
Pourquoi toujours revenir à cette guerre ? Après tout, il y en a eu d’autres, et toutes, en étant cynique, sont photogéniques… Mais il y a une série de raisons probablement qui font de la première guerre mondiale un sujet cinématographique par excellence pour dénoncer toutes les guerres. C’est à la fois la dernière guerre à l’ancienne (Résultant en une série de batailles impliquant des combattants face à face) et la première guerre moderne, combattue partout dans le monde, dans l’eau, sur terre, sur les airs… Et d’autre part, le traumatisme a été fort, et relayé par le cinéma balbutiant. De fait c’est aussi une de ces premières guerres que l'on peut mettre en images en s'inspirant de films d’époque.
Lewis Milestone, reconnu comme un esthète touche-à-tout (Two Arabian Knights, 1927 ; The racket, 1928), a eu les mains libres, et c’est courageux de la part de Carl Laemmle Jr, qui dirigeait un studio pas encore solide sur ses jambes, d’avoir ainsi fait confiance à quelqu'un qui allait mettre tous les moyens possibles et imaginables à sa disposition, transformant même la production en un film parlant en cours de route. On le sait, le film a fini par recevoir un Oscar bien mérité…
On pourrait faire une comparaison entre ce film et Saving Private Ryan, de Spielberg : comme l’épopée du débarquement, All quiet on the Western front vient après un grand nombre de représentations, et tente de donner une approche frontale et ultra-réaliste. Mais des jalons importants lui ont pavé le chemin : depuis 1918 et 1919 avec Hearts of humanity et Hearts of the world, le cinéma a progressé dans sa représentation du conflit, en se débarrassant des oripeaux nationalistes (Wellman ne jette pas la pierre aux Allemands dans Wings), en montrant le conflit comme un désastre émotionnel intime (The big parade), et en allant toujours plus loin vers l’expression de la tragédie humaine via des images à la stylisation savante. Mais All quiet va plus loin que tous les autres avant lui: En adaptant le roman de Remarque, Universal révolutionnait tout, adoptant le point de vue de l’ennemi. Une conversation entre les soldats essaie de faire du sens avec le conflit, l’un d’entre eux se demande en effet ce que Guillaume II reproche aux alliés; Kat (Louis Wolheim) va plus loin, en prophétisant la mort des monarchies. Ces idéaux dans lesquels on croit reconnaître bien sur une certaine façon de penser Américaine, vont plutôt dans le sens d’un internationalisme militant. C’est le sens de cette superbe scène durant laquelle Paul (Lew Ayres) réfugié dans un trou de boue, tue un soldat Français pour se protéger, et va devoir passer des heures avec le cadavre, ses remords et ses doutes en attendant que la pluie de mort cesse..
Il serait vain de se contenter de dire que, placé dans le contexte de la fin des années 20, ce film de Lewis Milestone est le meilleur film réalisé jusqu'alors consacré à la première guerre mondiale. En effet, son pouvoir n’a en rien diminué depuis 1930, et son message reste valide : l’histoire suit des jeunes engagés volontaires, Allemands, et poussés par leurs aînés, pères, oncles et professeurs, à aller mourir pour la patrie. Bien sur, les deux atouts du film, une bande-son fabuleusement travaillée, en ces débuts du parlant, et un parti-pris de ne pas abandonner la richesse visuelle, les mouvements de caméra et le montage nerveux du muet, jouent en son avantage mais aussi datent clairement le film (On le voit comme un contemporain parfait de M de Fritz Lang dans la volonté de dissocier image et son afin d’élargir la palette du muet plutôt que de se contenter d'enchaîner les scènes dialoguées comme le faisaient les films contemporains). Pourtant, l’indignation palpable devant l’horreur de la guerre, des personnages autant que des acteurs et techniciens, fait encore mouche. Et la succession savante d’anecdotes, avec ses passages obligés et ses rites de passage, construit un objet filmique impressionnant, encore aussi violent dans sa peinture des conflits (Peur, horreur, fatigue, hygiène déplorable, besoin de se réfugier dans l’alcool et les filles, rien ne nous est épargné, et on est encore plus terre-à-terre ici que dans Wings), et dont les images sont sans doute les plus ressemblantes aux actualités de 1916-1918. Non, elles sont même plus fortes encore: n’oublions pas que les images des conflits sont toujours commandées à l’armée, qui salit tout ce qu’elle touche, et qui ment par essence. L’art fait, ici, mieux que le semblant de réalisme, et comme on le disait à l’époque, il faudrait voir et montrer le film jusqu’à ce que les patriotismes, les chauvinismes, les nationalismes et la guerre disparaissent pour toujours. Vaste programme… On doit rêver, pourtant, sinon rien n’a plus aucune importance.