Tourné en Technicolor, ce film s'attache à raconter une histoire honnête, sans plus, au moyen de couleurs qui ont l'avantage d'être captées par la caméra. Rappel donc pour les béotiens: premièrement, non, la couleur au cinéma n'est pas une invention des cinquante dernières années mais était là très tôt; deuxièmement, non ce film n'a pas été "colorisé", pas non plus colorié au pochoir (ce sont là bien sur deux autres pratiques, mais différentes). La société Technicolor faisait ses propres films, mais ils commençaient à cette époque à collaborer avec d'autres studios, notamment la MGM. Peu ont survécu, mais quand on en tient un, on est souvent bien inspiré d'y jeter un oeil, c'est toujours intéressant à regarder...
Sous le vernis technique, donc, ce film raconte une anecdote autour de la création du drapeau Américain, le Stars and stripes également appelé "old glory". Le principal intérêt est qu'il fournit une certaine forme de suspense, autour de la question du destin d'un espion Anglais qui s'est introduit malgré lui dans l'entourage de George Washington, interprété par Francis X. Bushman. La création du drapeau est source d'un lyrisme coloré et bienvenu (Un parallèle s'établit entre les nuages effilés d'un crépuscule poétique, et les futures bandes rouges horizontales du drapeau) et si on regrette des maquillages blafards dont le Technicolor trahit l'excès, les séquences nocturnes utilisent la couleur avec efficacité, ce qui était à mon avis un argument de poids en faveur du procédé, la pellicule d'époque ne permettant pas vraiment de tourner des scènes de nuit très convaincantes.
Il l'a voulu, son film de pirates! C'est vrai que Fairbanks fonctionnait au caprice, la preuve est faite avec "son" D'Artagnan", "son" Zorro, "son" conte des mille et une nuits... Mais le film de pirates, c'est une longue histoire. Quand il a commencé à réaliser ses rêves et faire réaliser des films de plus en plus gros, avec Robin Hood notamment, Fairbanks a du développer le désir de se voir à la tête d'un film de pirates qui serait le plus spectaculaire possible. Et inspiré par un gros livre, essentiellement consacré à des dessins recréant l'univers mythologique des pirates, le caprice est devenu impossible sans la couleur...
Il est temps je pense pour les non-cinéphiles, ou les néophytes, d'aborder cet aspect essentiel de l'oeuvre: oui, la couleur est bien là à l'époque du muet, de diverses façons. Sous formes de teintes monochromes (Pour rester à Fairbanks, on peut voir les très belles teintes de son Thief of Bagdad réalisé par Raoul Walsh en 1924 pour avoir une idée de l'effet produit par cette technique), de teintes bichromes (Plus rares, mais encore visibles ça et là dans des effets d'aube ou de crépuscule notamment), couleurs ajoutée au pochoir (Les Méliès, certains films Pathé, et quelques rares longs métrages ont bénéficié de cette technique, coûteuse, mais surtout peu sûre)... Enfin, divers procédés photographiques de captage des couleurs furent développés à l'époque du muet, le plus fiable étant bien sur le Technicolor. Mais Technicolor était beaucoup plus qu'un procédé, c'état une compagnie, qui ambitionnait même de devenir un studio indépendant, mais a surtout loué ses services durant les années 20 pour quelques scènes en couleurs (Ben Hur, The Phantom of the opera, The ten commandments, Seven chances, Stage Struck, The wedding march, etc) voire des longs métrages entiers (Redskin, The Viking, Thetoll of the sea... et The Black Pirate). Le procédé était coûteux, et l'ensemble de la profession avait de sérieux doutes, la croyance étant répandue que le Technicolor fatiguait la vue des spectateurs... Il n'en est rien, mais il est évident qu'avant les nouveaux développements techniques des années 30 (Voire le glorieux Technicolor de Gone with the wind, par exemple), la reproduction des nuances n'était pas fidèle, et le procédé entraînait des délais de production qui embêtaient tout le monde. Mais qu'importe: pour Fairbanks, The Black Pirate devait être un film de pirates ultime et ne pouvait être qu'en couleurs...
L'intrigue du film, qui après la durée jugée (A tort) excessive du Voleur de Bagdad a été ramenée à de plus sages 9 bobines, est simple, mais efficace et fort bien construite: un navire est attaqué, pillé, et détruit avec ses passagers par des pirates sanguinaires menés par un bandit sans foi ni loi (Anders Randolph) et son second fourbe (Sam De Grasse). Les seuls survivants sont deux nobles, un père et son fils. Le premier meurt dans les bras du second, qui jure de venger son père... Douglas Fairbanks fait donc son entrée en énigmatique 'pirate noir', qui défie le chef des pirates, et le tue en combat singulier. Afin de rendre la justice il va d'abord se rendre maître de l'équipage, mais sous la surveillance constante du second qui se méfie des méthodes du nouveau venu: au lieu de favoriser le massacre des habitants d'un bateau, il tend à les épargner afin d'en faire des otages... Néanmoins l'énigmatique "pirate noir" réussit, seul, à attaquer et soumettre un bateau. A l'intérieur, un trésor inattendu; une jolie princesse (Billie Dove), que tous convoitent. Il va falloir jouer serré...
Si on sait dès le départ que les intentions du héros, dont le nom n'est jamais indiqué, sont pures, il reste des doutes pour une large part du film quant à sa provenance ou son rang (Car c'est un noble). C'est ainsi que Fairbanks (Auteur du scénario sous le nom de Elton Thomas, comme souvent) permet un petit suspense d'apparaître en plus de celui qui est lié à la complicité immédiate que ressent le spectateur pour le personnage. Comme d'habitude, car on s'en doute bien, les actions du personnage sont non seulement intelligentes par la ruse qu'il développe, mais elles sont aussi physiques. Fairbanks a passé beaucoup de temps avec ses techniciens à régler le ballet permanent, et on sent ici autant d'invention, mais plus de rigueur que dans son Voleur de Bagdad. Les distributeurs se sont plaint des excès de l'acteur en 1924! L'exploit le plus connu dans ce film est bien sur l'acrobatie qui consiste à sauter en haut d'un mat et se faire glisser en accrochant un solide couteau à la voile pour "tomber" en douceur! les chutes de pellicule, nombreuses, témoignent encore aujourd'hui du temps passé à régler cette cascade, et on l'a compris on n'est plus avec ce film dans la facilité à la Don Q., le film précédent...
A propos de Don Q, Mac Tavish, un vieux loup de mer taciturne mais qui se prend de sympathie pour le héros, jusqu'à l'aider dans ce qu'il devine de l'entreprise du "pirate noir", est interprété par Donald Crisp. On sait que ce dernier était le metteur en scène et l'antagoniste de Fairbanks dans le film précédent, mais Crisp avait à l'origine été engagé pour le film de pirates, aussi bien en tant que metteur en scène qu'en tant qu'acteur. Pourquoi a-t-il été remplacé sur l'un de ces deux postes? Mystère... En tout cas Albert Parker est un réalisateur de la même trempe: fonctionnel, effacé, il fait le travail... Et le Technicolor, à mon avis, était strictement l'affaire des opérateurs (Menés par Henry Sharp), sous la double supervision de Fairbanks et des ses équipes techniques d'un côté, et de la société Technicolor de l'autre. La couleur est superbe, et Fairbanks utilise à merveille les limites du procédé pour magnifier le bleu de la mer, et la couleur des étoffes (Ah, ce velours vert-bleu porté par la rousse Billie Dove!). Le Technicolor ne crée pas le romantisme ici, bien sûr, mais contribue de fort belle façon à rendre l'exercice esthétique aussi beau que possible. Car il s'agit ici surtout d'esthétisme: les "leçons" des films de Fairbanks sont comme d'habitude limitées: vivez pour le bien, ne soyez pas corrompus, et surtout assemblez une solide bande de copains qui vous obéissent au doigt et à l'oeil pour aller casser la figure des malotrus... Non, impossible de prendre au sérieux un film qui avant tout nous fournit de l'évasion pure...
Par contre, avant de partir vers de nouvelles aventures, je me permets d'avancer une hypothèse qui depuis quelques films confinerait à a certitude: on sait que les années 20 ont été pour beaucoup d'Américains et surtout des habitants d'Hollywood-sur-film une période durant laquelle l'Italie fasciste les a fascinés, au point que Mussolini était érigé en modèle de comportement pour beaucoup de patrons de studio... Cette sympathie à l'égard d'un dictateur s'explique sans doute par la peur du communisme, ou aussi par une campagne de communication particulièrement bien orchestrée par le maître de Rome... Mais si Fairbanks n'a bien sûr jamais été fasciste (et puis quoi encore?), il a quand même lui aussi succombé à cette mode, ses films en témoignent: ici, on note que comme dans Robin Hood, le héros est un leader charismatique, entouré de jeunes hommes qui multiplient les exploits physiques. Ici, comme les soldats "magiques" de The Thief of Bagdad, les troupes du "pirate noir" lui obéissent, et n'ont aucune identité, tous unis derrière le chef-guide... C'est troublant, mais ce n'est encore qu'un signe des temps, bien sur... Et que cela n'enlève nullement le plaisir de voir et revoir ce beau film bigarré dans lequel on fait joyeusement péter les maquettes.
Je ne vais pas cacher ma préférence: ceci est LE Ben-Hur. L'autre a, c'est vrai, raflé de nombreux Oscars, certains mérités, et c'est un film exceptionnel, luxueux, etc etc etc... Mais ce film de 1925 est une merveille du cinéma muet, l'un des films spectaculaires qui font du muet Américain un ensemble passionnant, à plus forte raison sur la fin de la période! Rappelons que le roman de Lew Wallace, paru en 1880, est l'une des oeuvres les plus populaires du XIXe siècle, une inspiration pour le théâtre d'abord, dont les promoteurs détenteurs des droits ont tout fait pour faire monter les enchères au cinéma. Rappelons aussi que si le roman est une des oeuvres les plus W.A.S.P qui puissent être, les deux films seront beaucoup plus oecuméniques... Mais celui-ci va plus loin encore, en mettant sur le tapis un conflit racial à la base de l'histoire, qui débouche purement et simplement sur une lutte contre l'antisémitisme, au-delà même du ralliement du personnage principal à Jésus (Le messie supposément attendu par les Juifs, justement, et qui va être surnommé Roi des Juifs aussi bien par ses disciples que par ses détracteurs...). Ben Hur contre Messala, c'est un Juif qui décide d'aller contre un homme qui le traite justement d'esclave, qui affirme la supériorité des Romains sur les Juifs... en 1925, à une époque ou les Juifs impliqués à Hollywood font tout justement pour gommer leur différence, et se refusent à faire des vagues, ce n'est pas banal. Mais un gros succès aussi voyant que celui-ci, ça l'est encore moins, même si soyons justes, The Jazz Singer, le soi-disant "premier film parlant", est de son côté à ses meilleurs moments une plongée dans le quotidien du ghetto.
Dans la Jérusalem du premier siècle, nous assistons aux tribulations de la famille Hur, des notables Juifs accusés à tort d'avoir fomenté un attentat contre un potentat Romain, et que leur ami personnel, le romain ambitieux Messala, a arrêtés. La mère et la fille sont emprisonnées dans un cachot, mais Judah, le grand fils, est envoyé aux galères, déterminé à rester vivant pour se venger de son ancien ami Messala. Il va ainsi survivre à bien des péripéties, et croiser assez souvent la figure de Jésus, dont il va même devenir l'un des premiers suiveurs...
L'un des désirs de Wallace, donnant son avis sur les éventuelles adaptations théâtrales, était de laisser le personnage du Christ à l'écart, de ne jamais le voir, ou en tout cas jamais directement; ce principe a été adopté par l'équipe du film, mais la plupart des scènes religieuses ont été malgré tout tournées en Technicolor, dont la nativité; cela a entrainé un refus de la part de Niblo qui se disait choqué qu'on enlumine à ce point une séquence dont il estimait qu'elle devait rester aussi sobre et humble que possible, eu égard à l'ensemble de la production, qui se voulait aussi consensuelle que possible. C'est un autre metteur en scène qui s'est chargé de la séquence incriminée. De fait, en dépit de l'incontournable thématique religieuse, le film est effectivement digne à ce niveau, et la nativité est sans doute la plus embarrassante des allusions au Christ, avec une Betty Bronson en Marie aussi blonde que Janet Gaynor dans Sunrise!
Ben-Hur a été mis en chantier en 1923, par la Goldwyn pictures Corporation, un 'studio' indépendant fort malade; le film était l'objet de toutes les attentions, de par la publicité autour de la recherche d'un réalisateur (Nombreux étaient les postulants, dont Sydney Franklin, Rex Ingram voire Erich Von Stroheim...) et d'un acteur; d'autre part, la décision de partir tourner en Italie a aussi fait des vagues, au sens propre comme au figuré. Charles Brabin s'est chargé de commencer le film, avec George Walsh et Francis X. Bushman dans les rôles principaux (Judah Ben Hur et Messala), mais Niblo a terminé le travail et confié le rôle principal à Ramon Novarro. On peut considérer que Niblo est responsable d'au moins les deux tiers du métrage actuel, en sachant que de nombreuses scènes sont dues à des équipes secondaires ou des spécialistes des scènes d'action (la course de chars notamment, bien sur, essentiellement due à B. Reeves Eason) et que peu de ce qu'a tourné Brabin a pu être utilisé. La production a de toute façon rapatrié les équipes en Californie après qu'une scène de bataille navale (L'une des premières scènes dirigée par Niblo) ait tourné à la catastrophe: c'est même une des premières décisions de la nouvelle direction de ce qui s'appelait désormais la Metro-Goldwyn, qui n'allait pas tarder à devenir la Metro-Goldwyn-Mayer. Compte tenu des dépenses pharaoniques, des délais, des changements, du retournage intensif du matériel tourné en Italie et des droits d'auteur et d'exploitation délirants de Wallace et des promoteurs, le film pouvait bien rapporter une somme considérable, il ne rentrerait jamais dans ses frais: c'était devenu une question de principe pour la MGM...
Et ce qui fait la grandeur du film, c'est qu'aucune des vicissitudes, aucun des ennuis nombreux, des retours à la case départ, ne se font sentir. Le film est cohérent, les monteurs ont il est vrai fait un travail impressionnant, et novateur, voire gonflé: lors d'une scène, une digression de quelques secondes se fait voir, un démenti apporté au spectateur, lorsqu'on annonce la mort de sa mère et de sa soeur à Judah, on les voit toutes les deux dans leur cachot, comme à l'écoute. On se croirait presque devant un fragment d'Intolerance! Les séquences, nombreuses et souvent bâties autour d'une attraction spectaculaire, se suivent et s'embriquent dans un souffle épique qui montre la MGM en route vers un avenir prometteur! Le mélodrame et l'aventure, la spiritualité et l'action spectaculaire (Ces ahurissantes batailles navales, ultra-violentes, filmées à l'intérieur des bateaux, à l'extérieur et depuis la côte!), l'intimisme quasi-symbolique comme ces scènes durant lesquelles les deux femmes, lépreuses, se rapprochent de Ben Hur endormi qu'elles ne peuvent toucher ni embrasser... Tous ces atouts se conjuguent avec l'interprétation généralement remarquable notamment de Ramon Novarro dont c'est le meilleur rôle. Le seul bémol, bien sur, c'est Francis X. Bushman, dont le jeu histrionique a facilement cinq ans de retard. Pour le reste, voilà un des plus grands films de 1925: soit l'année de The big parade, The phantom of the opera, Lady Windermere's fan ou The gold rush... Ca calme.
Bien plus qu'une curiosité, ce film Universal qui date de la période de cohabitation du muet et du parlant est un véritable objet historique... Pour commencer, c'est un des musicals typique de cette période, c'est à dire qu'on y voit bien des gens chanter et danser, mais surtout parce qu'ils travaillent dans le music-hall... Chacun des numéros musicaux est parfaitement intégré, et généralement assez court; de plus, Paul Fejös, qui avait dirigé l'ambitieux film Lonesome (1928) visuellement très impressionnant, fait ici un travail qui intègre de façon saisissante une caméra mobile, d'ailleurs montée sur une grue très en avance sur son époque (Et qui resservira au studio...), et tourne la plupart de ses scènes dans un décor de night-club immense. ensuite, le film est le dernier projet d'envergure de Fejös, qui va vite être cantonné sur des versions étrangères (Big House en français, notamment); pourtant, Broadway n'était pas son projet, lui qui en dénonçait le scénario stupide... Il concerne l'histoire d'un meneur de revue (Glenn Tryon, déja au générique de Lonesome en Monsieur-Tout-le-monde, fait ici une variation sur son personnage) qui rêve de réussir, en compagnie d'une danseuse qui lui préfère le patron du théâtre ou ils se produisent. Ce dernier est un gangster, et l'alcool frelaté coule à flots, les balles pleuvent, et on a le verbe haut, avec cet argot si fleuri qu'on entendra dans tant de films Warner...
Le film n'est pas sans charmes, permettant de voir deux actrices, l'une qu'on n'a pas vue souvent (Merna Kennedy, The circus) dans un rare rôle parlant, et l'autre qu'on ne verra plus beaucoup (Evelyn Brent). L'actrice de Underworld est ici dans son élément, jouant la maîtresse d'un gangster abbattu qui le venge. Et la jeune actrice de Chaplin joue la partenaire de Tryon, une danseuse qui risque gros en s'acoquinant avec un gangster... On peut aussi apercevoir une rareté, Arthur Houseman manifestement sobre (Et sans moustache...)! Dans sa version actuelle, probablement reconstituée au plus près de sa durée de 1929, il totalise 105 minutes, et c'est une résurrection: le film a survécu dans deux versions, parlante et sonore, mais aucune des deux n'était complète. La version actuelle incorpore des éléments des deux, et le final en Technicolor, bien abîmé, a pu être réinstallé grâce à sa présence sur la version muette... le film ainsi reconstitué témoigne de l'ambition d'un metteur en scène visionnaire, qui souhaitait donner des ailes au cinéma parlant, anticipant de fait sur des productions bien ultérieures. On ne peut que regretter que Fejös n'ait pas souhaité s'installer plus longtemps à Hollywood, ou il aurait peut-être pu tourner des films selon son coeur...
Redskin est un film aussi atypique que passionnant, dont l'existence même ainsi que la préservation tiendraient presque du miracle... Son réalisateur, lui aussi forcément original, était d'abord un musicien, et serait entré dans le monde du cinéma en composant des partitions pour les films de Thomas Ince. Il convient d'être prudent lorsqu'il s'agit de parler des films de ce producteur, dont on sait qu'il n'autorisait que rarement ses collaborateurs à tirer la couverture à eux, mais Schertzinger aurait donc débuté dans la carrière en 1915 ou 1916, avant de mettre en scène des films à partir de 1917. Peu de films importants, surtout du solide travail de studio, et du reste c'est en tant que réalisateur sous contrat à la Paramount qu'il s'est vu attribuer la mise en scène de ce film...
Le muet était vieillissant, et à cette période, tous les studios essayaient pour leurs films plus modestes de nouveaux gimmicks: musique synchronisée, couleurs, écran large... Redskin, production Paramount, a pour sa part été l'un des longs métrages en couleurs qui se sont distingués une fois que la compagnie Technicolor a commencé à collaborer avec d'autres studios (The Viking pour MGM, The black pirate pour UA, etc...). Le film a été largement tourné en Arizona, sur la terre des Navajos, là même ou quelques années plus tard John Ford viendra tourner ses plus beaux films. Redskin raconte une histoire d'intégration ratée pour un Navajo joué par Richard Dix (Pour justifier sa présence, le héros est né d'un père Indien, et d'une mère Anglo-Saxonne), qui tente de passer par l'université, pour constater qu'il n'est pas accepté à part entière. De retour chez lui, il est rejeté parce qu'il a trop facilement embrassé les valeurs et la science des blancs...
Tout en étant très classique dans sa mise en scène, et en possédant un scénario qui ne brille pas par son originalité, le film est plutôt intéressant pour les thèmes qu'il développe, tout en les fondant dans le tissu mélodramatique de l'ensemble. Du coup, il aborde la question de l'intégration en ménageant toutes les sensibilités, nous dit que vouloir forcer l'intégration est une erreur, tout en admettant que les groupes de Natifs Américains se doivent d'accepter une part d'évolution et d'acquisition de la culture Anglo-Saxonne; le film condamne ouvertement le paternalisme aveugle, et le racisme sous-jacent à travers une scène durant laquelle Wing Foot (Richard Dix) est invité à une fête au cours de laquelle il sera agressé pour s'être approché trop près d'une blanche, ou plutôt pour avoir laissé la jeune femme s'approcher de trop près. L'exploitation éhontée et malhonnête des possessions des Indiens (Un ingrédient assez courant du mélodrame, bien sur) est montrée à travers l'anecdote d'un gisement de pétrole situé sur les réserves. Enfin, le film fait oeuvre de pionnier en étant situé en plein territoire Navajo et Pueblo, sur des sites historiques difficilement accessibles (L'un des villages est désormais une destination touristique, mais on ne peut y accéder que grâce à une route tracée justement pour les besoins du tournage de ce film...), avec respect pour les populations locales même si aucun des acteurs principaux n'est un Indien; le Technicolor (Utilisé uniquement sur les épisodes situé en terre Indienne) rend justice de façon intéressante, quand on connait les limitations chromatiques du procédé à deux bandes, à la coloration particulière de ces régions de l'Arizona (Voir à ce sujet The Searchers, de John Ford). et de fait, le film rappelle la nécessité pour tous d'une multitude de cultures, et l'importance de préserver sans pour autant refuser toute assimilation ou évolution, les traditions et le tissu culturel des tribus du Sud-Ouest Américain...
Les années 20, pour Cecil B. DeMille, sont un peu une période de moindre importance, durant laquelle il abdiquera clairement son métier, son art proprement dit, afin de continuer à fournir le public en émotions fortes, sans essayer comme il le faisait dans la décennie précédente de créer de nouveaux moyens de raconter des histoires en images, et tout en respectant l’ébauche d’un code de production qui veillait aux bonnes moeurs. Deux films encadrent particulièrement cette période, en fournissant en plus un argument de poids à la fois à ses elles sont toutes deux monumentales, jusqu’à l’excès ou jusqu’au sublime, et dans les deux cas quelques barrières ou lignes rouges aient été franchies en matière de mauvais goût, le réalisateur s’est lancé dans l’entreprise tête baissée, sur de son bon droit, et totalement sincère.
Il s’agit bien sur des Dix Commandements et de The king of Kings(1927).
On a coutume d’appeler ces Ten commandments de 1923 la « première version », en faisant référence bien sûr au film de quatre heures qui allait manquer de peu l’Oscar du meilleur film en 1956 et s’installer pour l’éternité sur la liste des films inévitablement diffusés à la télévision à Noël. Mais ces deux films ne sont pas que deux versions d’une même histoire; le premier des deux est une œuvre en deux parties, dont la référence biblique sert d’illustration à une démonstration, et baigne la deuxième partie située quant à elle de nos jours. Aidé une fois de plus par sa complice, la scénariste Jeanie McPherson, DeMille se situe de fait à la fois dans la lignée d’Intolerance (Mettre en parallèle deux histoires liées par un fil extrêmement ténu) ou de films à sketches plus rigoureux dans leur présentation, et ne mélangeant pas les époques (on pense bien sûr aux Pages arrachées du livre de Satan de Dreyer). D’autre part, il a déjà sacrifié plusieurs fois (Voir Male and female, Manslaughter) à la citation Biblique ou Antique censée éclairer les personnages, mais il ne s’agissait que de vignettes. Ici, le prologue Biblique prend son temps, durant 50 minutes… Il n'en reste pas moins qu'il domine le film!
Madame MacTavish, la maman de deux hommes très différents, leur raconte sans cesse l’histoire de Moïse et des dix commandements. John MacTavish (Richard Dix), simple charpentier, prend ça avec bienveillance, partageant la religion de sa maman. Mais Dan, le petit frère turbulent (Rod La Roque) ironise volontiers, soucieux de passer à autre chose. Il possède une petite entreprise de bâtiment… La famille recueille une jeune femme, Mary (Leatrice Joy), dont bien vite John tombe amoureux. Il essaie de lui passer le message, mais elle n’a d’yeux que pour le séduisant Dan, et partage d’ailleurs avec lui un certain dédain pour la religion. Ils se marient, mais le bonheur est de courte durée : Dan, dont l’entreprise fonctionne bien, la trompe avec une vamp pulpeuse et Asiatique (Nita Naldi) ; par ailleurs, alors que son frère est aussi loyal, moral et rigoureux, dan s’est laissé aller à accepter un ciment de mauvaise qualité afin de truquer ses comptes…
Commençons par une question naïve : pourquoi d’une part choisir l’histoire de Moïse, alors que de multiples détails de l’histoire « moderne » revendiquent une filiation somme toute naturelle, pour un film Américain, avec l’évangile (Le héros est charpentier, et les allusions à Jésus sont nombreuses)? Peut-être le recours à l’ancien testament donne-t-il de meilleures opportunités visuelles, notamment grâce à la possibilité de représenter des orgies, ce qu’on ne peut pas faire avec la vie de Jésus; On sait le goût de DeMille et McPherson pour ce genre de petite manie… C’est bien probable, mais en retour, cela donne au message du fil une portée plus violente, plus archaïque qui renforce les exagérations… L’histoire est assez simple, pour ne pas dire simpliste. Une partie de l’intrigue repose sur le choix par le mauvais frère (Il construit des maisons) de couper son ciment avec du sable ; on pourrait mesurer l’ironie qui consiste dans un tel film à insister sur le fait que mélanger les ingrédients ne rend pas l’édifice plus solide, et c’est bien là le problème du film, le manque de cohérence entre deux histoires artificiellement reliées entre elles saute en effet aux yeux et elles ne bénéficient pas du même effort de mise en scène: la première partie est traitée en images d’Epinal, avec de réels efforts d’embellissement : un éclairage splendide, notamment lors de la scène ou Pharaon découvre la mort de son fils, ou l’utilisation du technicolor sur 8 minutes ou encore l’inévitable scène de la mer rouge (bénéficiant de la couleur) ; d’autre part les moyens mis en oeuvres sont assez louables, compte tenu du gigantisme de la production… Mais quoi qu’il en soit, cela reste un coûteux prologue statique de 50 minutes dans lequel les acteurs jouent lourdement et en traitant l’espace comme une scène de théâtre en 1902. Le pire en ce domaine est probablement Theodore Roberts en Moïse. La deuxième partie bénéficie d’efforts plus notables, tant il est vrai qu’il s’agit d’une histoire centrée sur un petit nombre de personnages liés par le même drame, mais DeMille se tire avec acharnement une balle dans le pied environ tous les quarts d’heures en nous montrant le héros, interprété par Richard Dix, répéter à qui veut l’entendre que les dix commandements, c’est bien, alors que le péché, c’est mal. Convoquer la pulpeuse (Et suprêmement ridicule) Nita Naldi pour incarner le péché, c’est par-dessus le marché dédouaner un peu les hommes qui seront tombés dans ses filets de toute responsabilité dans leurs actes… Quoiqu’on se réjouira d’une entrée en scène à prendre au deuxième degré, lorsqu’une main transperce de l’intérieur un sac posé sur un dock, et qu’une étrange silhouette en sort, voilée de noir… Sinon, oui, quelques scènes brillent par l’éclairage ou le sens du détail dans la mise en scène (La mort de la vamp en particulier rachèterait presque toute la deuxième partie, on se croirait revenu 4 ans en arrière) ou un mouvement de caméra notable (L’utilisation de l’ascenseur qui mène l’héroïne vers Richard Dix, décidément un saint, puisqu’il élève son âme-Ce mouvement me fait penser à The fountainhead, de Vidor). Deux acteurs ont droit à une scène à forte tension vers la fin du film : Rod la roque vient de tuer Nita Naldi, et sait qu’il a attrapé la lèpre. Le cheminement de sa conscience est joué par l’acteur, sans qu’un intertitre y fasse quoi que ce soit… Ensuite, lorsqu’il se réfugie chez sa femme, celle-ci le cache derrière elle dans son lit, alors que la police est là. Elle est magistrale, réussissant à combiner l’amertume de la trahison, le sens du devoir, la tension du risque d’être prise la main dans le sac, et le fait de craindre que le mari se fasse prendre, au cours d’une scène de cinq minutes. Mais pour le reste, dans ce qui reste un film soigné, avec un sens de la composition superbe, une photographie et des moyens incroyables, c’est un film qui souffre terriblement de toutes ses sales manies: prêcher, encore prêcher, accepter tout comme argent comptant, diviser le monde en deux, le bien et le mal… Et si on écoute tous les admirateurs du cinéaste et du film, et il y en a beaucoup, l’argument généralement avancé pour excuser les égarements est celui d’un cinéma archaïque, ancien, en développement. Ca ne tient pas : DeMille avait prouvé qu’il maîtrisait mieux le médium que dans ce film, qui possède aussi parfois quelques qualités, mais qui est écrasé sous les volontés éducatives des deux auteurs, et sous des intertitres qui pèsent des tonnes: il aurait fallu dire à DeMille que de tirer des intertitres de la Bible ne les rend ni indiscutables, ni historiques : ce travers, Griffith l’a partagé dans son Intolerance, mais je ne tenterai pas la comparaison ici.
Mais il faut penser qu’en 1923, Stroheim tournait ce qui allait devenir Greed, Ford commençait à travailler sur The iron horse, et Chaplin sortait A woman of Paris. La comparaison entre ces films et celui qui nous occupe est cruelle pour DeMille. Encore une fois, c’est parce qu’il y croyait dur comme fer qu’il encadrait se contes moraux douteux dans un emballage biblique. Il est dommage qu’il se soit embarqué plus avant dans cette voie après un Manslaughter plus que douteux, mais le public suivait. Pour conclure, on pourra au moins dire que l’objet filmique, aujourd’hui disponible en bonus de luxe dans un coffret délirant (Les six disques sont présentés dans une réplique en plastique des tables des dix commandements), mérite malgré tout encore et toujours qu’on se penche sur lui, qu’on le voie, et qu’on se fasse une idée. Le metteur en scène, qui a commis des chefs d’œuvre indiscutables dans les années 10, et qui allait encore réaliser un film extraordinaire en 1928 (The Godless Girl) mérite après tout qu’on lui laisse une chance. Et le fait que le film soit aujourd’hui visible dans de si belles copies représente au moins une chance de s’immerger dans le cinéma muet Américain, pour le meilleur ou pour le pire.
1925, c'est vite dit... The Phantom of the opera fait partie d'une poignée de films qui découragent la critique à bien des niveaux... trois pour être précis:
D'une part, le film est placé au centre de la carrière de Lon Chaney, dont il est la vitrine la plus emblématique, et les gens qui depuis sa première sortie en 1925 le voient, l'aiment et le revoient y sont attirés par la performance extraordinaire de l'acteur, au mépris finalement de tout le reste.
Ensuite, c'est un patchwork dont l'assemblage s'est déroulé sur plusieurs années, mobilisant plusieurs équipes et plusieurs réalisateurs (principalement Julian, mais aussi Edward Sedgwick), certains d'entre eux n'étant d'ailleurs même pas identifiés...
Enfin, ce film à l'histoire déjà passablement chargée, a survécu en deux versions, toutes deux lourdement différentes: une de 1925, correspondant à ce qui est sorti sur les écrans Américains après plusieurs previews toutes plus compliquées les unes que les autres; cette version préservée sur des copies 16mm ne rend absolument pas justice à la superproduction spectaculaire que l'on attend; et une version de 1929, correspondant à la ressortie parlante du film, qui mélangeait des portions importantes de la version de 1925 à de nouvelles scènes. Mais cette version reste muette, aucune copie parlante n'en ayant été retrouvée (Sinon sous forme fragmentaire)... Conservée en 35 mm, c'est la version la plus souvent vue, qui incorpore aussi des séquences en couleurs (Une scène en Technicolor, et deux en couleurs appliquées, selon un procédé de pochoir, qui a été restauré récemment, en plus de teintes)... Les couleurs, bien que disponibles désormais uniquement sur cette version de 1929, proviennent en droite ligne de la première version du film, qui ajoutait à ces pochoirs, ces teintes et ce Technicolor le recours au Prizmacolor dans des scènes de ballet (qui ont été retrouvées, le Eye museum d'Amsterdam en ayant publié récemment la preuve).
Et au milieu de tout ça, le film reste malgré ce pedigree en forme de puzzle, l'acte de naissance véritable de l'horreur made in Universal: sans Phantom, pas de Frankenstein, pas de Dracula, pas de Mummy... il convient donc de jeter plus qu'un coup d'oeil à ce vénérable objet.
L'histoire présentée dans le film est une adaptation simplifiée du roman de Gaston Leroux, dont les romans sont toujours un dosage de gothique mesuré, de romantisme échevelé, et d'humour décalé. Ici, l'humour est présent, mais dans une veine plus slapstick (Ce qui s'explique très facilement, voir plus bas...). Le romantisme est réduit à une portion congrue, l'habitude des scénaristes vis-à-vis de Lon Chaney était d'en faire un amoureux déçu, voire trahi; le fantôme de Leroux était, lui, aimé; Chaney ne sera que repoussant. Donc en matière de romantisme, on n'a droit qu'aux amoureux transis interprétés par Norman Kerry et Mary Philbin. Par contre, le studio s'en est donné à coeur joie au rayon gothique...
A l'opéra de Paris, un mystérieux personnage agit en coulisses qui se fait lui-même appeler "Le fantôme" et sème la terreur. Il entend imposer à la direction une jeune chanteuse, Christine Daaé, ce qui n'est pas du gout de la direction, et encore moins de la prima donna, Melle Carlotta... Mais "Erik" le fantôme met ses menaces à exécution, et ruine une représentation, avant d'enlever Christine dont il est amoureux. bien vite, il lui impose une retraite à son seul profit, et elle doit dire adieu à son soupirant, le vicomte Raoul de Chagny: celui-ci ne l'entend pas de cette oreille, et avec le concours d'un mystérieux personnage, Ledoux, il se met en quête de retrouver le fantôme et sa bonne amie...
Contrairement à d'autres adaptations, celle de Brian de Palma en particulier, le parallèle entre Faust (manifestement, le seul opéra jamais joué à Paris...) et ce fantôme de l'opéra n'est jamais exploité. L'opéra n'est finalement qu'un décor, permettant de superbes variations de décor, de composition et d'éclairage... Par moment on a le souffle coupé devant l'invention visuelle du film (A plus forte raison lorsqu'on le voit enfin en HD après tant de copies répugnantes)... au point d'avoir envie d'en créditer l'auteur, ce brave Rupert Julian. Mais chacun sait que c'est compliqué, d'une part parce que le metteur en scène autocratique (Il était tous les clichés possibles et imaginables du personnage, avec sa moustache, un humour absent, un plaisir fou à terroriser les acteurs les plus timides, comme cette pauvre Mary Philbin, et un manque de talent souvent mentionné) n'a été que le metteur en scène de la toute première version de ce film, mais aussi parce que le film est surtout une production dans laquelle Lon Chaney, de notoriété publique a été un lien entre les techniciens, et ne l'oublions pas le véritable ciment du projet. Le film ne se serait pas fait si le grand acteur n'avait pas été là pour créer ce maquillage exceptionnel. Il y a des spéculations sur le rôle de l'acteur qui aurait éventuellement pu "diriger" une partie de ce film. On sait par ailleurs que B. Reeves Eason, Edward Sedgwick et d'autres (pas toujours crédités) ont dirigé des retakes de ce film, retakes qui sont plus des séquences complètes qu'autre chose. Sedgwick (Assistant de Chaplin, puis de Keaton) aurait été responsable de nombreuses séquences burlesques dont peu restent dans le film, mais aussi de la fin sur-vitaminée telle qu'on la voit actuellement. De nombreuses scènes avec Chaney auraient été tournées en l'absence de ce brave Julian. Quant à la copie de 1929, elle comporte aussi des scènes retournées en l'absence de Chaney et de Julian... donc la notion d'auteur est ici impossible à attribuer, comme pour le Ben-Hur tourné la même année. Si le film est une fête visuelle (Les scènes de souterrain, les jeux de lumières, les ombres gigantesques...) il le doit sans doute d'abord à des chef-opérateurs qui avaient carte blanche: ils étaient trois sur la production, Milton Bridenbecker, Virgil Miller et Charles Van Enger. Remarquez, une bonne part de ces moments importants, notamment ceux montrant Chaney, ont été tournés à l'époque où Julian était encore le capitaine...
Enfin, le film tient la route surtout grâce à Lon Chaney, il est l'un de ses rôles les plus emblématiques, mais aussi les plus paradoxaux: en effet, les premières trente minutes sont une succession de petites apparitions de l'ombre de l'acteur, de sa silhouette, de ses mains, avant qu'on le voie enfin, dans toute sa splendeur... derrière un masque. Dans un réflexe publicitaire, l'acteur a délayé au maximum l'apparition de son maquillage le plus élaboré, d'autant qu'il était réputé si douloureux qu'il ne fallait pas en abuser. Mais l'effet est d'aboutir à une scène située d'ailleurs en plein milieu, durant laquelle lentement, une jeune femme effarouchée n'en revenant pas de sa propre audace lui arrachait son masque, et... le regrettait aussitôt. Regardez le film...
Bien que pas forcément extraordinaire, voire parfois médiocre dans son interprétation, ce film est l'un des plus célèbres films muets Américains, l'un des plus répandus aussi. C'est que la somme de ses qualités est finalement plus importante que ses défauts. Et puis le choix de se reposer, même partiellement, sur l'esprit feuilletoniste de Leroux, a porté ses fruits: le mystère passe, s'installe et demeure grâce à de merveilleuses scènes de pièges, de relents de tortures, de catacombes, de jeunes petits rats qui se font peur en faisant des pirouettes... tout cela a un goût de plaisirs coupables, qui sont la base d'un genre, dont tant de films importants sont ensuite sortis...
Si elle a toujours été précaire la liberté dont Keaton jouissait durant la production de ses courts métrages a commencé à se lézarder de plus belle lorsque l'unité de production de Joe Schenck a été plus ou moins entrainée dans la tourmente de la nouvelle MGM: auparavant distribués par la seule Metro qui avait d'autres chats à fouetter, ils étaient désormais sortis par le nouveau conglomérat, tout en restant indépendant. Mais Schenck commençait à essayer de piloter un peu plus Keaton, et le poussait occasionnellement, conformément aux voeux du studio dont la marque de fabrique était clairement la sophistication, de lui faire tourner des films qui soient moins burlesques. en cette année 1925, on a un bon exemple de cette lente prise de contrôle: Seven chances était tiré d'une pièce, et Keaton n'a jamais cherché à le tourner.
Cette histoire tient son titre de la situation de base: Jimmie Shannon, homme d'affaire lié à un cabinet qui coule financièrement, reçoit un héritage faramineux... à condition qu'il soit marié le soir même, à 19h. Il va dans son cercle social, où il trouve sept femmes qui sont des partis envisageables, avant de se retrancher sur le hasard, et de laisser faire son associé: celui-ci met une annonce dans l'édition du journal du soir, et ce sont des centaines de femmes en robe de mariée qui arrivent au rendez-vous... Pendant ce temps, la femme de sa vie, qui l'a rejeté, revient sur sa décision, et essaie de le joindre.
Consciencieux, Keaton a sans doute peu aimé faire ce qu'il considérait comme un travail de commande, mais on peut constater que le résultat est franchement réussi: la comédie est effectivement plus sophistiquée que le slapstick habituel, mais Keaton ne renie ni le type de personnage qui a fait sa popularité (Avec un canotier toutefois) ni son style minutieux et ordonné. La séquence des "sept chances", en particulier, qui le voit changer de méthode à chaque nouvelle tentative, et multiplie les gags visuels, est étourdissante. Mais bien sur, venons-en aux deux séquences les plus justement célèbres: d'une part, l'accumulation méthodique de jeunes prétendantes dans une église, pendant que Buster épuisé dort sur un banc, séquence qui se solde ensuite par une poursuite hallucinante, hilarante, et un brin misogyne; et bien sur, à la fin de ladite poursuite, le moment où Buster dévale une pente et déclenche une avalanche de gros cailloux, qu'il choisit néanmoins d'affronter plutôt que de se retrouver face aux furies. Kevin Brownlow a démontré que cette séquence accidentelle a sauvé le film: elle en est en effet le point fort, c'est indiscutable, mais il y beaucoup de qualités, de l'intrigue réduite à l'essentiel, sans aucune graisse ni temps mort, à la construction qui laisse la part belle à la poésie chère à Keaton: son introduction en Technicolor, aux couleurs désormais rutilantes suite à une restauration consciencieuses, voit le héros venir saison après saison essayer dire à son amie qu'il l'aime, à chaque fois au même endroit; seuls changements: les conditions météorologiques, mais aussi un chiot qui grandit jusqu'à devenir un molosse. Ce même jeu du temps et de l'espace conduit Keaton à des choix étonnants, qui rentrent dans la catégorie de ses plans virtuoses qui ne sont pas là pour nous faire rire, mais nous étonnent par leur réussite: Il entre dans sa voiture, et un fondu enchaîné amène la voiture immobile à destination...
Bref, bien qu'il soit une commande, ce film est merveilleux. On se plaindra bien sur du jeu sur les stéréotypes, plus appuyés que d'habitude (Le valet de la jeune femme qui doit contacter Keaton est noir, il est aussi lent et franchement inintelligent, l'une des jeunes femmes abordées par Keaton lit ostensiblement un journal en hébreu, ce qui fait fuir Keaton avec un air catastrophé, et une autre jeune femme le fait partir dans la direction opposée lorsqu'il voit qu'elle est noire.). Ces 57 minutes de cinéma classique, en dépit de ces scories, ont bien mérité qu'on y revienne de temps en temps. Et paradoxalement, le film est plus connu que le suivant, Go west, voulu par Keaton et sans doute plus dans son style..
Une excellente édition Américaine du film est désormais disponible (Kino) sur DVD ou Blu-Ray: Voici un lien vers la page de silentera.com qui les présente:
Voilà une fois de plus, de la part d'Erich Von Stroheim, un film peu banal, et qui défie toute caractérisation: à la fois pur produit de l'époque des studios, et oeuvre réalisée en tout indépendance par un réalisateur démiurge qui vivait ses dernières semaines de pouvoir sur une industrie qu'il avait contribué à élever, et qui ne savait plus quoi faire pour se débarrasser de lui, c'est un film compliqué en effet à comparer à tout ce qui se faisait en parallèle à la MGM ou la Paramount... Rappelons les épisodes précédents de la carrière du metteur en scène le plus turbulent du cinéma muet Américain: Erich Von Stroheim est entré après quelques succès non négligeables en conflit avec les administrateurs de la Universal, et a trouvé refuge chez des indépendants (Goldwyn) mais a du une fois de plus se battre contre des moulins à vent lors du rachat de ce petit studio par Metro. Après deux films pour la nouvellement constituée MGM, il a pris la poudre d'escampette, déterminé une fois de plus à réaliser comme il le souhaite un film selon son coeur...
Une fois de plus, Stroheim est libre après La Veuve Joyeuse. C’est donc le moment pour lui de tenter à nouveau l’aventure de l’indépendance: il contacte en 1926 Pat Powers, un entrepreneur-producteur passionné d’animation, qui s’est lancé dans un partenariat avec Disney, et qui tente alors d’imposer une système de synchronisation sur disque (Steamboat Willie, de Disney et Ub Iwerks, c’est le procédé Photophone de Powers.) concurrent du Vitaphone de la WB. L’affaire dans laquelle se lance Stroheim ressemble tellement à ce qui s’est passé à la MGM avec Greed que le réalisateur aurait du se méfier de la suite des évènements, mais si Stroheim consultait régulièrement une voyante, il ne semblait pas être très réaliste quant à la tournure que prenaient les choses dans le Hollywood de la fin de la décennie.
L’accord avec Powers portait sur un film dont Stroheim entendait bien garder le final cut: The Wedding March revient 4 ans en arrière, avec des ingrédients et des figures mélodramatiques tirées de The Merry-go-round, à la différence près que cette fois Stroheim s’est imposé dans le rôle principal. Fidèle à son credo de privilégier un jeu naturaliste, il découvre une jeune aspirante artiste, Fay Wray, dont il décide de faire son actrice principale. Elle est issue du milieu du cinéma burlesque et a en particulier fait de courtes apparitions chez Hal Roach...
Bien lui en prendra : celle-ci est excellente, et s’entendra à merveille avec sa co-star et réalisateur : dans l’introduction filmée par Kevin Brownlow pour la présentation sur Channel 4, Fay Wray cache mal son émotion liée à ses souvenirs d’un tournage durant lequel Stroheim a constamment loué son professionalisme et ses capacités. De plus, l’entente entre les deux comédiens, leur complicité, est plus que palpable dans leurs scènes communes. Pour le reste, il se sert de sa stock-company: Dale Fuller et Cesare Gravina, Maude George, Zasu Pitts ou encore Matthew Betz (Aperçu en policier à la fin de Foolish Wives) vont être les interprètes du film.…on peut ajouter à cette liste le fort rondouillard Hughie Mack, déjà vu dans Greed.
L’intrigue du film, dédié par Stroheim «aux amoureux du monde entier», est proche de The Merry-go-round, disais-je, et pour commencer, le film se situe à Vienne en 1914, et confronte deux mondes qui ne devraient pas se rencontrer : le monde de l’aristocratie, incarné par la famille princière des Von Wildeliebe-Rauffenburg : le père (George Fawcett), la mère (Maude George) et leur fils Nickolas (Nicki Von Stroheim), et de l’autre coté, le monde du peuple, incarné par Mitzi (Fay Wray), une jeune femme qui joue de la harpe dans un restaurant, ses parents (Dale Fuller et Cesare Gravina), et Schani, le boucher (Matthew Betz), dont le père (Hughie Mack) voit d’un assez bon œil l’intention de Schani d’épouser Mitzi, voire plus. Mitzi et Nicki se rencontrent, s’aiment, consomment leur amour, mais les parents de Nicki, dans une situation financière désespérée, arrangent son mariage avec Cecelia Schweisser (Zasu Pitts), une plus toute jeune héritière dont le père désespère de jamais la marier: elle est boîteuse, et un peu fantasque, pour ne pas dire idiote.
Stroheim fait de tout cela un conte de fées pour adultes, rarement réaliste, souvent paroxystique, mais dont les 20 premières minutes posent bien le système de jeu de comparaison favorisé par Stroheim dans tous ses films : après quelques intertitres d’exposition, aux prétentions littéraires, puis des vues de Vienne, on assiste, le jour d’une importante procession à laquelle ils doivent participer, au lever de chacun des trois Wildeliebe-Rauffenburg : les parents sont réveillés, elle par une bonne, lui par un valet, mais ont en commun de dormir avec des protections en caoutchouc pour ne pas abimer la coiffure de madame et la moustache de monsieur. Sitôt levés, l’un et l’autre s’agressent volontiers, dans une routine manifestement quotidienne. Premier contraste: s’il est effectivement levé par son valet (Ou une ordonnance, l’homme est en uniforme, et le Prince est un soldat), Nicki reçoit tout de suite la visite d’une bonne, qui lui reproche la présence d’un bas de femme dans ses affaires. Ils se chamaillent… La complicité entre Nicki et la bonne ne fait aucun doute, mais contrairement à Karamzin et sa bonne, l’homme semble ici avoir une tendresse réelle pour la jeune femme. Le Stroheim nouveau est arrivé! Après cette scène, une courte confrontation entre Nicki et chacun de ses deux parents, séparément, permet d’établir assez efficacement, mais par le recours à un dialogue de titres, de nombreux points de l’intrigue: le coté papillon de nuit de Nicki qui demande de l’argent, le mépris dans lequel le père tient son fils, lui suggérant le suicide pour ses sortir des ennuis, puis avouant son manque d’argent; père et mère lui conseillent également de faire un mariage d’intérêt.
Avec la deuxième bobine, on passe à la procession proprement dite: celle-ci va aussi apporter son lot d’informations... On y rencontre Mitzi, Schani et leur familles, venus assister à la procession; le montage isole chacun des protagonistes, nous permettant de cerner la personnalité, le rôle de chacun dans l’intrigue à venir, mais aussi les positions respectives de chacun vis-à-vis de la possibilité d’une union entre Schani et Mitzi: la mère de Mitzi pousse dans la direction du rapprochement, son père est (mollement) contre, et le père de Schani a une confiance aveugle en son fils, qui lui-même considère la chose comme acquise; Mitzi, on le voit tout de suite, freine tant qu’elle peut, d’ailleurs, un jeune officier à cheval a capté son attention… Le dialogue muet entre Stroheim et Fay Wray commence ici, et c’est en gestes, regards (Mitzi regarde son bel officier des pieds à la tête, dans une inversion des rôles assez inattendue) que l’histoire d’amour entre ces deux là se scelle.
Comme d’habitude avec le réalisateur, le tournage sera un festival d’extravagances en tout genre, sauf que cette fois-ci cela sera sans heurt notable entre le metteur en scène et la production; l’anecdote est célèbre, on peut la rappeler: désireux d’obtenir des séquences d’orgie réalistes, Stroheim fait venir des dames de petite vertu, alimente le plateau en boissons de contrebande et organise une partie fine géante sous le regard des caméras, en prenant bien soin de respecter au mieux les bonnes mœurs lors du montage. Il obtiendra ainsi une séquence qui occupe une grande part d’une bobine, alternée avec une autre séquence décisive, lors de laquelle Nicki et Mitzi vont (Hors champ), faire l’amour. Le parallèle entre l’évidence du stupre dans le bordel et la délicatesse des larmes de Fay Wray à l’issue de cette rencontre charnelle est l’une des touches puissantes de ce film.
Au terme du tournage, le cinéaste monte une version de travail gargantuesque, alors que Powers entre en négociations avec la Paramount en vue d’un arrangement de distribution. A ce moment, Stroheim aurait du voir les nuages noirs s’amonceler dans le ciel…
En 1928, Paramount sort The Wedding March. Afin de sortir les quatre heures de film souhaitées par Stroheim, il sortira sous la forme d’un diptyque, en deux sorties différentes. La première moitié, dont le montage aurait été assuré par Stroheim ET Sternberg, totalise 110 minutes, et est présentée avec des disques Photophone synchronisés. En plus du son synchrone, Stroheim continue ses expérimentations avec Technicolor. Mais l’unique scène qui en bénéficie a une fonction principalement décorative, montrant la procession à la fin de la deuxième bobine, après la rencontre entre les deux amants. Elle permet au moins de relever symboliquement le coté sacré pour Nicki de sa rencontre avec Mitzi. On peut le lire comme cela, mais on peut aussi penser qu’il s’agit pour Stroheim de nourrir son obsession frustrée pour le décorum.
Ainsi, l’accord a finalement été trouvé, et cette première moitié est conforme aux volontés du metteur en scène, qui pendant la sortie s’attelle au montage de la deuxième partie… qui lui sera retirée des mains devant les résultats plus que mitigés du film. Sternberg aurait supervisé le montage de la seconde, que les commentateurs ont jugée expéditive et confuse, et qui a été lancée par Paramount comme un nouveau film, The Honeymoon, afin d’attirer les spectateurs qui n’auraient pas vu la première… Deux bobines au début du film résumaient les 14 de la première partie. Mais Stroheim, toujours intransigeant (On se met à sa place), a refusé que le film soit projeté aux Etats-Unis.
...La deuxième partie fait aujourd’hui partie des films perdus, même si une brève rumeur a indiqué qu'il en existerait des fragments en 16mm, ce dont on attend une confirmation.
On peut toujours se consoler en regardant la première partie; ce grand film, dont Stroheim a bien cru que cette fois-ci on le laisserait faire, avant que la deuxième partie tourne à la débâcle, nous permet au moins de voir le montage «à la Stroheim» sous un jour à peu près authentique ; «a peu près», dis-je, car des faits troublants relatés par Lotte Eisner au sujet de la redécouverte par Stroheim de son film dans les années 50 jettent le doute, non seulement sur la paternité du montage de The wedding March (la première partie du dyptique) mais aussi sur Stroheim lui-même et sa façon de gérer ses souvenirs. Néanmoins, ces 109 minutes portent sa marque, depuis l’exposition extrêmement fluide dans laquelle tout fait sens, depuis le réveil jusqu’au claquement des bottes du fils face à son père, depuis la vision de la grimaçante Dale Fuller qui reluque son gendre potentiel d’un œil salace jusqu’au regard direct et mutin de Fay Wray. Du coup, cette exposition se déroule durant 20 bonnes minutes, mais elle est fascinante. Pour le reste, le film ne faillit pas à la tradition, utilisant avec maestria le montage alterné, favorisant le fondu enchainé (Comme plus tard dans Queen Kelly) afin de lier les actions au sein d’une même séquence(ou peut-être afin d’empêcher le remontage ?) ; les séquences lyriques trouvent écho dans les séquences sordides, tout comme les personnages résonnent tous plus ou moins: Nicki arrivant dans l’univers de Mitzi remarque bien les cochons qui s’ébattent, le coté populaire du lieu, mais il se garde d’en dire quoi que ce soit, afin de ne pas froisser Mitzi. Schani, rejoignant Mitzi sous les pommiers afin de la tirer de sa rêverie, ne remarque pas les cochons, et son pas brutal les fait fuir. En deux séquences, deux caractères que tout oppose, si ce n’est que l’un et l’autre sont amoureux de la même femme. Un autre aspect qui éclate au grand jour dans ce montage, c’est le respect de Stroheim pour son spectateur: on sait que le metteur en scène a le goût du détail authentique, et aime à peupler ses décors de fourmillement d’objets, d’artefacts et d’inscriptions censés donner une apparence de vie aussi tangible et crédible que possible. En 1927/28, c’est une norme dans ce genre de film, d’ailleurs largement sous l’influence de Stroheim, mais aussi de Lubitsch ou des grands drames de prestige de la MGM. Mais ces derniers exemples (Flesh and the devil, par exemple) sont tous plus factices que le film de Stroheim, de par la volonté de ce dernier de ne rien traduire, de laisser le décor conter sa propre histoire: tout ce qu’on peut lire dans ce film en tant que publicités, enseignes, etc, est en Allemand, à l’exception d’un entrefilet de journal à la fin. Si j’insiste sur ce détail, ce n’est pas pour admettre que j’ai cru un seul instant qu’il avait été tourné à Vienne, mais c’est parce que le film apparait dans toute la splendeur éclatante, tel que l’a voulu Stroheim. Pour lui, ces détails sont importants, mais n’importe quel exécutif qui aurait mis le nez dans son film aurait certainement arrondi les angles. La cohérence de l’ensemble ne souffre finalement que des questions irrésolues, ces petits riens ou petits cailloux qui trouvaient à n’en pas douter un écho dans la deuxième partie…On peut dire qu’avec l’affaire The Wedding March, le divorce entre Stroheim et les producteurs est consommé; plus un seul film ne sortira sous son nom aux Etats-Unis désormais. Ce qui est plus grave, c’est que le public, désormais, ne lui est plus acquis. le glas de sa carrière approche donc…
Restauration et préservation
Le film est donc, on l’a dit et redit, incomplet. Mais aux yeux de Stroheim, il était quasiment inachevé; après tout, on lui a retiré le montage de la deuxième partie. On est habitué, forcément, à ces coups de gueule d’un Stroheim-artiste qui renie un film parce qu’il n’a pu le mener à bout : The merry-go-round, Greed, The Merry widow et Queen Kelly ont tous subi ce même traitement de sa part. Mais ici, c’est plus grave : lorsqu’à l’invitation d’Henri Langlois il va voir The wedding march, il va obtenir de la Cinémathèque Française la possibilité de reprendre le montage, afin de résoudre des problèmes aperçus lors du visionnage. Il refusera pourtant de revoir la deuxième partie, qui retournera dans les placards de la cinémathèque, où elle brulera en 1957. C’était l’unique copie. Si Stroheim l’avait repris en mains… Lors de cette restauration effectuée par Stroheim avec la complicité de Renée Lichtig, le metteur en scène se plaindra souvent de détails apportés par Sternberg, se plaignant des plans d’animaux qui selon lui polluent la scène d’amour. Sternberg a-t-il vraiment été amené à travailler au montage de ce film? La question reste posée, on sait bien sûr qu’il a contribué au montage de la deuxième partie, mais la plupart des sources attribuent le montage de la première au seul Stroheim. De plus, ces fameux plans d'animaux restent assez dans sa manière... Quoi qu’il en soit, si on a des copies décentes de ce film aujourd’hui, c’est grâce à ce remontage : les versions préservées aux Etats-Unis ne gardent que 90% du film en 35 mm. Par contre, c’est à une copie Américaine qu’on doit la préservation du Technicolor : les séquences couleur n’étaient pas aussi faciles à conserver que les séquences en noir et blanc, et les copies Françaises en étaient privées. On l’aura compris, Kevin Brownlow et Patrick Stanbury se sont livrés à un travail titanesque de puzzle, ce qui ne se voit jamais. et donne sacrément envie d'être revu!
Petit film d’épouvante réalisé en plein cœur de la vague des films d’horreur entamée par les succès en 1931 de Dracula et Frankenstein pour Universal, Doctor X était la réponse de la Warner, tout comme Freaks et Fu-Manchu étaient celle de la MGM, Dr Jekyll celle de la Paramount et The most dangerous game celle de la RKO. L’énumération le montre bien : tous ces films évoluent dans des univers différents, et on peut schématiquement affirmer que chaque firme répond avec ses propres armes, son propre style. Doctor X sera un film super-Warner ou ne sera pas, il est donc fait appel à Michael Curtiz. En ces années 1931-1933, WB sort selon Jean-Pierre Coursodon 17 films de Curtiz, c’est donc une valeur sure. Mais Doctor X possède sur toute la concurrence un atout de poids : il est tourné en couleurs, à l’aide du système Technicolor deux bandes : le film consiste en deux bandes de celluloid de couleurs(Composite, ce ne sont pas des couleurs primaires)différentes qui une fois placées l’une sur l’autre recomposent la palette de l’image. Ce sera le même principe grosso modo avec le Technicolor 3 bandes utilisé plus tard(Robin Hood, Gone with the wind)mais les trois couleurs primaires seront utilisées, de manière à obtenir des teintes plus variées, et notamment du vrai bleu, du vrai rouge… ce qui n’est pas le cas ici. Une parenthèse s’impose: les réalisateurs détestaient le Technicolor, qui avait surtout été utilisé pour quelques scènes occasionnelles dans certains films lors des années 20. Le recours au long métrage était toujours une expérience, voire un gimmick ; rare sont les réalisateurs qui y ont eu recours plusieurs fois. Curtiz qui récidivera l’année suivante avec The Mystery of the Wax Museum en fait partie, et ses deux films en 2-strip Technicolor sont, aux cotés de The Black Pirate de Douglas Fairbanks, parmi les plus merveilleuses œuvres en couleurs de l’époque.
Doctor X n’a sans doute pas été considéré à sa sortie comme un chef d’œuvre : il est vrai que cette histoire de cannibalisme et d’expériences sadiques ne fait pas dans la légèreté. Mais c’est peut-être ce qui fait le sel de cet incroyable petit long métrage: souvent erratique, mélangeant constamment les registres, le réalisateur ne discutant rien et laissant les anecdotes les plus gratuites et illogiques sur l’écran, le film fonctionne en permanence comme un rêve des plus baroques, et la couleur n’atténue en rien cette impression, au contraire. Cette dernière ajoutée à la gourmandise de Curtiz pour l’utilisation de la lumière et du clair-obscur, permet d'obtenir des effets souvent somptueux.
Voici un petit rappel de l’histoire pour le cas ou elle ne vous serait pas familière, mais sachez que je parlerai de la fin (Et de certains petits secrets) d’ici peu : un meurtrier apparemment cannibale sévit dans les bas-fonds de New-York, utilisant du matériel chirurgical qui l’identifie comme un médecin appartenant à l’académie du docteur Xavier (Lionel Atwill) ; celui-ci va tenter de démasquer le criminel lui-même avec la collaboration de ses collègues (Dont le monstre, bien sur), sous le regard appréhensif de sa fille Joan (Fay Wray) et le tout se déroule également sous les yeux d’un reporter en mal de scoop (Lee Tracy). A l’épouvante, totalement maîtrisée (La mise en scène de Curtiz se régale de ces jeux d’ombres et de ces coups de théâtre visuels et gratuits), s’ajoutent des fragments de comédie épicée : on est en pleine époque « Pré-code », et Fay Wray, pas plus que dans King Kong n’est portée sur les pyjamas de fourrure. Il y a des relents de films de gangsters, le début du film, avec ces mouvements de police autour d’une morgue sous le regard d’un journaliste fouineur aurait pu être une annexe de Public Enemy, et on y trouve des réminiscences des comédies à la Front Page (Ce succès de 1931 était alors dans toutes les mémoires, et se retrouve ici dans les conversations entre Tracy et son patron : c’est à qui parlera le plus vite). La mise en scène tend globalement à nous faire penser que Curtiz a laissé le script se débrouiller tout seul, tournant tout y compris ce qui est illogique (Les fausses pistes et les actes manqués abondent : tout ce qui peut produire un effet, même mensonger, est utilisé), et a comme d’habitude évité de privilégier un acteur ou un groupe de vedettes, laissant le casting habiter l’action, et permettant à chaque personnage d’acquérir une vérité troublante, et une vie intérieure assez effrayante. Il y aurait beaucoup à dire sur le sadisme du majordome, qui se délecte de l’atmosphère horrifique en terrifiant la bonne en permanence, ou des tendances de certains des médecins qui lisent des revues cochonnes en cachette, ou observent d’un air mystérieux la fille de leur patron bronzant sur la plage… Curtiz utilise bien sur ses marques de fabrique, les jeux d’ombres, les plans composés de façon impeccable avec les objets du décor à l’avant plan, les conversations filmées derrière des paravents, et d’une certaine façon ne montre jamais rien de front : les ombres au lieu des acteurs, les personnages vus derrière un drap soulevé à la morgue, l’utilisation des miroirs pour les transitions, le tout forme un ensemble tortueux et visuellement excitant d’actions suggérées et cachées, en coulisse ou en son off : le film est, comme d’habitude pour un Warner des années 30, admirablement monté.
Cette mise en scène tire par ailleurs sa cohésion, d’autant plus remarquable si l’on se penche sur l’aspect hybride (Genres, acteurs de style différents…) du film, de la volonté de Curtiz de relayer le X du titre par sa mise en scène: les docteurs dissimulent tous un handicap ou une cicatrice, une malformation ou un vice, et le film est couturé de partout : combien de grilles, de croisement de fenêtres, d’ombres, de colonnes de rampe d’escalier viennent se placer entre nous et les acteurs pour participer à la dissimulation générale? Et du même coup, comment ne pas s’interroger sur le Docteur Xavier lui-même, y compris une fois le film vu, et une fois qu’il est disculpé ? Lorsqu’il examine le corps mutilé d’un collègue, se content-t-il d’examiner ou…? Il est frappant de constater que pour un directeur d’académie médicale, il a de drôles de motivations, s’étant efforcé de rassembler autour de lui une bande de bras-cassés (Littéralement) obsédés par les fanges déliquescentes les plus tortueuses de l’ame humaine : cannibalisme, influence de la lune… cela ressemble ç un appel d’offres pour savant fou. Et d’ailleurs, la première fois que l’on voit e Docteur Xavier avec sa fille, c’est pour le voir gêné par la lumière du jour. Pourquoi? On me répondra qu’il s’agit principalement de fournir du suspense au public, ce qui est vrai, mais il s’agit aussi d’ouvrir des portes, et le fait qu’on ait négligé de répondre à ces questions dans le cadre du scénario ne gêne en rien Curtiz lui-même, qui contrairement à d’autres réalisateurs qui auraient trouvé certaines scènes redondantes ou inutiles, les garde et les traite avec le même perfectionnisme que toutes les scènes plus importantes… Cela sert son dessein, et c’était le principal contentieux avec le studio, et cela s’apparente sans doute à toute l’histoire de sa vie de réalisateur…
Au-delà de l’apparente décérébration de ce film, s’agite un monde typiquement Curtizien : a ces galères microcosmiques, au bateau en provenance de l’Ile du diable (Passage to Marseille), au café Américain de Rick (Casablanca) se substituent ici l’académie et la « maison hantée » du docteur Xavier, repaires de gens de provenance diverses (Otto le majordome, Docteur Xavier et son accent appliqué, Docteur Rowitz…)bien définis et finalement tous inquiétants. Tous ont bourlingué, beaucoup ont survécu à des circonstances extraordinaires : ces exilés font de plus écho au propre exil de Curtiz, qui les peint comme de véritables névrosés, des accidentés de la vie, impossibles à réparer… De plus, il nous montre le meurtre comme un acte de création (Cannibale, bien sur) : le meurtrier ne mange pas ses victimes, il en utilise les chairs pour créer un produit qui sera la solution à toutes les blessures: ce type d’expérience absurde est bien sur l’apanage des savants fous, mais le coté créatif, allié à l’obsession de Xavier pour le théâtre, lui qui recrée les meurtres pour provoquer des réactions chez ses collègues Sinon, l’utilisation de figures de cire renvoie à l’art, sous toutes ses formes, y compris les plus sordides. Curtiz a filmé en 1931 un maître de ballet rendu fou et devenant criminel dansThe Mad Genius, et on verra avec Mystery of the Wax Museum ce que cette vision cannibale de l’art peut entraîner…