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29 juin 2016 3 29 /06 /juin /2016 13:33

Rares sont les films adaptés d'une oeuvre littéraire considérable et qui parviennent à ce degré de perfection. La première erreur serait bien sur de croire comme le font régulièrement les béotiens (Et de nombreux anglo-saxons) que le film est un film de Steinbeck. L'auteur n'a été que consultant sur la production. Il serait aussi idiot de s'imaginer, comme les tenants de la littérature le font régulièrement, que le film est moindre, par rapport au livre. Le Ford est pour moi aussi important que le Steinbeck. Enfin, non, l'oeuvre n'a en aucun cas été trahie, amoindrie, édulcorée. C'est la parfaite traduction, dans la style des studios, d'une profonde indignation: celle de Steinbeck, oui, un peu bien sur. Mais surtout celle de John Ford. C'est d'autant plus paradoxal que le metteur en scène est venu au projet par demande de Darryl F. Zanuck, celui-ci n'ayant découvert le roman qu'à la faveur d'une rumeur: on racontait partout qu'alors que tous les studios avaient boycotté purement et simplement l'adaptation de l'énorme succès de librairie qu'était le roman, Zanuck mettait en chantier une sulfureuse version pour la Fox. le dirigeant du studio, qui n'avait même pas entendu parler du roman, s'est procuré une copie, a jugé l'histoire passionnante, et... a demandé au metteur en scène le plus prestigieux qui soit, John Ford, de le mettre en scène.

Tom Joad (Henry Fonda) revient chez lui après quatre années à l'ombre. Condamné à sept ans de prison pour homicide, il a été libéré pour bonne conduite. Ce qui ne l'empêche pas de s'emporter après un camionneur un peu trop curieux qui le harcèle de questions après l'avoir pris en stop... Mais sa famille habite en Oklahoma, en plein dust bowl, donc les choses ont bien changé depuis son départ. Toutes les familles qui ne sont pas parties, ou n'ont pas été expropriées de façon musclée, crèvent la faim, et les Joad sont sur le point de partir à leur tour... Toute la famille, les deux parents, les grands-parents, les enfants et même quelques autres (La mari d'une des soeurs, et Jim Casy (John Carradine), l'ancien prêcheur qui questionne sa foi) partent vers la Californie, là où on a besoin de main d'oeuvre, là ou la vie sera forcément plus belle... Tous n'arriveront pas au terme du voyage, et en Californie, on déchantera très vite...

"To see how the other half lives", est une expression qui désigne une curiosité culturelle, qui divise d'une certaine façon les gens en deux: car oui, bien des gens liront un livre, ou un article de journal, ou verront un film, dans le souci de s'intéresser à l'autre, de voir comment il (elle) vit. Mais combien seront intéressés par la vie des gens qui sont moins bien lotis? C'est ce qui fait bien souvent du cinéma classique un art du luxe, encouragé par des patrons de studios qui jurent leurs grands dieux que leur clientèle ne souhaite pas qu'on lui parle de la vie des pauvres gens, et qu'ils préfèrent un spectacle qui les fasse s'évader plutôt que de leur montrer la vie des défavorisés. Il y a eu, ben sur, surtout au début des années , des peintures de la misère dans le cinéma Américain, chez Wellman, par exemple. Mais la misère, c'est surtout dans la comédie qu'elle se montre... A ce titre, ce film est phénoménal: adapté du roman à succès, certes, mais qu'on brûlait dans certains comtés, et qui montrait sans la travestir la condition des "Okies", ces paysans venus en Oklahoma pour profiter du rêve Américain, et qui furent brisés par le détonnant mélange de l'agriculture intensive d'une part, et de la sécheresse d'autre part, The grapes of wrath ne pouvait bien sur plaire ni à l'intelligentsia de droite, qui s'est déchaîné aussi bien contre le film que contre le livre, ni aux patrons des studios, parce que ce film ne pouvait être que communiste (Ce qu'il n'est absolument pas, du reste, pas plus que Ford ni que Steinbeck). A ce titre, le choix par Zanuck de mettre le film en chantier est un véritable acte de courage, et une fois de plus, il avait parfaitement raison...

En choisissant une intrigue plus resserrée autour de l'histoire des Joad, sans se livrer à toutes les digressions qui racontent l'atmosphère de crise de l'Amérique entière, Nunnally Johnson fournit un script en or à Ford, qui va faire son film probablement le plus ouvertement progressiste: mais on le sait, depuis le début des années, Ford a le coeur à gauche. De là à le considérer comme un communiste, il y a un pas qu'on en peut pas raisonnablement franchir... Le film est d'ailleurs très clairement inscrit dans la ligne Rooseveltienne, en prenant fait et cause pour le New Deal et ses camps de travail à visage humain, centres d'entraide qui permettent aux gens déclassés de se refaire, et qui permettent un vrai retour à la vie, car les gens que nous voyons dans ce film ne sont pas des gens qui ont vocation à créer des manière permanente des phalanstères fouriéristes! ce sont des travailleurs dépossédés, qui pour reprendre pied s'unissent, mais ont vocation, une fois la crise finie, à repartir sur leurs propres bases. Comme dans le roman, par contre, l'opposition à ces associations de travailleurs existe dans le film, et on voit comment les autorités locales encouragent les forces de l'ordre à tenter de casser ces initiatives d'entraide comme on briserait une grève. On verra aussi dans le film de quelle façon des associations sans scrupules, et autres exploitants agricoles, ont trouvé dans l'extrême misère des Okies une main d'oeuvre à exploiter jusqu'à ce qu'elle crève! Autant de vérités qui ne sont pas souvent représentées au cinéma...

Mais c'est du Ford, chimiquement pur. Qu'il ait été de gauche (Le Ford des années 30 était un démocrate pur jus, à l'esprit rebelle hérité de sa culture Irlandaise) ou de droite (Le Ford d'après la guerre prendra ses distances publiquement avec les idéaux "progressistes", tout en continuant à y adhérer via ses films...), Ford était de toute façon un indigné, qui comme Capra (Sérieusement à droite, lui) aimait les gens, surtout quand ils se regroupent pour faire front contre l'adversité. Tant de films de Ford nous parlent justement de ce voyage métaphorique ou physique dans une contrée hostile, celui-ci ne fait évidemment pas exception. Le lyrisme Fordien est à son niveau le plus paradoxal, ici, car le metteur en scène nous raconte des histoires qui se situent sur les routes arides et moches de l'ouest des années 30, on n'y verra pas Monument Valley... L'indignation devant ces miséreux, devant les conditions dans lesquelles ils sont dépossédés de leurs terres, devant les conditions hallucinantes dans lesquelles ils sont amenés à survivre, voilà ce qui motive la mise en scène du film... Et rares sont les films qui montrent deux heures durant des acteurs Holywoodiens en haillons. Et pour finir sur ce point, Ford est ici présent à travers le personnage de Ma Joad (Jane Darwell) qui comme d'autres mères avant, et après elle, porte sur ses épaules toute la misère, sinon du monde, en tout cas de son monde à elle. Une figure Fordienne à part entière...

Mais quel sens du cadrage! quelle composition! Et avec Greg Toland à la caméra, Ford utilise avec génie l'ombre (Une famille, après le passage des bulldozers sur ses terres, n'est vue qu'à travers les ombres de ses membres sur le sol tout sec), la lumière (la scène durant laquelle, dans une cabane abandonnée, Joad et Casy rerouvent l'un des voisins (John Qualen) qui refuse de partir, donne l'impression d'avoir été tournée à la bougie!); certaines scènes clé sont tournées de préférence au soir pour profiter de l'ombre étendue, et il en ressort une luminosité très particulières. Bien sur, la direction d'acteurs est parfaite, dans des scènes qui ont le plus souvent été prises une ou deux fois afin de préserver le naturel. Dans une scène mythique, Jane Darwell et Fonda ont trouvé en une prise le ton absolument juste. L'éternel cabotin John Carradine trouve en Jim Casy (J. C.!!) le rôle de sa vie, celui d'un homme qui a perdu foi en dieu, mais réaffirme sa foi en l'homme pour qui il se sacrifie...D'ailleurs, Ford retrouve, autour de Fonda, toute sa troupe, de Charley Grapewin à O. Z. Whitehead, Mae Marsh, John Qualen, Russel Simpson, Ward Bond...

Bien sur, Tom Joad, Henry Fonda, est l'élément qui retiendra le plus l'attention. Il possède tout ce qui est nécessaire pour le personnage; sa jeunesse, mais sans être juvénile. C'est un homme qui a vécu, suffisamment pour pour voir avoir l'autorité ou la menace nécessaire quand le besoin s'en fait sentir. Il sait montrer mieux que quiconque (Sauf peut-être John Wayne!) la retenue des sentiments trop forts pour pouvoir convenablement être exprimés. Il incarne, grâce à ce fameux monologue qui aurait du être le point d'orgue du film, l'esprit même de la résilience sociale, de l'humanité qui refuse de plier quand elle souffre. Tout ça, c'est Fonda, c'est Tom Joad, et Steinbeck a d'ailleurs toujours dit à quel point il retrouvait son Tom Joad en Henry Fonda...

En illustrant superbement le roman, et en fournissant de façon inédite des images des expériences humanistes du New deal, ce film est une somme, aboutissement à la fois de la branche "rooseveltienne" du cinéma Américain, dont il est le meilleur représentant, et de la branche la plus réaliste et a plus progressiste du cinéma de John Ford, celui d'avant les doutes. L'année suivante, Ford allait tourner un film raté, Tobacco Road, dans lequel la misère sociale devenait la cible de la comédie maladroite. La preuve que le grand metteur en scène, y compris dans ces riches années, n'était pas toujours infaillible...

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Published by François Massarelli - dans John Ford