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Les années 50: dans un quartier de Manhattan condamné à plus ou moins brève échéance (un panneau devant les ruines de vieilles maisons insalubres qui ont déjà été détruites annonce fièrement la construction du Lincoln Center), les jeunes Américains défavorisés s'affrontent: d'un côté, les Jets, les petits voyous blancs, qui revendiquent haut et fort leur mainmise sur le quartier, ce qu'ils affirment comme un droit inaliénable, obtenu par leur naissance sur place; de l'autre, les Sharks, la bande des garçons Porto-Ricains, arrivés massivement dans les années 50 sur la métropole, et qui eux aussi revendiquent leur citoyenneté, ce que les autres refusent de reconnaître... Fatigués, les policiers comptent les points entre cynisme et curiosité. Les jeunes Porto-Ricaines, plus désireuses que leur frères et fiancés de s'assimiler, restent aussi sur la touche. C'est dans ce contexte qu'à la faveur d'un bal organisé par des organisations de charité, Tony (Ansel Elgort), l'ancien Jet qui a fait de la prison, rencontre Maria (Rachel Zegler), la jeune soeur de Bernardo, le caïd des Porto-Ricains. Le coup de foudre est instantané, les ennuis aussi...
Ce n'est que la troisième fois que Spielberg effectue un remake; la première fois, c'était avec Always en 1989, un film mineur adapté d'un pur film de studio, A guy named Joe, réalisé en 1943 par Victor Fleming). Puis il y a eu War of the worlds en 2006. C'est significatif, d'autant que jusqu'à présent, Spielberg a surtout fonctionné en références aux genres plutôt qu'à des films particuliers. Il aurait pu, par exemple en lieu et place de 1941 ou Raiders of the lost ark, refaire n'importe quelle comédie musicale ou n'importe quel film d'aventures, mais il a toujours préféré réaliser des oeuvres originales, même si parfois il y glissait des bribes d'autres choses, comme des péripéties de The lost world (1997) qui faisaient furieusement penser malgré l'intrigue très différente à The lost world, l'adaptation de 1925 d'un roman de Conan Doyle... Mais avec West Side Story de Robert Wise, on s'attaque à du lourd, du mythique même, et ce à plus d'un titre: le film d'abord, réalisé par Wise suite à un immense succès sur Broadway, qui lâchait (ou semblait le faire) dans un New York contemporain les bandes rivales qui s'affrontaient sur fond de désoeuvrement, de crise identitaire et d'histoire d'amour mal partie; l'oeuvre théâtrale ensuite, qui avait été simplifiée voire édulcorée afin de cadrer avec le code Hays, et qui cette fois en 2020 pouvait être abordée plus frontalement.
Plus que jamais, c'est Romeo and Juliet, ce que Spielberg a souligné de façon plus nette encore que dans le film de 1961: l'intrigue de la pièce de Laurents, Sondheim et Bernstein ne faisait pas mystère d'avoir été entièrement créée dans le moule de la tragédie de Shakespeare, mais le parler contemporain, l'environnement urbain et les circonstances socio-économiques étaient utilisées pour le gommer, pour fondre la tragédie dans les années 50-60. L'idée maîtresse de Spielberg est de garder le socio-économique en étant plus réaliste encore, tout en soulignant sans aucune ambiguité la provenance initiale de la tragédie, parfois en faisant directement référence au texte de Shakespeare. Oui, car (et j'imagine que ça a été critiqué) le dialogue du film a été réécrit, justement parce qu'en 2021, il y a des choses qu'un film peut afficher sans complexe, mais qui était impossible en 1960. Les personnages de cette nouvelle version ONT une sexualité, elle est affichée sans qu'on puisse s'y tromper.
Ils SONT aussi, et sans ambiguité là non plus, Porto-Ricains ou Polonais, Italiens ou Cubains. C'était je pense une nécessité absolue principalement pour les personnages d'origine Hispanique, et en maintenant cette exigence ethnique sur le casting, Spielberg s'est rajouté une difficulté supplémentaire, car il a fallu recruter à tour de bras des acteurs-chanteurs-danseurs... Et le pari est plus que réussi. A Natalie Wood et George Chakiris viennent désormais se substituer Rachel Zegler (d'origine Colombienne), Anita DeBose (d'origine Portoricaine) ou David Alvarez (Canadien, d'origine Cubaine). L'énergie dont ils font preuve est complétée par l'authenticité culturelle. Cette exigence n'est jamais que décorative dans le film, puisqu'il est évident qu'au-delà du projet personnel fou de Spielberg qui voulait donner à voir, dit-il, une nouvelle version d'un des spectacles préférés de son père, le film se veut une nouvelle parabole sur l'état des Etats-Unis ou du monde à l'issue de quatre années de délire trumpiste... Dans ces conditions, le choix de restituer fermement à ses personnages leur vraie dimension culturelle et ethnique fait sortir le film du pittoresque pour lui donner une dimension de tragédie ancrée dans la réalité. Un tour de force, après tout, pour une comédie musicale...
En choisissant de garder l'intrigue dans les années 50, Spielberg permet au jazz et au cinéma de se mélanger en toute cohérence, et ne se prive pas de demander à ses acteurs d'évoluer dans une reconstitution à l'authenticité indéniable des quartiers de New York; mais il permet aussi d'éclaircir la lecture socio-économique de son intrigue, sans la polluer de façon excessive par un recours au monde des années 2020. Puisque le monde s'enfonce dans le brouillard ethnique et raciste des années 50, autant y retourner, donc... Ce qui n'empêchera pas le couple de Tony et Maria de poser les bonnes questions et d'apporter les bonnes réponses, mais pour le reste de l'humanité présente sur le film, il n'y a pas de doute: c'est chacun chez soi, chacun pour soi, et tout le monde contre tout le monde. Une simplification donc, qui sert le propos, puisqu'on sait que la lecture contemporaine du monde simplifie tout à l'extrême et que désormais ce qui marche en toute circonstance c'est le "nous" contre "eux", voir à ce sujet les incidents de Charlottesville, les réactions de la droite Américaine à Black Lives Matter, la politique de Poutine et son invasion (motivée par une propagande qui souligne la noblesse de la démarche, si "nous" ne sommes pas coupables, alors forcément c'est "eux"), la montée (relative et pour l'instant enrayée mais sachons nous méfier) d'un nouveau candidat aux idées ouvertement fascistes en France, présenté comme le sauveur face à l'obscurantisme, ou enfin la simplification des forces politiques autour des Musclor de tout poil: Bolsonaro, Orban, Poutine ou Le Pen...
Donc le film, en soulignant les années 50 rend beaucoup plus facile la peinture de nos années troublantes. Ce qui le situe en droite ligne de ses films les plus "sérieux", les oeuvres épiques (Empire of the sun) romanesques (The color purple, The war horse) ou historiques (Schindler's list, Amistad, Saving private Ryan, Munich, Lincoln, The Bridge of Spies ou The Post).
Et à partir de tous ces ingrédients, Spielberg réussit là où on attendait parfois un ratage par trop de précautions. Après tout, c'est un peu son habitude, celle de réussir l'impossible, ce dont il a fait une marque de fabrique (j'ai toujours pensé que son péché mignon était précisément rendre visible ce qui était impossible). Cette virtuosité se conjugue ici à un sans faute à tous points de vue: le film est respectueux des différences et de la vérité des comportements, montre clairement deux mondes s'affronter mais souligne les parcours individuels; la tragédie musicale s'effectue sous nos yeux et à nos oreilles avec une énergie constante, et reprenant génialement à son compte les déambulations dans les quartiers de New York, et en permettant aux danseurs de se cogner allègrement dans le décor, mais cette fois la caméra est au plus près de l'action: toutes les scènes sont basées sur une utilisation du cadre, du mouvement d'appareil, du placement aussi de la caméra (le bal, en particulier, avec une utilisation magistrale de la technique du motion control pour nous montrer un vrai, un beau coup de foudre), qui nous rappelle que Steven Spielberg est l'un des plus grands (non, LE plus grand, assez de faux semblants) de la première génération des cinéastes innés, ceux qui sont nés dans un monde dont le cinéma était déjà la principale activité culturelle et en ont développé une connaissance profonde et naturelle... Ici, ça se voit, si on y prête attention, sans qu'il y ait ce besoin irrépressible et ridicule de bouger la caméra pour bouger la caméra (hello, Peter Jackson)... Et sinon, narrativement tout le monde y trouve son compte. Les acteurs sont tous danseurs, chanteurs, et le naturel est permanent; le film est remarquable aussi en élargissant significativement la thématique des errements du "nous contre eux" dont je parlais plus haut: non seulement le film illustre les égarements de l'affrontement ethnique, mais aussi (déjà présent dans le texte original avec la splendide chanson America) un affrontement des genres, avec deux sensibilités qui se font face: les hommes perdus dans leur lutte identitaire à coup de barres de fer, les femmes désireuses de s'assimiler... Une lutte des sexes parfois drolatique, qui débouche tout à coup sur le drame lorsque Anita (Ariana DeBose) va se faire violer par les Jets en colère... puis on se rendra directement vers la tragédie.
Un personnage qui a fait couler beaucoup d'encre contre lui est celui de Buddy Boy, qui apparaît dans le contexte des années 50 comme la fille qui refuse de ne pas être un garçon, un personnage trans qui refuse la binarité donc. Certains pays ont réagi par de la censure, et d'autres ont condamné une manipulation qui serait hors de propos ou hors contexte. Mais de même que d'accepter des sexualités différentes en 2020 n'empêche pas l'homosexualité, par exemple, d'avoir toujours existé (il faut être un tout petit triste sire comme Eric Zemmour pour s'imaginer que le monde est en proie à une soudaine "mode LGBTQ"), le personnage d'Anybody (iris menas), rejeté par tous, en particuliers par ses pairs, les garçons qui se reconnaissent dans les Jets, est une façon de souligner la complexité du rejet. Une façon qui n'a rien de binaire, dans un monde qui cherche désespérément à le rester... En développant le personnage de "garçon manqué" dans cette direction, le film achève de relier les deux époques.
Bon, on l'aura compris, ce film qu'on n'a pas forcément vu venir, dont la nécessité n'apparaissait pas de prime abord, est en réalité un chef d'oeuvre de son auteur, un film qui coche toutes bonnes cases certes, mais qui le fait avec naturel. En reprenant l'actrice Rita Moreno qui interprétait Anita dans le film de Wise et Robbins, en soulignant au générique final la proximité avec celui de 1961 (ici, les noms viennent se surimposer sur des plans de murs, portes, ruines, autant d'éléments rouillés, poussiéreux ou en lambeaux; l'original montrait dans son générique des murs surchargés de graffiti, qui étaient bien sûr les crédits des protagonistes et techniciens du film) , Spielberg nous rappelle d'où vient son film. Un remake qui n'oblitère jamais l'original, mais qui part avec bonheur dans de nouvelles directions, la principale étant de se situer paradoxalement dans notre monde à tous, tout en étant furieusement situé dans les années 50 à partir d'une intrigue née en 1594. Un film à la sensibilité à fleur de peau aussi, qui culmine dans une représentation déchirante d'un amour fou qui est arrêté en plein vol. Un film majeur de Steven Spielberg.
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