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14 septembre 2011 3 14 /09 /septembre /2011 18:07

"Ikiru", soit "vivre", commence de façon étonnante, avec la radiographie d'un corps, et une voix off qui nous annonce sans aucune ambiguiuté le destin du héros, M. Watanabe, interprété par Takashi Shimura. Il souffre d'un cancer de l'estomac, et, procédé de scénario qui anticipe sur les ruptures de continuité du film, il ne le sait pas encore, nous dit la voix off. Celle-ci se remanifestera à l'occasion, dont une particulièrement brutale et inattendue aux deux-tiers du film... En attendant, Ikiru commence donc par une présentation sans pitié du personnage, fonctionnaire depuis trente ans à l'hôtel de ville, trente ans durant lesquels il n'a rien accompli. Avant 15 minutes, le personnage va chez le médecin, et apprend de la bouche d'un autre homme en salle d'attente qu'il a vraisemblablement un cancer de l'estomac, tellement inopérable qu'on ne le lui révèlera même pas. en effet, le patient lui décline toute la gamme des symptômes, que le pauvre Watanabe reconnait immédiatement. Ironiquement, c'est précisément parce que les médecins lui annoncent ne pas devoir s'inquiéter que Watanabe comprend qu'il est fichu... Sa première réaction est de s'enfermer, ne parvenant pas à communiquer avec son fils et sa belle-fille, obsédés qu'ils sont par leur propre avenir et ce que leur donnera le père à sa mort.

 

La première partie se poursuit avec un passage qui examine le parcours de Watanabe depuis la mort de sa femme, et l'éducation de son fils qu'il a pris en charge seul. On mesure non seulement la grande solitude dans laquelle il se trouve, ayant tout sacrifié pour son fils, mais aussi l'impossibilité dans laquelle il est de communiquer, et de rendre public son désespoir devant la mort: ces scènes fonctionnent sur le mode d'une association d'idées, liée à des objets (la batte de base-ball renvoie à la jeunesse du fils, par exemple), des mots entendus, qui rendent la narration complexe, mais fluide et prenante. Cette première partie se clôt sur une tentative désespérée du vieil homme pour s'ouvrir, dans l'illusion de pouvoir brûler un peu d 'énergie pour prendre du bon temps avec l'argent qui lui reste: il va faire la nouba avec un inconnu, boire, danser, voir des strip-teases, et finir la soirée avec des filles; mais d'une part, il ne se dépare jamais d'une certaine nostalgie, comme lorsqu'il demande à un pianiste de jouer une vieille chanson, liée à sa jeunesse, et sa femme décédée, et qu'il s'enferme alors dans une tristesse un peu ridicule, chantant seul, fin saoul au milieu des danseurs... D'autre part, comme le prévient sans doute le grand chien noir qui accompagne la rencontre avec l'inconnu qui va être son guide dans les bouges et les bars à filles, il ne fait ainsi que se rapprocher de la mort d'une façon stérile.

 

La deuxième partie démarre avec la rencontre, alors que Watanabe n'a toujours pas donné signe de vie au bureau, avec une jeune collègue, qui va pendant quelques jours s'attacher à lui (Donnant à sa famille l'illusion que le vieil homme a une maitresse: ils n'ont rien compris à leurt père...), puis essayer de l'éloigner. Dans un premier temps, leur rencontre rend le vieil homme à la vie, puisqu'elle le fait rire, et elle l'humanise aussi. Elle a une vraie joie de vivre qui l'attire, mais elle se demande clairement ce qu'il veut... Du coup, Watanabe va pouvoir, après quelques jours d'indécision, lui avouer son cruel destin, et son impression de n'avoir jamais rien fait de sa vie. Elle va lui apprendre tout simplement que pour retrouver un sens à sa vie, il doit faire quelque chose, comme elle qui a démissionné de son poste de fonctionnaire pour travailler dans une fabrique de jouets. Elle pense ainsi être plus proche des enfants... Cette rencontre avec une protagoniste qui disparait ensuite du film va transformer le vieil homme, qui retourne au bureau, ou il se saisit d'un dossier en attente depuis le début du film, lorsqu'il ne donnait plus de signe de vie...

 

Et tout à coup, le troisième acte est introduit par le retour du narrateur: "Quelques mois plus tard, Watanabe était mort". Brutal, mais on était prévenu. Et tout à coup, la narration va changer du tout au tout... Devenue linéaire après le premier quart d'heure, elle est devenue du coup chaotique, avec comme seul fil rouge une veillée funèbre, dont les conversations des protagonistes vont nous éclairer sur la fin de Watanabe: revenu au bureau, il a mis tout son être dans un projet de parc aménagé pour dles enfants d'un quartier, en lieu et place d'un trou insalubre, dont se plaignaient les habitants. Les gens qui se pressent à sa veillée funèbre se disputent sur plusieurs points: le vieil homme savait-il qu'il était condamné? De fait, le seul témoin qui aurait pu le prouver, la jeune femme, n'est pas présente; les médecins, eux, n'ont jamais admis la vérité à Watanabe. D'autre part, ils se disputent sur un point crucial: qui est le responsable de la création d'un parc? est-ce le fonctionnaire qui en propose l'édification? Le politicien qui en approuve la construction? L'ingénieur qui en définit les contours, ou la société de bâtment qui met en oeuvre le chantier? Tous les avis s'expriment, les interlocuteurs se battent, avec une forte tendance y compris chez la famille de Watanabe pour conclure que le vieil homme n'avait finalement pas fait grand chose, mais au fur et à mesure des conversations, des souvenirs, des flashbacks, des recoupements, les uns et les autres en viennent à la conclusion que le vieil homme savait ce qui lui arrivait, qu'il avait décidé de jeter ses dernières forces dans un projet qu'il avait porté seul, faisant sans tambour ni trompette de fait la joie de nombreux enfants et des mamans du quartier, oeuvrant à son petit niveau pour améliorer un peu la vie des gens...

 

Cette dernière partie, faite d'un flash-forward et de nombreux flashbacks, est un tour de force, mais qui ne doit rien à une quelconque envie de frimer. Si Citizen Kane vient à l'esprit, c'est parce que les recoupements, le public peut les faire siens au fur et à mesure de la progression des scènes. Mais l'image de Watanabe qui se dessine, que nous attendons depuis longtemps, nous l'entrevoyons d'autant mieux qu'elle n'est pas le fil narratif principal (C'est bien sur la veillée funèbre qui est le principal flot de l'intrigue ici. ) tout en étant toujours le sujet du film... Et c'est approprié, après tout, on évite les pièges d'une narration directe d'une chagement dramatique et didactique. Le portrait admirable du héros dépend de notre capacité à collecter les informations d'une narration disjointe, dont l'esbroufe et les numéros dramatiques d'acteur sont absents, pour le meilleur... M. Watanabe est un homme fabuleux, qui n'a pas ouhaité rendre son oeuvre publique, il lui a suffi pour donner un sens à sa vie de le faire. Tant pis si personne ne le sait...

 

La vision de cet ange absolu, pour reprendre une terminologie qui nous renvoie à un autre chef d'oeuvre, seul sur une balançoire, chantant sa chanson de jeunesse, et qui va mourir heureux en dépit du bon sens, est l'une des images les plus fortes du cinéma de Akira Kurosawa. la neige, qui remplace ici la boue, nous renvoie à un miracle de Noël, qui aurait finalement eu sa place chez Capra (il y des points communs tangibles avec It's a wonderful life, d'ailleurs...)... La puissance du jeu de Takashi Shimura, et le travail mémorable de tous les acteurs, qui doivent pour la plupart jouer des braves gens surs de leur fait (Le fils, la belle-fille, l'oncle, les camarades de bureau...) mais qui ont tout faux, la beauté de la photographie, l'austérité de la bande-son, la rigueur de la narration, en font l'un des plus beaux films du monde.

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Published by François Massarelli - dans Akira Kurosawa Criterion