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  • : Allen John's attic
  • : Quelques articles et réflexions sur le cinéma, et sur d'autres choses lorsque le temps et l'envie le permettront...
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27 octobre 2017 5 27 /10 /octobre /2017 17:08

Dans les années 20 comme dans le reste de sa carrière, Pabst est un cinéaste particulièrement versatile, qui a tourné un film sombre sur les décombres de l'expressionnisme (Der Schatz, 1923), une oeuvre sociale de toute première importance qui dresse un état des lieux effrayant de l'Allemagne au début des années 20 (Die freudlose Gasse, 1925), une étude de moeurs étrange autour de la psychanalyse (Geheimnisse einer Seele, 1926), un drame bourgeois de la plus haute ironie (Abwege, 1928)... L'un de ses plus étonnants faits d'armes est probablement son film Die Liebe der Jeanne Ney de 1927: il y mêle une intrigue qui fait intervenir le sentiment révolutionnaire, et un style qui doit beaucoup au cinéma Soviétique. Homme de gauche, mais modéré, il professe volontiers dans son cinéma une sympathie pour la transgression et l'acte révolutionnaire. C'est à ce titre qu'il va réaliser avec ce film-somme une oeuvre complexe, en s'inspirant du théâtre de Franz Wedekind... qu'il va trahir très rapidement: la Lulu de Pabst est SA Lulu, du moins la sienne telle qu'elle a été façonnée par le metteur en scène en collaboration - à son corps défendant - avec Louise Brooks...

Sorti en janvier 1929, et donc probablement fini en 1928, ce film possède un statut paradoxal: l'impression est celle d'un immense classique, dont on imagine qu'il peut résumer à lui seul tout le cinéma Européen de cette fin du muet; et beaucoup doivent imaginer que son actrice principale Louise Brooks était une superstar. La vérité est bien différente... Le succès, d'abord: Loulou (Le titre du film en France) n'a pas fait tant de vagues, ni en Allemagne ni en France: déjà, tous les yeux étaient tournés ailleurs, vers le parlant, dont les premiers films Américains commençaient à s'exporter. Et pour cette raison, justement, les Etats-Unis n'ont pas succombé non plus... Ce qui est ironique, sachant que Pabst et la Nero-Films avaient fait le calcul qu'en engageant une actrice Américaine, ils provoqueraient nécessairement un intérêt pour la sortie du film!Mais voilà, Louise Brooks, clairement, n'a jamais été une star aux Etats-Unis, pas plus qu'elle n'a vraiment eu le temps de s'imposer comme une actrice d'importance. C'est d'ailleurs ce film et le film suivant de Pabst avec Louise Brooks, repris, défendus avec passion par Henri Langlois et les futurs cinéphiles, qui créeront le mythe de l'actrice.

Lulu (Louise Brooks) vit à Berlin, dans un appartement qu'elle doit à un généreux bienfaiteur, le Dr Schon (Fritz Kortner), éminent rédacteur en chef d'une publication en vogue. Elle attire autour d'elle une faune assez bigarrée: un vieil homme, Schigolch (Carl Goetz), autour duquel le mystère plane (Et ne sera d'ailleurs jamais résolu), la comtesse Geschwitz (Alice Roberts), une femme totalement acquise à son amie Lulu, Alwa Schon (Franz Lederer), le fils, qui rêve éveillé toute la journée en effectuant des designs de costumes pour les revues que le Dr Schon finance sans compter autour de sa protégée, ou encore Rodrigo Quast (Krafft-Rashig), un athlète de foire qui souhaite faire un numéro en compagnie de la jeune femme... Le Dr Schon, pourtant, s'apprête à prendre du champ: il est sur le point de faire un mariage de prestige avec la belle Charlotte Marie Adelaide von Zarnikow (Daisy d'Ora). Mais pendant une représentation de la revue de Lulu, il est surpris par sa fiancée dans les bras de sa maîtresse. Il va donc se marier, oui, mais avec Lulu. Mais Schon, qui supporte de moins en moins la présence de la "cour" de sa femme, comprend le jour des noces qu'il ne parviendra jamais à la garder pour lui et pour lui seul. En essayant de la tuer, il se tire dessus, et le procès qui s'ensuit n'est pour Lulu que le début d'une série particulièrement longue d'ennuis, tous toujours plus grave que le précédent... Qui l'emmèneront rencontrer son destin (Gustav Diessl) à Londres, dans le quartier de Whitechapel.

Lulu est une femme insaisissable, et pour qu'on en soit convaincu, le metteur en scène et sa star ont pris le parti de ne pas lui donner un point de vue dans le film. On a toujours, brièvement, le point de vue d'un autre; le plus souvent ce seront les hommes, tous avec leur manque (Aucun n'est satisfaisant, j'y reviendrai), mais parfois ce sera quelqu'un qui ne rate aucun des faits et gestes de l'héroïne, la comtesse Geschwitz: une femme, oui, mais amoureuse de Lulu, jusqu'au sacrifice. Totalement libérée, Lulu, de son côté, ne s'attache jamais à un homme. Si elle veut Schon pour elle, il lui semble absurde de lui demander à cet effet de cesser de s'entourer de ses amis. Avec des zones d'ombre: quel est donc le rapport de Lulu à Schigolch, l'un des deux hommes qui ira avec elle jusqu'au bout du voyage? Un Pygmalion? Mais dans ce cas, il est bien miteux... Un souteneur? Il en a les méthodes, en fait. Elle l'écoute beaucoup, mais en fait surtout à sa tête, et le traite comme un membre de sa famille. Elle l'appelle dans une scène son "père", mais c'est sans doute pour le protéger de la furie de Schon... Par ailleurs, Alwa Schon est souvent montré, en compagnie de Geschwitz, préparant des costumes, et semble avoir donné sa bénédiction au mariage de son père avec Lulu; il se l'est choisie comme mère, et le seul rapport physique qu'il ait avec lui dans le cadre du film est une sorte de recherche de consolation auprès de la jeune femme. A aucun moment il ne s'affirme comme un amant, et tout ce qu'il entreprend (Notamment la métaphore du jeu) est marqué par l'impuissance...

Je le disais, tous ces hommes (et cette femme) qui désirent Lulu ont un manque. Rodrigo est pour sa part obsédé par la puissance: il souhaite faire de Lulu une partenaire car elle mettra sa force en valeur. Et il est prêt au chantage contre elle, au pire moment. Geschwitz, la plus inconditionnellement amoureuse, manque de reconnaissance. Lulu ignore, ou feint d'ignorer son amour, et quand il faut fuir, tant pis pour la comtesse! Scigolch est trop vieux, Alwa marqué par l'impotence et le Dr Schon jaloux, et corrompu par ses rêves d'élévation sociale... Le seul homme avec lequel on verra le processus de séduction de Lulu, quant à lui, sera un serial killer... 

Die Büchse der Pandora, c'est la boîte de Pandore, cet objet mythologique qu'il ne fait pas ouvrir, si on veut éviter d'ouvrir la voie au mal sous toutes ses formes. Mais Lulu n'est pas le mal: c'est pourtant ce que croit la société incarnée par tous ces hommes, ces juges, policiers et bourgeois, ou ces profiteurs, consommateurs de chair fraîche qui en veulent à celle qui les attire parce qu'elle représente la sexualité débridée, mais dont ils voudraient couper les ailes parce qu'ils veulent la garder sous contrôle... Le film se pose en réalité en une métaphore de la fin programmée de la république de Weimar, une période que décidément Pabst (Die freudlose GasseGeheimnisse einer Seele, Das Tagebuch einer Verlornen) aura beaucoup montré, avec ses petites révolutions, notamment autour de la sexualité, mais aussi ses grosses frustrations: montée des périls, réaction de la censure, retour aussi du refoulé typiquement Allemand...

Lulu, qui aime sans conditions, et dont on dit (C'est Geschwitz, mais peut-être en rajoute-t-elle...) qu'elle a un passé, semble au contraire ne pas avoir d'histoire. Des sentiments? Oui, elle en a, mais elle n'en fait pas tout un plat. Elle semble réduite à sa séduction, son insouciance (Notons qu'elle change physiquement dans le film lorsqu'elle perd cette insouciance, et ça correspond généralement aux moments où elle perd pied), et c'est ce qui explique à la fois le fait qu'elle soit irrésistible, et... les ennuis à rallonge qu'elle en retire. Car dans ce film, c'est toute une société d'hommes qui se dresse contre elle à peine défendue par sa bande de bras-cassés: symbolique, gorgé de symboles, le film est un conte du début à la fin!

Un conte absolument admirable par la sûreté de sa mise en scène. Pabst retrouve sa palette de La rue sans joie: des intérieurs pour la plupart des scènes, marquées par une omniprésence de la nuit. Le film, réalisé pour le compte de Nero-Films de Seymour Nebenzal, se distingue à la fois des grandes oeuvres réalisées en grande pompe de la UFA, mais aussi des films "sociaux" qui prennent de plus en plus de place, ceux de Gerhard Lamprechet, par exemple, et qui sont notables pour leur réalisme. Ici, Pabst montre son talent formidable de conteur et d'illusionniste... Il consacre une bobine virtuose à rester dans les coulisses du spectacle monté autour de Lulu, sans jamais montrer le point de vue du spectateur; il place une séquence de suspense dans le train, et une autre sur un bateau-casino clandestin, qui en remontreraient respectivement à Hitchcock et à Sternberg en matière d'atmosphère. On peut peut-être lui reprocher de trop ralentir sur le dernier acte situé à Londres, mais la façon dont nous disons adieu à Lulu est au moins assez délicate...

Quant à Louise Brooks, c'est peu de dire qu'elle a beau n'être qu'un accident de l'histoire (une actrice que personne n'a envie d'engager, et qui trouve soudain un rôle à l'autre bout du monde, pour un metteur en scène qui l'a repérée dans un film, plus pour ses promesses que pour son jeu), elle irradie l'écran. Comme Greta Garbo, il n'y a pas de mauvais angle pour capter son visage. mais plus que l'actrice suédoise, Brooks peut jouer avec son corps tout entier, sans nécessairement compter sur les accessoires. Et Pabst, qui n'est pas un ange, l'aide admirablement, en lui laissant dicter le tempo ici ou là, et en utilisant toutes les ressources possibles et imaginables pour extraire d'elle les émotions nécessaires. Brooks a souvent raconté les dommages terribles que le réalisateur a parfois fait subir à ses robes personnelles afin de manipuler ses émotions, on verra dans le film aussi combien Pabst a su compter sur les sentiments de détestation pure ressentis par Kortner à l'égard de la jeune femme, pour le pousser à la brutaliser! Par contre, Pabst a encouragé l'actrice a utiliser son attirance pour Gustav Diessl qui interprète son dernier amant. Ce n'est donc pas un tournage de tout repos, mais le résultat, pris dans sa globalité, fascine, en même temps qu'il tourmente. Car il est impossible, dans ce film qui ne nous en donne jamais l'occasion, de sélectionner vraiment un point de vue... Pas même celui de son héroïne.

 

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Published by François Massarelli - dans Muet Georg Wilhelm Pabst Louise Brooks 1928 Criterion **