafaud; Il nous montre Tristan Fleuri qui participe à l'escamotage de dossiers pouvant mener des innocents à la guillotine (Lui et un autre mangent littéralement les dossiers d'accusation de Joséphine de Beauharnais, et celui de Bonaparte); on assiste ensuite à Thermidor, une belle scène à la convention, durant laquelle les Robespierristes sont arrêtés, et Saint-Just/Gance fait un discours mémorable. Peinant à se faire accepter comme général, Napoléon rend un service important en défendant la république contre une insurrection royaliste. Il triomphe, et devient l'homme incontournable. Lors d'une fête organisée par les anciennes victimes de la Terreur, le bal des victimes, Napoléon Bonaparte rencontre Joséphine, et la ravit à Hoche. Après une courte période de séduction, il épouse la jeune veuve à la veille de partir pour l'Italie. Enfin, le film s'achève dans un maelstrom d'images qui nous montrent les premiers contacts avec les soldats débraillés de l'armée d'Italie, et leur départ pour la gloire.
Gance développe pour "son" Napoléon l'identité d'un homme visionnaire, qui a toujours raison contre l'ordre établi (Toulon, Paris, l'Italie: à chaque fois, ses visions stratégiques sont prises de haut avant qu'il ne triomphe); un homme qui s'impose par sa force de conviction, et qui marche constamment à l'impulsion. Jamais il ne calcule, jamais il ne complote. Il réagit, envers et contre tous. Si il a tendance à traiter la Révolution Française comme le font ses contemporains Hollywoodiens (Ingram et Griffith) plus influencés par la proximité de la Révolution Bolchévique que par l'histoire, Gance se rachète en quelques séquences fulgurantes: il fait de Danton un authentique orateur, presque un précurseur de "son" Napoléon lorsque il dirige avec l'aide de Rouget de Lisle les bancs de la convention dans une Marseillaise d'autant plus endiablée que c'est la première fois que la chanson est interprétée. Comme dans tant d'autres scènes, Gance utilise avec génie la caméra, ne laissant passer aucune occasion d'enrichir ses plans de façon novatrice, et insère un plan de Damia en liberté guidant le peuple durant une scène muette, mais réglée -et montée- au métronome! Plus loin, la tempête de la convention nous montre le clan de Robespierre qui prend le pouvoir, mais comme en écho, au milieu de la deuxième partie, Thermidor remet les pendules à l'heure: c'est Gance, à travers Saint-Just, qui prononce (Littéralement à l'écran, on peut le lire sur les lèvres du metteur en scène) une justification pour la République des actes de la Terreur. Enfin, Napoléon avant de partir pour l'Italie, visite les bancs vides de la convention, et reçoit des fantômes de tous les grands hommes la mission de continuer et d'exporter la République. Inversement, les petites gens sont représentées par la famille Fleuri: Tristan, l'ancien de Brienne (Nicolas Koline), et ses deux enfants accompagneront Napoléon physiquement ou en pensée, par hasard ou par dessein, dans toutes ses aventures sauf la Corse, et ne parviendront jamais à marquer son regard! Une façon de renvoyer à l'image du grand homme au dessus de tout, et de tous... Par ailleurs, Napoléon est parfois assimilé au héros Gancien de base, le poète ou l'artiste: Séverin-Mars, dans La Xe symphonie, était un compositeur inspiré par Beethoven, ce dernier est le héros d'un autre film, Un grand amour de Beethoven en 1938. Des poètes sont les héros de J'accuse et La Fin Du Monde, et le fils de Sisif dans La roue est un violoniste trop délicat pour affronter les foules, qui se reconvertit en un disciple de Stradivarius, bref un poète de la lutherie...). Toujours cette idée qu'il y a une certaine catégorie de l'humanité qui est au-dessus des autres...
Le film, tourné en séquence, est une occasion pour Gance d'aller plus loin encore dans ses expériences de cinéma émotionnel et total. Il continue à utiliser le montage rapide de façon enthousiasmante, ponctuant en particulier les fins de séquences de giclées d'adrénaline à l'effet encore impressionnant aujourd'hui. Il renouvelle complètement la surimpression, qu'il multiplie (Il a été jusqu'à réutiliser la pellicule 16 fois dans une séquence); il expérimente de nouvelles façons d'utiliser la caméra: à dos de cheval, fixée sur une voiture pour montrer l'armée d'Italie en mouvement ou installée sur un balancier durant les scènes de tempête à la Convention, portée à l'épaule pour s'approcher au plus près des corps gisant après les combats ou des hommes de l'armée d'Italie s'abîmant dans l'inaction: ces scènes ont un faux-air documentaire qui est encore très présent. Il utilise des procédés rares, dont l'iris blanc, qui nimbe de lumière blanche certaines scènes dont le prologue, il diffuse la lumière de toutes les façons, et utilise lors des plans de tempête en méditerranée des images en négatif... Mais surtout, il expérimente avec ce qu'il appellera la "polyvision": tout le tournage semble avoir été influencé par l'envie d'étendre le champ, d'où le recours à un grand nombre de surimpressions. Mais la multiplication d'images à l'intérieur du plan, si elle remplit sa fonction lors de nombreuses scènes, ne pouvait pas rendre cet élargissement extraordinaire de l'espace cinématographique rendu possible par le triple écran: pas disponible dans toutes les versions (Par exemple, la fameuse version de 1983 montrée à la télévision Britannique en était dépourvue). Mais vu avec les triptyques à la fin, le film atteint à une poésie cinématographique, un traitement de l'image à nul autre pareil: le plan du film reste le panneau central, mais il est appuyé à droite et à gauche par des prolongements, soit un élargissement de l'image elle-même dans une sorte d'écran large précurseur du Cinemascope et du Cinerama, soit un élargissement de l'idée directrice des plans, par une illustration qui complète ou apporte un contrepoint. La composition cinématographique en devient démultipliée, et Gance qui maîtrise parfaitement, instinctivement cette technique étonnante, en fait des merveilles. Une façon merveilleuse de terminer un film qui a accumulé tant d'images dans lesquelles le metteur en scène a joué avec l'ombre, la lumière, la vie et son illusion... Il peut, semble-t-il, tout faire avec de l'image. Du moins il le pouvait à l'époque de Napoléon...
J'en parlais plus haut, le film a plusieurs versions en circulation... Kevin Brownlow, historien et admirateur de Gance, amoureux fou du film, a pu aller jusqu'au bout d'une reconstitution qui semble rendre justice au film dans toute sa complexité, et a bénéficié de découvertes de la Cinémathèque Française en recouvrant les teintes du film, d'une part, ses triptyques de fin d'autre part (la fameuse séquence des "mendiants de la gloire"), mais surtout en retrouvant le personnage de Violine Fleuri: la jeune femme, interprétée par Annabella, est donc la fille de Tristan, et elle a pour Napoléon Bonaparte un amour inconditionnel, qui souffrira d'autant plus qu'elle côtoiera Joséphine de Beauharnais dont elle sera l'employée. Ses séquences, souvent coupées du film, permettent d'objectiver un peu plus Napoléon qui acquiert une distance supplémentaire, et une inaccessibilité plus grande encore. Elles donnent au personnage "humaniste" de Napoléon, celui qui motive l'amour de jeunesse de la petite Violine, une dimension de cause perdue, au fur et à mesure que le jeune Bonaparte se détache des autres humains. Et le personnage, qui donne lieu à un mélodrame assez classique, fait glisser le film vers un terrain plus poétique dans lequel l'image du grand homme deviendrait presque celle d'un salaud: un type qui va de l'avant sans se préoccuper de l'effet qu'il fait sur les autres. la jeune actrice de 17 ans est fantastique, et ces scènes cruciales rendent le film encore plus beau... C'est cette version qui fut longtemps la dernière restauration achevée (En 2000), qui fut éditée en blu-ray en Grande-Bretagne (2016) dans l'exigeante collection du British Film Institute...
Mais la Cinémathèque Française a repris en mains le destin du film. George Mourier, responsable de l'inventaire et restauration de La roue dans sa plus longue et compexe version, a commencé à travailler sur le film en 2008 par un inventaire des collections, et nous a donc concocté une restauration impressionnante de la dite "Grande Version", pour une durée de sept heures environ. Le film sortira aussi en format physique... Et a fait une petite carrière notable dans les salles, ce qui dut être compliqué compte tenu de sa durée hors normes...
Devant cette version, on apprécie que la restauration nous restitue de manière plus fournie encore la durée du film, son rythme, ses embardées spectaculaires, ses audaces. Soyons justes: Brownlow n'y a pas passé sa vie pour rien, et il a tant contribué à restituer (parfois dans la spéculation la plus échevelée) sa forme au film, qu'on se retrouve avec cette nouvelle version en terrain vraiment familier. Mais Mourier a tout fait pour retrouver avec rigueur la cohérence interne d'une version parmi d'autres, ce que Brownlow ne pouvait pas faire: son propos était de couvrir tout le film en une seule version... La rigueur de l'inventaire comme de la restauration, nous donne accès à ce que Gance aurait pu, s'il l'avait voulu, établir comme LA version de son film. Et les trouvailles de Mourier sont la preuve que d'y passer tout ce temps valait la peine: en particulier la façon dont la restauration redonne à la séquence de la Marseillaise son rythme et sa musique (il est possible, une fois les scènes montées correctement, d'y adjoindre une version chantée sans aucun décalage) ...
Le cinéma est-il "la musique de la lumière", alors? Disons que si Gance, qui était un visionnaire et un type "convenablement dingo", comme aurait dit Boris Vian, avait le sens de la formule prétentieuse, c'est au moins une façon intéressante de parler d'un film qui tente de trouver de nouvelles façons de faire du cinéma, et le fait de façon encore fascinante aujourd'hui, au point de remplir les salles à chaque fois que ce film si difficile à voir et à connaître sur le bout des doigts est présenté, spectacle total garanti, avec surimpressions, montage festif, "polyvision", triple écran, e tutti quanti, plus de quatre-vingt-quinze années après sa tumultueuse confection. Chapeau!
Entre le tournage de The Birth of a nation et sa sortie, le décidément prolifique Griffith a entamé un nouveau film. Retournant à la veine sociale réaliste de The musketeers of Pig Alley, il conte cette fois le malheur d’un jeune couple pris dans la tourmente de la justice, le tout vu du point de vue de la jeune femme. Ce relativement petit film, tourné en extérieurs en pleine ville et dans quelques décors très réalistes, constitue sans doute une récréation pour Griffith, mais il représente, pour autant qu’on puisse en juger aujourd’hui, un retour à un grand nombre de préoccupations laissées de coté depuis quelques années. Une fois la tempête de The Birth of a nation lancée, Griffith va changer d’avis, et revenir sur -, le compléter, l’étendre, y ajouter des histoires supplémentaires sans relation apparente avec l’intrigue de base, dont une qui se développe sur 7 bobines environ, et en faire un film tellement énorme que la superproduction précédente pâlit à coté. Il va également terminer de bouleverser la science du montage, et inventer une forme de cinéma-pamphlet qui n’aura qu’une descendance limitée.
Pourtant, si le titre The mother and the law a été remplacé par Intolerance, affublé de sous-titres tous plus grandiloquents les uns que les autres (Love’s struggle through the ages, A sun play of the ages), l’histoire de ces jeunes gens en butte à l’hostilité de la société reste le fond, le principal fil narratif, un fil rouge particulièrement important dans l’œuvre finie. Matrice d’Intolerance, The mother and the law fera même l’objet d’une sortie tardive, 3 ans après l’échec commercial de son film-manifeste, sous la forme d’une version réduite à la seule histoire moderne. Deux indices nous permettent de confirmer l’importance de ce petit film dans la structure initiale d’Intolerance : les tournages successifs des segments ajoutés se feront sous l’appellation The mother and the law, avant qu’un nouveau titre ne soit trouvé ; enfin, la structure laisse la part belle à cette histoire, que Griffith désigne dans ses intertitres par « our modern story », « our story of today », et qui commence et finit le film, et en définit le sujet même.
L’intrigue est située dans un New York de 1915, ou une jeune adolescente (Mae Marsh) qui vit avec son père dans des conditions modestes, rencontre un jeune gangster (Bobby Harron), l’épouse et le réforme par la même occasion. Manque de chance, rattrapé par son passé, il est l’objet d’une vengeance de ses anciens amis, qui l’envoient en prison. Son épouse a un enfant, mais celui-ci lui est enlevé par une association de femmes réformistes qui l’ont surprise buvant de l’alcool pour soigner un rhume. Une fois libéré, le mari est condamné à mort pour le meurtre de son ancien patron (Walter Long), qui a essayé de profiter de sa jeune épouse. Seulement il est innocent : C’est la maîtresse du patron (Miriam Cooper) qui a commis le meurtre par jalousie (Dans une scène au montage exceptionnellement rapide et virtuose). Il s’agit pour la jeune épouse de réussir à innocenter son mari aux yeux du gouverneur, afin d’obtenir la grâce; mais le temps presse…
Le film est tourné en pleine rue, et l’authenticité de la mise en scène fait plaisir à voir. Griffith a choisi de ne pas nommer les protagonistes, autrement que par des groupes nominaux aussi génériques et arbitraires que possible, nommant du même coup ses préférences : Mae Marsh est The dear one (la chère petite, ou la petite chérie) ; Harron est The Boy; Long est le Mousquetaire (Musketeer, tiens donc), etc. Le prologue est selon moi entaché par le jeu de Mae Marsh, à laquelle Griffith demande une fois de plus de jouer la petite fille attardée : chez Griffith, il n’y a pas d’adolescence pour les filles. Elles passent directement de l’enfance à l’âge adulte. C’est en particulier vrai pour Mae Marsh, qui jusqu’à Intolerance n’a joué que des fillettes ou presque, et qui continue ici à se conduire de façon ridicule, gambadant de façon puérile, distribuant des baisers à tous les animaux qu’elle rencontre… Heureusement, les scènes qui suivent la mort du père lui permettent de faire preuve de plus de retenue, et l’équipe qu’elle forme avec Bobby Harron s’en sort très bien. Un magnifique plan de Mae Marsh, au milieu du film, la voit rentrer chez elle après le verdict de condamnation à mort, et son visage fond littéralement au noir sur l’écran: une véritable figure tragique…
Le parcours du personnage joué par Bobby Harron va de l’adolescence, lorsqu’il travaille à l’usine locale avec son père, jusqu’à l’âge adulte, quand il est devenu gangster, aux cotés de Walter Long. Entre les deux, il a perdu son père lors d’une tuerie organisée par une police privée qui a brisé une grève à la demande du patron local (M. Jenkins) : la charge anti-capitaliste est extrêmement virulente, et les images de grève légitime cassée par des milices et des anti-grévistes armés de fusils reste en mémoire longtemps après avoir vu le film. Quoi qu’il en soit, Harron qui était un ado attardé dans The Birth of a nation, qui jouait souvent le grand benêt dans les courts Biograph, est ici totalement convaincant. La subtilité de son jeu, son coté sec, mais pas encore totalement endurci comme l’aurait été Elmer Booth par exemple, cristallise l’affection du public. D’ailleurs si le titre The mother and the law donne l’impression que l’histoire, comme c’est si souvent le cas chez Griffith, tourne autour de la jeune femme, le jeune homme est le principal héros de bien des péripéties. Il lui est même permis de ressentir, suprême audace, les tourments moites et humides de la puberté, surtout face à la tentation, représentée par Miriam Cooper : le fait que celle-ci soit la femme du patron reste un argument de poids pour aller voir ailleurs, et rencontrer Mae Marsh… La question du sexe est ici aussi abordée, par Un Griffith qui a décidément beaucoup évolué: à la fin d’un après midi, lorsque le jeune homme raccompagne la jeune femme chez elle (peu de temps après que Mae Marsh ait perdu son père), il lui fait comprendre qu’il souhaite entrer malgré son refus. Un débat animé s’ensuit, au cours duquel la jeune femme se précipite chez elle, concrétisant par la fermeture de la porte la barrière morale qu’elle est décidée à ne pas franchir. Finalement, à travers la porte, le jeune homme lui fait comprendre que s’ils étaient mariés, elle lui ouvrirait la porte. Régissant favorablement à la proposition de mariage, elle entrouvre la porte, et laisse la tête de Bobby Harron entrer pour un chaste baiser.
La peine de mort, rarement mise en doute en ce début de siècle, est l’objet du final de The mother and the law. Griffith donne son avis à plusieurs reprises ; si il me paraît prématuré de devoir attribuer un caractère abolitionniste à toute fiction mettant en scène un innocent accusé à tort (Clint Eastwood disait qu’avec True Crime / Jugé coupable, en 1999, il ne remettait pas en question la peine de mort, juste son efficacité), Griffith est explicitement amené à prendre fait et cause contre la sentence : lors du verdict, l’intertitre reprenant les mots du juge nous donne l’impression, d’un écho fatal sur le dernier mot: Dead, dead, dead. Plus tôt, un autre titre nous dit : œil pour oeil, dent pour dent, une vie pour une vie, un meurtre pour un meurtre. Il va s’attacher à donner une importance particulièrement grande à l’exécution, aux tentatives de Mae Marsh et de son entourage pour l’empêcher, aux tentatives de confession de Miriam Cooper, et va jusqu’à représenter l’exécution de façon documentaire : ses préparatifs, les circonstances, les acteurs : bourreaux, prêtre, officiers de justice, etc… On l’aura compris, cette omniprésence de la peine de mort est particulièrement notable pour une film tourné en 1915/1916, surtout d’un auteur qui montrait le lynchage d’un esclave violeur comme un acte nécessaire, effectué par les héros de son film précédent… Mais ne parlons pas des choses qui fâchent.
Donc, dans son état actuel, The mother and the law est un film crucial, splendide, qui reprend les choses là ou s’étaient arrêtés A corner in wheat, The musketeers of Pig Alley et The painted Lady, mais on peut se demander s’il y avait besoin d’en ajouter. En effet, le meilleur moyen de voir ce film est aujourd’hui de regarder Intolerance, dans lequel quatre histoires, dont The mother and the law se succèdent, se chevauchent, se prolongent et s’interrompent les unes les autres dans un puzzle unique en son genre. Il convient de se demander pourquoi, de s’interroger sur les intentions de Griffith, qui est omniprésent dans son film, par le biais de ses intertitres, mais aussi de décisions de montage radicales : parmi les commentaires railleurs de certains critiques, il y a eu des voix pour dire qu’il était difficile d’adhérer à un film au cours du final duquel on a peur que l’héroïne Babylonienne, conduisant son char, se fasse percuter par un train… Et c’est l’effet produit par certaines scènes, si on n’y prend pas garde. Pourtant, s’il serait facile de rire avec les railleurs, ou de considérer ce salmigondis indigeste de presque 3h20 comme une ridicule tentative de détourner l’attention au moment ou un insistant procès médiatique en racisme empêche l’auteur de The Birth of a nation de savourer tranquillement son succès, reste que ce nouveau film, unique en son genre, est un évènement cinématographique à chaque vision, y compris 92 ans après.
La réaction de Griffith aux accusations dont il était l’objet à propos de son brulot fascisant fut d’abord d’en appeler au premier amendement (Entre autres, garantissant la liberté de parole et de la presse) et de demander à faire valoir la totale liberté de l'auteur d’utiliser The Birth of a nation pour y exprimer une opinion. Il s’inquiétait notamment de voir des villes ou des états interdire la diffusion de son film, ou en couper de larges portions, afin de garantir la paix civile. Il n’a jamais eu gain de cause, la justice locale considérant systématiquement son film comme un produit commercial et non un organe d’expression. C’est donc en citoyen outragé par une atteinte à sa liberté qu’il va réfléchir à répondre par un film, et tout naturellement considérer son petit film The mother and the law, toujours pas sorti, comme la base d’une œuvre qui pourrait bien s’attaquer à un des maux de l’Amérique moderne. Les premiers ajouts se feront sur l’histoire moderne, dans laquelle, il va ajouter des portraits de réformateurs (Des gens que Griffith n’aimait pas: l’un de ses derniers courts s’intitulait The reformers, or the lost art of minding one’s business en 1913 : les réformateurs, ou l’art perdu de se mêler de ses propres affaires), qui sont dans l’histoire de vieilles filles aigries ne supportant pas de voir la jeunesse ouvrière vivre sa vie d’une façon indécente à leurs yeux. Le capitaliste de l’histoire, Jenkins, est présenté comme un homme froid et coupé des réalités, qui ordonne de tirer sur les manifestants depuis la solitude de son bureau. Les soldats (Ou miliciens, selon les copies) qui tirent sur la foule sont également un ajout par rapport à la première version… Après avoir infléchi son film dans une nouvelle direction Griffith va y ajouter les autres épisodes. Le concept, justifiant le titre final, est d’apporter une comparaison (Explicite d’après les intertitres : maintenant que nous avons vu ce qui se passe à notre époque, intéressons-nous à d’autres temps, durant lesquel, etc) avec The mother and the law: la vie du Christ (Howard Gaye) est donc évoquée à partir de vignettes inspirées de quelques épisodes importants : l’anecdote de la femme adultère, les noces de Cana, la montée au Golgotha, la crucifixion. Ces anecdotes sont généralement liées au thème des scènes modernes qu’elles viennent illustrer de façon allégorique, et le meilleur exemple en est probablement la vision du Christ portant sa croix, précédant de quelques minutes la montée de Bobby Harron à l’échafaud. Une autre histoire utilsée pour un temps relativement limité est une vision typiquement Griffithienne de la Saint-Barthélémy : le massacre de Protestants par les Catholiques, le roi étant poussé par ses conseillers et sa mère, fait écho à l’histoire initiale, et le massacre historique rejoint thématiquement la grève brisée à coups de fusils des débuts du film. Lautre intérêt de cet épisode est de fédérer les protestants avec un rappel de leurs persécutions passées : le film est non seulement Chrétien, il est de plus on ne peut plus Protestant. Le traitement de l’histoire par griffith reste le même que d’habitude : la grande Histoire vue à travers la petite : Eugene Pallette, pas encore ventripotent (mais déjà bonhomme) joue ici Prosper Latour, un huguenot qui s’apprête à se marier, et doit essayer de sauver sa chérie (Yeux Bruns) contre les milices royales et les Catholiques assoiffés de sang. Prétendant défendre les libertés avec son film, Griffith en a semble-t-il pris beaucoup avec la vérité historique.
La troisième histoire rajoutée est la plus spectaculaire, et sans la plus difficile à justifier, du moins thématiquement : voir en la Babylone antique un royaume de bonté précurseur de 1915, il fallait oser, surtout lorsque les caméras de Griffith soulignent les spécificités vestimentaires (Ou dépourvues de vêtement, comme les fameuses séquences de 45 bobines dévolues aux prêtresses d’Ishtar, qui me font irrésistiblement penser aux vestales du Castle Anthrax des Monty Python), les coutumes bizarres, et se faisant aider d’intertitres gonflés: ainsi, le marché au mariage, ou les hommes seuls venaient chercher une épouse est-il comparé avec l’époque moderne; pas très différent de notre méthode, nous dit Griffith. En revanche, elle trouve son utilité dans deux domaines: le décor, la présence de batailles spectaculaires (Avec moult détails : décapitation, brulures, amputations, etc….), les mouvements de caméra piqués à Cabiria permettent à griffith de rivaliser avec les peplums Italiens, mais aussi avec lui-même : Après , Griffith pensait que le public n’aurait pas compris que le metteur en scène ne cherche pas à faire plus, toujours plus loin, toujours plus fort… Disons que si la plupart des images qui sont aujourd’hui montrées du film tournent généralement autour de cet épisode, et en particulier des décors extraordinaires construits pour l’occasion, mais aussi des mouvements de caméras qui nous les montrent, c’ets quand même cette partie du film qui gêne le plus, par le jeu ampoulé (Griffith souhaitait aussi copier le jeu délirant de certains films européens, mais ne se rendait pas compte que le naturalisme de ses films modernes était bien en avance. Alfred Paget, Seena Owen, Tully Marshall et surtout Constance Talmadge en font des tonnes, et Elmer Clifton est totalement nul : l’histoire nous conte comment le jeune prince Belshazzar (Paget) va perdre Babylone lorsque le grand prêtre de Bel (Marshall) va donner à Cyrus le moyen d’envahir la ville afin de venger son Dieu, délaissé au profit d’une déesse de l’amour, Ishtar. Le tout est conté avec le point de vue d’une jeune « Fille de montagnes » (Talmadge) qui a eu vent du complot contre son prince adoré, par un soldat amoureux d’elle, mais décidément assez peu doté en matière grise (Clifton). L’histoire sortira en film indépendant elle aussi (The fall of Babylon), mais ce n’est pas une très bonne idée…
Le principal atout, et la principale invention d’Intolerance, c’est bien sur son montage unique : au lieu de faire se suivre les quatre histoires, et de prier pour qu’un lien se fasse dans l’esprit du spectateur après avoir tout vu, Griffith décide de tout mélanger, selon une suite rigoureuse de séquences, toutes empreintes d’une certaine cohésion, du moins au début. L’histoire moderne est la première à être montrée, vite suivie par une introduction à l’histoire Biblique, et le début de la St-Barthélémy, qui commence par une exposition assez classique : le lieu, l’époque, le contexte… On s’attend à un long métrage de facture classique pour les trois histoires. Après un retour à l’histoire moderne, Griffith sort son va-tout avec l’histoire Babylonienne, dont l’exposition, comme celle des autres histoires, est détaillée et suffisamment riche pour qu’on s’attende à de vastes développements. La suite apparemment disjointe et aléatoire d’extraits peut faire penser à un zapping géant, mais elle a une fonction : le spectateur s’abandonne, et sera constamment surpris par les destinations. Ensuite, aucun hasard ici : Griffith nous emmène là ou il veut. Trois des histoires y sont narrées in extenso, et la seule qui soit vraiment épisodique est la moins développée, celle du Christ: Griffith n’y fait qu’une ou deux allusions. Les trois autres sont de véritables histoires cohérentes et développées, mais le déséquilibre entre les trois est criant : La St-Barthélémy ne dure environ qu’un trentaine de minutes, et voit ses séquences, généralement courtes, principalement placées en début et en fin du long métrage. Les deux histoires restantes se partagent 2h30 de temps.
Ce qui frappe, c’est le lien : toutes ces histoires sont liées entre elle par un Griffith narrateur, qui multiplie les interventions sous forme de notes, qui pilote les comparaisons et les digressions et qui assume totalement chaque image avec un aplomb remarquable : heureusement, car ce film est un échafaudage très fragile, et il n’est pas sur qu’ion puisse se reconnaitre dans ce qui est, décidément, une vision personnelle, trafiquée, de l’histoire : on sait ce qu'il faut en penser à propos de The Birth of a nation, c’est la même vision tronquée qui prévaut ; mais le lien artificiel établi, s’il renvoie forcément à l’auteur, renvoie aussi à l’Amérique, celle de 1916, celle de Mae Marsh et Bobby Harron : notre histoire moderne, une histoire humaine, comme étaient humains les gens de l’époque Babylonienne ; une histoire Chrétienne, et plus encore protestante: voilà le pedigree du film, ainsi constitué afin de fédérer le public auquel Griffith le destinait en priorité. Peut-être a-t-il réussi dans ce sens, peut-être non ; les gens n’ont pas vraiment suivi (Même si, contrairement à la légende, le film n’a pas été un échec : il a juste fait un petit succès, mais Griffith a décidé de jouer son va-tout en amenant son film sur les routes, à la façon dont il avait lancé une tournée pour The Birth of a nation, et c’est là que le public a réagi négativement : cette tournée lui a couté une fortune, et s’est avérée un gouffre.) mais l’essentiel est ailleurs : Griffith a bouleversé le cinéma dans un essai unique au monde.
Totalement Griffithien, le film repose sur des genres que l’auteur connaissait bien, et la fluidité et la virtuosité présentes dans la partie moderne nous montrent sa science en matière de narration cinématographique. Les autres épisodes reposent quant à eux sur des bases éprouvées, par l’auteur de ces quelques 400 courts métrages qui vont dans tous les sens, mais aussi de Judith of Bethulia. Il ya aussi une volonté de faire un cinéma de la psychologie (Renvoyant à The painted lady, et incarné ici par Miriam Cooper dont les tourments intérieurs sont exprimés par un visage fascinant) et de pousser plus loin encore les limites de la représentation (Violence, sexe, conditions sociales) dans son style de mise en scène: Griffith est donc chez lui. Il faut ajouter à cet échafaudage l’influence des films Italiens, évidente dans l’épisode Babylonien, tant dans le luxe hallucinant des décors que dans les mouvements de caméra. Griffith n’a de toutes façons pas choisi ses périodes au hasard, et l’a fait pour des raisons esthétiques avant tout: toujours son vieux démon de reproduire le cinéma Européen, celui de Cabiria et de L’assassinat du duc de Guise. Et puis ces périodes l’ont clairement inspiré, notamment en matière de décors : ils sont très impressionnants de bout en bout.
On ne débouche pas avec un tel mélange, sur un film parfait, c’est évident. Le jeu des acteurs dans La Chute de Babylone, les digressions parfois irritantes, il y a de nombreux défauts. Mais que de morceaux de bravoure : Chaque histoire fourmille de scènes, de décors qui s’impriment en nous (Les fameux plans des décors de la partie Babylonienne, avec les mouvements de caméra depuis un ballon captifs, ou encore les mouvements de panique à la fin de la fète, quand Cyrus s’introduit dans le palais : une scène de panique vue au microscope. ), une justesse étonnante là ou on ne l’attend pas : l’histoire de Jésus est d’une sobriété rare, et évite les lenteurs propres à ce genre de sujet : voir à ce titre le film d’Alice Guy (1906) de sinistre mémoire… La Saint-Barthélémy est généralement très intéressante, et deux scènes me restent en tête: la crise de nerfs du roi qui en bave (C'est daiileurs un détail dégoutant) lorsque sa mère et la cour le poussent à signer l’ordre de massacrer les protestants, et la mort de Prosper Latour, tenant sa fiancée morte à bout de bras, face à un bataillon de soldats qui le fusillent littéralement. Il est dans l’entrebaillure d’une porte : Griffith nous le montre criant sa rage, de face, puis nous montre le peloton. Retour à prosper, mortellement touché. Quand il s’écroule, c’est depuis la maison qu’on le voit: Griffith nous implique totalement, avec sa science du point de vue, et nous fait endosser celui des victimes : voilà un exemple de ce coté fédérateur voulu par Griffith pour ce film.
Mais je ne cache pas mon sentiment: l’essentiel du message est à prendre dans l’histoire moderne, dont la présence (environ 1h20), la situation géographique (d’un bout à l’autre du film), et l’avantage de posséder un happy-ending font de manière évidente le principal attrait du film. C’est par cet épisode que Griffith accroche ses spectateurs, qu’il justifie les digressions (La première est d’ailleurs une illustration Biblique, renvoyant de fait à l’âme Américaine), qu’il cimente le tout. Son énigmatique image-lien, celle de Lillian Gish en mère du monde, est sans doute moins efficace (Elle sert quand même d’indication, et est très efficace pour signaler quelques transitions un peu plus dure à avaler) que l’intérêt généré par cette histoire mélodramatique. Là encore, les morceaux choisis sont d’une richesse à couper le souffle : la répression de la grève, frontale et brutale, qui tranche sur le coté petit-bourgeois de Griffith qui pouvait se manifester ça et là dans son œuvre ; la scène du meurtre, ancré sur une multitude de micro-suspenses, tout comme la poursuite finale, avec la voiture de course qui tente de rattraper le train, afin d’empêcher l’exécution. Ayant vu un montage des scènes modernes, dépourvues de tout le reste, je le dis malgré tout ici haut et fort : avec les autres histoires, la force qui se dégage de ce film est encore plus impressionnante. Les digressions informent le tout, prolongent les autres histoires et notamment la partie moderne, et servent un dessein plus élevé que l’enfumage des critiques par un auteur blessé, qui était avouons-le la principale motivation de ce film au départ… Le film Intolerance est un film social génial et excitant déguisé en pamphlet, dont les images fortes impliquent le spectateur dans le bon sens, cette fois. Comment pourrait-on après en penser le moindre mal, quant on ressent l’effet physique du montage, dans les scènes et entre elles, et qu’on assiste éberlué à ce kaléidoscope humain? Intolerance est pour cela un des films les plus importants au monde.
La descendance de ce très long métrage ne pouvait pas être très étendue : comme d’autres films, on peut difficilement s’en inspirer sans le copier. Il est amusant de constater que la plupart des disciples d’Intolerance (Dreyer pour les Pages arrachées du livre de Satan, Lang pour les Trois Lumières, DeMille pour ses Ten Commandments de 1923) ont remis de l’ordre dans leurs films, afin de ne pas perdre le public. Malgré celà, ce qui reste d’Intolerance et de son apport dans le cinéma mondial, c’est cette science de la digression et de la comparaison qui va être une sorte de marque de fabrique vaguement prétentieuse, sur les films de DeMille et Curtiz, et cette tendance à l’allégorie qui disparaîtra à la fin du muet: oui, je pense que sans Intolerance, il n'y aurait pas eu de Manslaughter. Toutefois, un metteur en scène a réussi à reprendre le flambeau de Griffith, et à fait la même chose que lui, imposant un lien unificateur entre trois histoires contées en puzzle : c’est Buster Keaton, avec The three ages. Et en plus, c’est rigolo.
Le relatif échec de Griffith et d’Intolerance mettra un coup d’arrêt à ce type d’expérimentations et Griffith fait désormais des films plus sages : un cycle de films de guerre en particulier (Je n'en ai vu aucun), dont un brulot anti-Allemand qui nous rappelle par sa mauvaise réputation de bien mauvais souvenirs: Hearts of the world(1918). Il ne s’arrêtera pas pour autant d’intervenir en tant que narrateur, et d’abreuver un spectateur qui n’en demandait pas tant de notes parfois limites malhonnêtes (Robespierre, le Bolchevik de la révolution Française dans Orphans of the storm, 1921), mais plus jamais chez lui, nous ne verrons de train risquer d’écraser le Christ en partance pour sa crucifixion pendant qu'un curé Catholique recueille une petite fille Protestante poursuivie par un soldat Babylonien.
Versions
Pour finir, il faut s'intéresser aux différentes versions d'Intolerance. Il est remarquable qu'un film aussi épisodique, dont les copies différaient d'une représentation à l'autre, ait été préservé de manière aussi uniforme. Cela dit, il existe plusieurs versions, et je ne parle ni de The mother and the law, ni de The fall of Babylon, les deux longs métrages effectués et sortis en 1919 afin de tenter de capitaliser sur un film commercialement fragile: Intolerance a deux montages distincts, dont les différences sont en fait présentes dans les intertitres, et donc dans les intentions, mais aussi dans deux séquences absentes de la version Kino et de son édition Française chez MK2. La scène de la fusillade, dans la version courante, est montrée avec des policiers (Ou miliciens) qui tirent sur la foule. Un intertitre de l'autre version nous informe que les miliciens en question n'utilisent que des balles à blancs, les morts durant la fusillade seront dus aux balles des employés briseurs de grève de Jenkins. Un épisode de la chute de Babylone est également présent (Et répertorié dans le découpage publié par les Cahiers il y a quelques années maintenant) mais il est clairement redondant. Son seul argument est de représenter une rencontre plus importante entre Balthazar et la fille des Montagnes (qu'on retrouve d'ailleurs dans The fall of Babylon, dans sa version "long métrage" de 1919). Une séquence supplémentaire, enfin, donne à voir la fin de l'intrigue moderne avec le bébé qui est rendu à la petite famille une fois le mari innocenté. C'est sans aucun doute une fin alternative, dont l'intention était de finir de rassurer dans les chaumières. Une question toutefois: et Miriam Cooper, qu'advient-il d'elle? Dans le film, on la voit quitter la prison bras-dessus bras-dessous avec Tom Wilson, le futur policeman de The Kid. Elle vient de confesser un meurtre, pourtant... Aucun changement dans cette version à ce sujet. Bon, si vous souhaitez voir ces images supplémentaires, elles sont sur une des versions restaurées il y a une dizaine d'années, parfois éditées (Un DVD TF1 a existé, mais il est indisponible à ce jour). Cette version provient d'une copie tirée en 1917 et disponible au DFI de Copenhague.
La version la plus communément répandue, en 13 bobines, provient d'une ressortie basée sur un remontage (1926) par Griffith de la version de 1916. c'est la version qui fait autorité aujourd'hui, dans laquelle apparemment les intentions de Griffith apparaissent le plus clairement, sans doute. Il est permis d'en douter, d'autant que ce montage survient 10 ans après la sortie, d'une part, et que à ce stade, le destin du film était scellé, faisant du film plusou moins un flop; je reste persuadé que le metteur en scène n'a pu qu'altérer un peu son film... Difficile de pouvoir l'établir, pourtant, en l'absence d'une authentique copie d'origine. Mais toutes les autres "incarnations" du film (la copie Danoise, et les deux longs métrages de 1919 tirés des histoires individuelles) possèdent des variations, et surtout des développements qui n'y sont pas présents.
Cette version "officielle" par défaut s'accompagne aujourd'hui d'une disponibilité des deux films de long métrage qui ont été retirés du fiasco. Si The fall of Babylon est une restitution de l'essentiel du découpage de cette portion d'Intolerance avec quelques chutes pour agrémenter le tout, The mother and the law dans sa version de 1919 est un long métrage de 99 mn, qui ajoute de nombreux développements -et redondances, on ne se refait pas- à ce que contient le film de 1916. Tout me semble dater de 1915-1916, et c'est peut-être le long métrage prévu avant que Griffith ne bouleverse ses plans. Il est aussi fort, et possède les mêmes combats qu'Intolerance, mais dans ses ajouts, donne plus de vie à Mae Marsh et Bobby Harron... Et ajoute un détail sordide: la mort du bébé... Je pense que ce film contient au moins 20 minutes inédites, fragments disparates ou fascinants d'un puzzle qui n'a pas fini de nous intriguer.