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27 avril 2024 6 27 /04 /avril /2024 08:38

Pour raconter la triste et édifiante histoire de Judee Sill, il fallait le vouloir, et on est confronté, avec ce documentaire réalisé sur plusieurs années, à un travail de passion, qui réussit là où on n'attendait qu'un portrait convenu et compassé, à dresser un portrait qui rend grâce au titre: car si on retient d'abord des deux mots principaux (Lost Angel) le terme passe-partout d'Ange, il n'en reste pas moins qu'en effet, Judee Sill avait du génie.

Il n'est jamais nécessaire, a priori, de connaître la personne qui fait l'objet d'un tel portrait quand on le regarde, encore moins de l'admirer. Mais ça aide... Et en l'occurrence, Judee Sill était admirable. Pour ressortir un cliché des plus irritants, elle s'est peut-être un peu trompée d'époque... Et pour commencer, quelle enfance! Née Judy en 1944, elle a perdu son père très tôt, et a fini son adolescence sous la coupe de deux irresponsables: sa mère, qui sombrait dans l'alcoolisme, et son beau-père, qui était de ces hommes dont on conseille aux petites filles de ne jamais rester seules avec eux... Comment voulez-vous qu'elle n'ait pas eu l'envie de foutre le camp?

Au passage et pour la petite histoire, Ken Muse, le beau-père en question, était animateur: il a travaillé un temps pour Disney, puis a intégré le département de cartoons de la MGM, avant de se tourner vers la télévision où il a suivi ses patrons Hanna et Barbera quand la MGM a fermé son département animation. En gros, ce sale type a quand même oeuvré sur virtuellement tous les Tom et Jerry réalisés par le duo... Il vivait aisément, ce qui a permis à Judy de disposer de tous les instruments de musique qu'elle pouvait vouloir essayer. Les témoignages, les photos, et parfois les films (amateurs) en attestent: elle était versatile et pouvait jouer de la guitare, du piano, de la contrebasse (un instrument qu'elle s'est appris toute seule), de la clarinette, et certainement d'autres. Elle écrivait, et a commencé à composer dès le début des années 60, en trainant avec quelques hippies et autres beatniks, qui étaient déjà fort nombreux dans la Californie de l'époque...

Elle a aussi rencontré la drogue et la délinquance, puisque avec ses nouveaux amiselle a participé (principalement pour l'expérience, disait-elle plus tard) à des cambriolages de banque, dont un qui l'a menée en maison de redressement... Où elle a enrichi son expérience musicale (c'est là qu'elle a appris à jouer le gospel et qu'elle a développé un jeu aux claviers précis, versatile et virtuose), et développé une vie intérieure qui s'est retrouvée dans ses textes: d'une tendance folk à chanter la déprime, aux bords du blues, elle est passée à un univers où sensualité et religion se sont intimement mêlés, dans un cocktail volatil et explosif...

C'est ce que raconte ce documentaire, construit de façon si académique: d'abord, un enchaînement d'images, puis un témoignage contemporain, à travers un extrait d'un concert des Fleet Foxes où le groupe rend hommage à Judee en interprétant la chanson la plus remarquable de son parcours, The Kiss... Puis la chronologie des événements, des clubs folk où la jeune artiste aimait se produire (elle détestait les concerts rock, et ne se reconnaissait pas du tout dans ce médium), jusqu'à la production de deux albums pour le label Asylum, futur berceau de tout le rock dit "Californien", de Joni Mitchell, Jackson Browne, The Eagles... Un label mené par David Geffen, dont Judee fut, un temps, l'élément le plus prometteur.

Ce que raconte le documentaire, c'est d'une part le génie de Judee Sill, exemples à l'appui, d'où la participation, non seulement de témoins directs, connus ou inconnus (on retiendra surtout les connus, interviewés en direct, filmés ou au téléphone, ou à travers de précieuses images d'archives: Jackson Browne, Linda Ronstadt, David Geffen, Graham Nash, et la jeune avant-garde du Folk-rock Américain), maisaussi de membres de la famille de Judee, dont sa nièce, ou encore d'amis et autres petits amis de passage. On entendra aussi des musicologues, certains passionnés encore aujourd'hui par leur découverte du répertoire de la musicienne, un choc frontal pour tant de personnes...

L'histoire de Judee Sill est bien de son époque, et bien Californienne, on y raconte le parcours de galères, la drogue, la prostitution même. On y rappelle que parfois un artiste non seulement a du génie, mas le sait. Ce n'est pas apprécié, non, mais que voulez-vous: Mozart, Thelonious Monk, Vincent Van Gogh, pouvaient-ils ignorer qu'ils étaient géniaux? Comment auraient-ils pu  paser à côté de l'énorme apport, indéniable, qu'ils ont fourni à leurs arts respectifs? Pour certains, ça leur a été rendu, au centuple, mais pour Judee comme pour Van Gogh, il a fallu se contenter de miettes... 

L'art de Judee Sill est unique, et je le disais, les paroles sont un mélange étonnant, de spiritualité et de profane, entre épiphanie d'une rencontre avec le sacré, et expérience humaine profondément sensuelle. The Kiss, la plus belle de ses chansons, est l'histoire d'un baiser, de ce qui arrive lors de la rencontre de deux bouches, vécue comme une transcendance. Jesus was a cross-maker raconte l'irrésistible rencontre avec un homme dont le charisme vous fait oublier la réalité, et quand il sera parti, eh bien, vous n'aurez plus que les yeux pour pleurer. Mais en attendant, il aura fourni un frisson inoubliable... The donor (aux arrangements vocaux hallucinants, touchant au versant sacré de la musique de Bach, mais avec les moyens confortables de la technologie d'enregistrement des années 70), The Desperado, Crayon angels, The lamb ran away with the crown, tous ces titres touchent au sublime en transposant le quotidien en une expérience sacrée, quasi-religieuse. Et Lady-O, sa chanson la plus célèbre (reprise par les Turtles), est une ode sans équivoque à une compagne d'un temps, dont les bras accueillants sont un souvenir de douceur.

Les chansons racontent l'indicible, l'expérience du plaisir, la quête de l'absolu, à travers des airs qui tiennent autant du folk traditionnel (guitares acoustiques en bandoulière) que du baroque ou de Bach (elle aimait tellement Bach qu'elle s'amusait à en placer des pastiches un peu partout, avec gourmandise), et surtout du gospel et de la musique western (j'évite de parler de country music), dont elle avait maîrisé les codes avec un don particulier. Il faut voir un musicologue décrire The lamb ran away with the crown, et finir au bord des larmes...

Et comme elle ne souhaitait pas déléguer, elle en était non seulement l'autrice et la compositrice, elle en était aussi l'arrangeuse, et l'orchestratrice. Jim Pons (bassiste des Turtles) et Graham Nash, qui l'ont tous les deux produite, le disaient: on n'avait rien à faire, c'est elle qui s'occupait de tout. Une attitude qui lui jouera des tours: sur scène, elle était capable de s'arrêter de jouer pour agresser un membre du public qui faisait trop de bruit. Une exigence qui la poussera aussi à questionner la façon dont le label, et à travers lui David Geffen, s'occupait de sa promotion. Elle avait une haute idée de son art et de ses deux albums (Judee Sill et Heart Food), et ne pouvait imaginer qu'on en cochonne la réception. Elle estimait qu'on l'avait sacrifiée pour privilégier des artistes plus accessibles... 

Une attitude qui devait se manifester aussi dans sa vie de tous les jours, puisque le documentaire est assez clair: quand elle a eu "un accident", pour lequel elle n'a pas eu de témoins, elle vivait avec un homme violent; la "chute" dont elle a été victime a réveillé non seulement de vieilles douleurs, elle a aussi eu pour effet de relancer son addiction aux opiacées, et si le certificat de décès indiquait le suicide, les proches sont catégoriques: c'est impossible, elle aimait trop la vie.

Judee Sill est décédée en 1979, 6 ans après la sortie de son deuxième album, et vivotait dans Los Angeles, il ne faut pas trop demander comment, d'ailleurs le documentaire ne s'étend pas sur cet aspect, mais souligne qu'elle n'a jamais arrêté de composer... 

Pour donner une voix à l'artiste elle-même, le documentaire fait évidemment la part belle à toutes ses interviews, souvent extrêmement franches. Et une actrice a été chargée de lire de copieux extraits de ses journaux intimes, dont des images (animées) apparaissent à l'écran. On y verra une écriture changeante, caméléon, et délicieusement erratique, de nmobreux dessins, et même quelques peintures. Judee Sill avait tous les talents, et ce documentaire (fort mal distribué, il faut espérer qu'on le verra un jour en France, et pas que dans ce cimetière qu'est Netflix) parvient à donner à voir et entendre son génie. Maintenant il faudrait qu'il puisse toucher non seulement ceux qui connaissaient déjà le talent singulier de l'artiste, mais aussi ceux qui ne l'ont pas encore croisée: il y a pour eux de nombreux bouleversements à venir... Et une artiste qui terminait son premier album (le premier, mais selon moi un chef d'oeuvre total, d'une musicienne qui n'avait pas attendu d'être sous le feu des projecteurs pour développer son art et lui donner une forme achevée, accomplie) par un crescendo orchestral hallucinant qui s'appelle Abracadabra.

Ca lui va bien.

 

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Published by François Massarelli - dans Musique Documentaire