Grâce à deux coffrets à la fois austères et pleins de bonnes choses, on peut se faire une petite idée du travail de ce pionnier, Albert Capellani, l'un des grands réalisateurs Français des premiers temps qui comme Tourneur ont fait un petit tour aux Etats-Unis, de 1915 à 1923. Pour commencer, on peut s'intéresser à ses films courts, avant qu'il ne se lance dans des adaptations fleuves de grands classiques littéraires (Zola, Hugo surtout). Ces films sont des purs produits de Pathé, plus prolétarienne que la conservatrice Gaumont; les films sont réalisés par des "spécialistes": George Monca a en charge la comédie, Segundo de Chomon la féérie (Largement imitée de Méliès), et Zecca, Nonguet et Capellani se chargent quant à eux des drames.
Les films courts de Capellani disponibles dans les coffrets, à une exception près, font partie de cette catégorie. Tous sont très courts, ils atteignent parfois ou dépassent les dix minutes. Beaucoup sont marqués par une approche cruelle, violente et graphique, qui culmine dans des scènes de mort, et le principal sujet reste les amours cruelles, et leurs horribles conséquences. Tous les films alternent déja des séquences d'intérieur parfois tributaires de décors bien mal fichus (Le pavillon de chasse en carton-pâte dans L'age du coeur, par exemple), d'autres fois plus soignés, et des extérieurs qui sont frappants par leur simplicité et leur naturalisme. La caméra reste à bonne distance, mais on a le sentiment que les acteurs trouvent un juste milieu, le bon geste, dans ce qui est une utilisation très efficace de l'espace. A coté de ces six films, on remarquera un autre court, le plus long de fait, qui est une féérie, dans laquelle Capellani profite des bons offices de Segundo de Chomon, opérateur spécialiste des effets spéciaux, et spécialiste maison chez Pathé des films merveilleux. On peut rapprocher ce film d'un autre plus connu, le court métrage La légende de Polichinelle, avec un jeune Max Linder d'avant Gaumont et la gloire, et qui est attribué à Capellani également. Enfin, le dernier film est à ranger dans les moyens métrages, totalisant trois bobines, et anticipant sur les films plus longs et plus ambitieux de Capellani: c'est, déjà, une adaptation de Zola...
Le chemineau (1905) La première adaptation de Hugo n'est pas comparable par sa durée à celles qui suivront, mais elle est remarquable, pour ce qui est, pour autant qu'on en croire les dernières recherches ayant fait état de la filmographie du bonhomme, le deuxième de ses films (Et le plus ancien conservé). Le chemineau, c'est Valjean bien sur, et Capellani réalisera en 1912 une adaptation impressionnante des Misérables. En attendant il se concentre sur l'épisode de Jean Valjean recueilli chez Monseigneur Myriel, le vol, et l'arrestation du vagabond. La résolution du film manque, les copies conservées étant incomplètes, mais le film (de moins de six minutes) est fascinant: Capellani, durant cette aube du cinéma, avait déjà des idées picturales qui l'élevaient au-dessus du lot: ce premier plan de vagabondage hivernal, tout en atmosphère, avec son héros qui s'avance vers l'écran, puis le panoramique chez Myriel qui se substitue à un montage, permettant à un changement de décor dans le plan de faire office d'ellipse, sont plus que prometteurs...
Drame Passionnel (1906)
le titre est très clair, le drame en question nous est narré par le menu: un homme quitte sa maitresse, mère d'une petite fille, et se marie pour l'argent. Lors du mariage, l'ex est là, décidée à se venger... un film assez direct, cru, d'une grande clarté.
Mortelle Idylle (1906)
Là encore, on ne peut pas dire que le titre soit vraiment crypté. Une femme trahit l'amour de son ami d'enfance, celui-ci se venge d'une façon expéditive. Le film montre un exemple très intéressant de construction de suspense, puisque il y a une tentative de meurtre avant que le tueur n'atteigne son but. Ainsi, le spectateur est placé dans l'attente de ce qui va venir... Encore une fois, un film choc, qui atteint son but en peu de temps.
L'age du coeur (1906)
Ce dur film conte les mésaventures d'un couple "mal assorti", nous dit un intertitre: il est vieux, elle est jeune, le premier gandin qui passe devient un amant. une bonne âme prévient le mari, qui jure de se vanger... Mais il en est incapable, alors... il retourne dans sa chambre et se suicide, de façon très graphique. On est ici à deux doigts du grand guignol, avec un alliage astucieux de trucage cinématographique (On arrête tout simplement la caméra et le mouvement) et de maquillage sanglant. Le cinéma de Capellani va déja vers le réalisme sans concessions...
La femme du lutteur (1906)
Vu à plus grande distance que les autres, ce film incorpore un grand nombre de figurants, ce qui est d'autant plus justifié qu'une partie de l'action se place dans le cadre forain: un lutteur à succès se laisse draguer par une riche bourgeoise, et abandonne roulotte, femme et enfants pour s'installer dans la belle vie. Le sujet parle d'abandon du domicile conjugal, d'adultère, et donc de sexe. Le fait que l'homme fasse un usage professionnel de son corps est à prendre en compte. En tout cas, cette fois, il y a utilisation d'arme blanche. A noter aussi, dans tous ces films, le crime est la fin: la police n'intervient pas, en tout cas pas dans l'espace filmique, tout comme, on le verra, dans l'assommoir... Pas de résolution bourgeoise, donc.
Pauvre mère (1906)
Encore un film dur! cette fois, une mère dont la fille s'est tuée sombre dans l'alcoolisme, devient folle, et s'empare dans un jardin public d'une fillette qu'elle prend pour la sienne. Elle meurt dans un couvent, "visitée" une dernière fois par le fantôme de sa fille. On notera qu'elle est seule, sans qu'on puisse déterminer si elle est veuve, divorcée, ou... pire. Au mur, dans la première scène, un portrait anonyme d'un monsieur en moustache permet éventuellement de rassurer le bourgeois!
La fille du sonneur (1906)
Un vieil homme, sonneur de cloches à Notre-Dame, désavoue sa fille qui fricote avec un monsieur pas comme il faut. La fripouille abandonne la jeune femme avec un bébé, et celle-ci n'a d'autre solution que de laisser la petite à son père, qui la prend en charge, avec suffisamment d'amour. Mais la mère cherche ensuite à revoir la petite, contre l'avis du grand-père. La copie dure dix minutes, et est un condensé du film. un mélodrame, donc, mais marqué par la composition, la scénographie et l'utilisation parcimonieuse de figuration: on est devant un film qui ménage ses effets, et si certaines scènes avec le vieux sonneur, au jeu excessif, vont trop loin dans le pathos, on le suit avec tension. Une scène avec le vieux sonneur à coté d'une gargouille, qui contemple l'horizon, et donc les toits de Paris, atteint à la grandeur: c'est un moment de pure poésie. N'oublions pas que Capellani réalisera une version de Notre-Dame de Paris, en 1911...
Aladin ou la lampe merveilleuse (1906)
Très décoratif, ce film assez peu intéressant est typique de la production féérique, avec ses tableaux et son final en forme de ballet ou de revue. Segundo de Chomon a donc contribué avec ses effets, qui sont très bien amenés, mais les deux minutes de danseuses exotiques avec couleurs au pochoir nous donnent envie de retournenr à notre Paris des passions en 1906 tel que le dépeint Capellani...
La légende de Polichinelle (1907)
Parfois attribué à Nonguet, parfois à Capellani, ce Polichinelle est très soigné mais souffre des mêmes défauts que le précédent film. il n'apporte pas grand chose de plus à notre affection pour Max Linder, pas vraiment dans son élément, et rien du tout à notre intérêt pour Capellani, dont on veut découvrir les beaux films, séance tenante!
L'assommoir (1909)
Cette adaptation de Zola en trois bobines est excellente. En dépit de la longueur du film, à une époque ou on ne s'aventurait pas dans le long métrage en effet, la maitrise de l'ensemble est impressionnante. En dépit de sa brièveté, on suit ici l'évolution de personnages, et le décor, tant humain que matériel, est très réaliste, ou pour reprendre l'expression consacrée, tant pis pour le cliché, "naturaliste". c'est du Zola, après tout, et pas encore passé par la censure, on y appelle un chat un chat. il y est question de vie 'à la colle', de saoulographie, de crise de delirium, d'absinthe, de basse vengeance, le tout dans une atmosphère ô combien populaire.
Un grand cinéaste, de toute évidence!