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24 janvier 2011 1 24 /01 /janvier /2011 13:36

 

Voilà une fois de plus, de la part d'Erich Von Stroheim, un film peu banal, et qui défie toute caractérisation: à la fois pur produit de l'époque des studios, et oeuvre réalisée en tout indépendance par un réalisateur démiurge qui vivait ses dernières semaines de pouvoir sur une industrie qu'il avait contribué à élever, et qui ne savait plus quoi faire pour se débarrasser de lui, c'est un film compliqué en effet à comparer à tout ce qui se faisait en parallèle à la MGM ou la Paramount... Rappelons les épisodes précédents de la carrière du metteur en scène le plus turbulent du cinéma muet Américain: Erich Von Stroheim est entré après quelques succès non négligeables en conflit avec les administrateurs de la Universal, et a trouvé refuge chez des indépendants (Goldwyn) mais a du une fois de plus se battre contre des moulins à vent lors du rachat de ce petit studio par Metro. Après deux films pour la nouvellement constituée MGM, il a pris la poudre d'escampette, déterminé une fois de plus à réaliser comme il le souhaite un film selon son coeur... 

 

Une fois de plus, Stroheim est libre après La Veuve Joyeuse. C’est donc le moment pour lui de tenter à nouveau l’aventure de l’indépendance: il contacte en 1926 Pat Powers, un entrepreneur-producteur passionné d’animation, qui s’est lancé dans un partenariat avec Disney, et qui tente alors d’imposer une système de synchronisation sur disque (Steamboat Willie, de Disney et Ub Iwerks, c’est le procédé Photophone de Powers.) concurrent du Vitaphone de la WB. L’affaire dans laquelle se lance Stroheim ressemble tellement à ce qui s’est passé à la MGM avec Greed que le réalisateur aurait du se méfier de la suite des évènements, mais si Stroheim consultait régulièrement une voyante, il ne semblait pas être très réaliste quant à la tournure que prenaient les choses dans le Hollywood de la fin de la décennie.


L’accord avec Powers portait sur un film dont Stroheim entendait bien garder le final cut: The Wedding March revient 4 ans en arrière, avec des ingrédients et des figures mélodramatiques tirées de The Merry-go-round, à la différence près que cette fois Stroheim s’est imposé dans le rôle principal. Fidèle à son credo de privilégier un jeu naturaliste, il découvre une jeune aspirante artiste, Fay Wray, dont il décide de faire son actrice principale. Elle est issue du milieu du cinéma burlesque et a en particulier fait de courtes apparitions chez Hal Roach...


Bien lui en prendra : celle-ci est excellente, et s’entendra à merveille avec sa co-star et réalisateur : dans l’introduction filmée par Kevin Brownlow pour la présentation sur Channel 4, Fay Wray cache mal son émotion liée à ses souvenirs d’un tournage durant lequel Stroheim a constamment loué son professionalisme et ses capacités. De plus, l’entente entre les deux comédiens, leur complicité, est plus que palpable dans leurs scènes communes. Pour le reste, il se sert de sa stock-company: Dale Fuller et Cesare Gravina, Maude George, Zasu Pitts ou encore Matthew Betz (Aperçu en policier à la fin de Foolish Wives) vont être les interprètes du film.…on peut ajouter à cette liste le fort rondouillard Hughie Mack, déjà vu dans Greed.


L’intrigue du film, dédié par Stroheim «aux amoureux du monde entier», est proche de The Merry-go-round, disais-je, et pour commencer, le film se situe à Vienne en 1914, et confronte deux mondes qui ne devraient pas se rencontrer : le monde de l’aristocratie, incarné par la famille princière des Von Wildeliebe-Rauffenburg : le père (George Fawcett), la mère (Maude George) et leur fils Nickolas (Nicki Von Stroheim), et de l’autre coté, le monde du peuple, incarné par Mitzi (Fay Wray), une jeune femme qui joue de la harpe dans un restaurant, ses parents (Dale Fuller et Cesare Gravina), et Schani, le boucher (Matthew Betz), dont le père (Hughie Mack) voit d’un assez bon œil l’intention de Schani d’épouser Mitzi, voire plus. Mitzi et Nicki se rencontrent, s’aiment, consomment leur amour, mais les parents de Nicki, dans une situation financière désespérée, arrangent son mariage avec Cecelia Schweisser (Zasu Pitts), une plus toute jeune héritière dont le père désespère de jamais la marier: elle est boîteuse, et un peu fantasque, pour ne pas dire idiote.

Stroheim fait de tout cela un conte de fées pour adultes, rarement réaliste, souvent paroxystique, mais dont les 20 premières minutes posent bien le système de jeu de comparaison favorisé par Stroheim dans tous ses films : après quelques intertitres d’exposition, aux prétentions littéraires, puis des vues de Vienne, on assiste, le jour d’une importante procession à laquelle ils doivent participer, au lever de chacun des trois Wildeliebe-Rauffenburg : les parents sont réveillés, elle par une bonne, lui par un valet, mais ont en commun de dormir avec des protections en caoutchouc pour ne pas abimer la coiffure de madame et la moustache de monsieur. Sitôt levés, l’un et l’autre s’agressent volontiers, dans une routine manifestement quotidienne. Premier contraste: s’il est effectivement levé par son valet (Ou une ordonnance, l’homme est en uniforme, et le Prince est un soldat), Nicki reçoit tout de suite la visite d’une bonne, qui lui reproche la présence d’un bas de femme dans ses affaires. Ils se chamaillent… La complicité entre Nicki et la bonne ne fait aucun doute, mais contrairement à Karamzin et sa bonne, l’homme semble ici avoir une tendresse réelle pour la jeune femme. Le Stroheim nouveau est arrivé! Après cette scène, une courte confrontation entre Nicki et chacun de ses deux parents, séparément, permet d’établir assez efficacement, mais par le recours à un dialogue de titres, de nombreux points de l’intrigue: le coté papillon de nuit de Nicki qui demande de l’argent, le mépris dans lequel le père tient son fils, lui suggérant le suicide pour ses sortir des ennuis, puis avouant son manque d’argent; père et mère lui conseillent également de faire un mariage d’intérêt.

Avec la deuxième bobine, on passe à la procession proprement dite: celle-ci va aussi apporter son lot d’informations... On y rencontre Mitzi, Schani et leur familles, venus assister à la procession; le montage isole chacun des protagonistes, nous permettant de cerner la personnalité, le rôle de chacun dans l’intrigue à venir, mais aussi les positions respectives de chacun vis-à-vis de la possibilité d’une union entre Schani et Mitzi: la mère de Mitzi pousse dans la direction du rapprochement, son père est (mollement) contre, et le père de Schani a une confiance aveugle en son fils, qui lui-même considère la chose comme acquise; Mitzi, on le voit tout de suite, freine tant qu’elle peut, d’ailleurs, un jeune officier à cheval a capté son attention… Le dialogue muet entre Stroheim et Fay Wray commence ici, et c’est en gestes, regards (Mitzi regarde son bel officier des pieds à la tête, dans une inversion des rôles assez inattendue) que l’histoire d’amour entre ces deux là se scelle.

 

Comme d’habitude avec le réalisateur, le tournage sera un festival d’extravagances en tout genre, sauf que cette fois-ci cela sera sans heurt notable entre le metteur en scène et la production; l’anecdote est célèbre, on peut la rappeler: désireux d’obtenir des séquences d’orgie réalistes, Stroheim fait venir des dames de petite vertu, alimente le plateau en boissons de contrebande et organise une partie fine géante sous le regard des caméras, en prenant bien soin de respecter au mieux les bonnes mœurs lors du montage. Il obtiendra ainsi une séquence qui occupe une grande part d’une bobine, alternée avec une autre séquence décisive, lors de laquelle Nicki et Mitzi vont (Hors champ), faire l’amour. Le parallèle entre l’évidence du stupre dans le bordel et la délicatesse des larmes de Fay Wray à l’issue de cette rencontre charnelle est l’une des touches puissantes de ce film.


Au terme du tournage, le cinéaste monte une version de travail gargantuesque, alors que Powers entre en négociations avec la Paramount en vue d’un arrangement de distribution. A ce moment, Stroheim aurait du voir les nuages noirs s’amonceler dans le ciel…


En 1928, Paramount sort The Wedding March. Afin de sortir les quatre heures de film souhaitées par Stroheim, il sortira sous la forme d’un diptyque, en deux sorties différentes. La première moitié, dont le montage aurait été assuré par Stroheim ET Sternberg, totalise 110 minutes, et est présentée avec des disques Photophone synchronisés. En plus du son synchrone, Stroheim continue ses expérimentations avec Technicolor. Mais l’unique scène qui en bénéficie a une fonction principalement décorative, montrant la procession à la fin de la deuxième bobine, après la rencontre entre les deux amants. Elle permet au moins de relever symboliquement le coté sacré pour Nicki de sa rencontre avec Mitzi. On peut le lire comme cela, mais on peut aussi penser qu’il s’agit pour Stroheim de nourrir son obsession frustrée pour le décorum.

 

Ainsi, l’accord a finalement été trouvé, et cette première moitié est conforme aux volontés du metteur en scène, qui pendant la sortie s’attelle au montage de la deuxième partie… qui lui sera retirée des mains devant les résultats plus que mitigés du film. Sternberg aurait supervisé le montage de la seconde, que les commentateurs ont jugée expéditive et confuse, et qui a été lancée par Paramount comme un nouveau film, The Honeymoon, afin d’attirer les spectateurs qui n’auraient pas vu la première… Deux bobines au début du film résumaient les 14 de la première partie. Mais Stroheim, toujours intransigeant (On se met à sa place), a refusé que le film soit projeté aux Etats-Unis.


...La deuxième partie fait aujourd’hui partie des films perdus, même si une brève rumeur a indiqué qu'il en existerait des fragments en 16mm, ce dont on attend une confirmation.


On peut toujours se consoler en regardant la première partie; ce grand film, dont Stroheim a bien cru que cette fois-ci on le laisserait faire, avant que la deuxième partie tourne à la débâcle, nous permet au moins de voir le montage «à la Stroheim» sous un jour à peu près authentique ; «a peu près», dis-je, car des faits troublants relatés par Lotte Eisner au sujet de la redécouverte par Stroheim de son film dans les années 50 jettent le doute, non seulement sur la paternité du montage de The wedding March (la première partie du dyptique) mais aussi sur Stroheim lui-même et sa façon de gérer ses souvenirs. Néanmoins, ces 109 minutes portent sa marque, depuis l’exposition extrêmement fluide dans laquelle tout fait sens, depuis le réveil jusqu’au claquement des bottes du fils face à son père, depuis la vision de la grimaçante Dale Fuller qui reluque son gendre potentiel d’un œil salace jusqu’au regard direct et mutin de Fay Wray. Du coup, cette exposition se déroule durant 20 bonnes minutes, mais elle est fascinante. Pour le reste, le film ne faillit pas à la tradition, utilisant avec maestria le montage alterné, favorisant le fondu enchainé (Comme plus tard dans Queen Kelly) afin de lier les actions au sein d’une même séquence(ou peut-être afin d’empêcher le remontage ?) ; les séquences lyriques trouvent écho dans les séquences sordides, tout comme les personnages résonnent tous plus ou moins: Nicki arrivant dans l’univers de Mitzi remarque bien les cochons qui s’ébattent, le coté populaire du lieu, mais il se garde d’en dire quoi que ce soit, afin de ne pas froisser Mitzi. Schani, rejoignant Mitzi sous les pommiers afin de la tirer de sa rêverie, ne remarque pas les cochons, et son pas brutal les fait fuir. En deux séquences, deux caractères que tout oppose, si ce n’est que l’un et l’autre sont amoureux de la même femme. Un autre aspect qui éclate au grand jour dans ce montage, c’est le respect de Stroheim pour son spectateur: on sait que le metteur en scène a le goût du détail authentique, et aime à peupler ses décors de fourmillement d’objets, d’artefacts et d’inscriptions censés donner une apparence de vie aussi tangible et crédible que possible. En 1927/28, c’est une norme dans ce genre de film, d’ailleurs largement sous l’influence de Stroheim, mais aussi de Lubitsch ou des grands drames de prestige de la MGM. Mais ces derniers exemples (Flesh and the devil, par exemple) sont tous plus factices que le film de Stroheim, de par la volonté de ce dernier de ne rien traduire, de laisser le décor conter sa propre histoire: tout ce qu’on peut lire dans ce film en tant que publicités, enseignes, etc, est en Allemand, à l’exception d’un entrefilet de journal à la fin. Si j’insiste sur ce détail, ce n’est pas pour admettre que j’ai cru un seul instant qu’il avait été tourné à Vienne, mais c’est parce que le film apparait dans toute la splendeur éclatante, tel que l’a voulu Stroheim. Pour lui, ces détails sont importants, mais n’importe quel exécutif qui aurait mis le nez dans son film aurait certainement arrondi les angles. La cohérence de l’ensemble ne souffre finalement que des questions irrésolues, ces petits riens ou petits cailloux qui trouvaient à n’en pas douter un écho dans la deuxième partie…On peut dire qu’avec l’affaire The Wedding March, le divorce entre Stroheim et les producteurs est consommé; plus un seul film ne sortira sous son nom aux Etats-Unis désormais. Ce qui est plus grave, c’est que le public, désormais, ne lui est plus acquis. le glas de sa carrière approche donc…

Restauration et préservation
Le film est donc, on l’a dit et redit, incomplet. Mais aux yeux de Stroheim, il était quasiment inachevé; après tout, on lui a retiré le montage de la deuxième partie. On est habitué, forcément, à ces coups de gueule d’un Stroheim-artiste qui renie un film parce qu’il n’a pu le mener à bout : The merry-go-round, Greed, The Merry widow et Queen Kelly ont tous subi ce même traitement de sa part. Mais ici, c’est plus grave : lorsqu’à l’invitation d’Henri Langlois il va voir The wedding march, il va obtenir de la Cinémathèque Française la possibilité de reprendre le montage, afin de résoudre des problèmes aperçus lors du visionnage. Il refusera pourtant de revoir la deuxième partie, qui retournera dans les placards de la cinémathèque, où elle brulera en 1957. C’était l’unique copie. Si Stroheim l’avait repris en mains… Lors de cette restauration effectuée par Stroheim avec la complicité de Renée Lichtig, le metteur en scène se plaindra souvent de détails apportés par Sternberg, se plaignant des plans d’animaux qui selon lui polluent la scène d’amour. Sternberg a-t-il vraiment été amené à travailler au montage de ce film? La question reste posée, on sait bien sûr qu’il a contribué au montage de la deuxième partie, mais la plupart des sources attribuent le montage de la première au seul Stroheim. De plus, ces fameux plans d'animaux restent assez dans sa manière... Quoi qu’il en soit, si on a des copies décentes de ce film aujourd’hui, c’est grâce à ce remontage : les versions préservées aux Etats-Unis ne gardent que 90% du film en 35 mm. Par contre, c’est à une copie Américaine qu’on doit la préservation du Technicolor : les séquences couleur n’étaient pas aussi faciles à conserver que les séquences en noir et blanc, et les copies Françaises en étaient privées. On l’aura compris, Kevin Brownlow et Patrick Stanbury se sont livrés à un travail titanesque de puzzle, ce qui ne se voit jamais. et donne sacrément envie d'être revu!

 

 

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Published by François Massarelli - dans Erich Von Stroheim Muet 1928 Technicolor *
8 janvier 2011 6 08 /01 /janvier /2011 11:04

Pour François Truffaut, le fait d'associer "cinéma" et "Grande-Bretagne" était impossible. le bonhomme mobilisait généralement toute sa mauvaise foi (et il en était franchement bien pourvu) pour dénigrer aussi souvent que possible le cinéma Britannique, à l'exception bien sûr des films d'Hitchcock...

 

Sans être nécessairement de la même importance que les films d'Alfred H., A cottage on Dartmoor est pourtant un bien bel essai, relativement typique de la fin du muet dans ses recherches (Montage "à la Russe", lumières, caméra très mobile...) et la dilatation du temps qui doit beaucoup au cinéma Allemand, puisque finalement au bout de 90 minutes, il y a eu relativement peu de scènes à voir, mais certaines sont gonflées pour épouser le point de vue du personnage principal et de sa souffrance. Le plus remarquable tient selon moi dans les efforts déployés aussi bien par le réalisateur que par les acteurs pour donner à voir des sentiments, des pensées, sans avoir recours à un arsenal de jeu académique, sans non plus tomber dans l'excès Veidtien: à ce titre, la participation de Hans Schlettow (Qui sous un nom plus aristocratique a participé à plusieurs Lang) est remarquable, puisqu'il incarne avec une certaine retenue le personnage principal, celui dont on apprendra assez vite qu'il est dangereux: il vient de s'évader, avec la seule motivation d'achever l'homme à la vie duquel il avait attenté, ainsi que de tuer la compagne de celui-ci, dont il croit qu'elle l'a trahi. Malgré le poids de toutes ces données, il parvient à rendre le personnage sympathique et humain. Norah Baring, qui tournera l'année suivante dans Murder de Hitchcock, est également remarquable, prenant en charge les ruptures de ton avec un visage mobile et très inhabituel: une scène, au début du film, la voit filmée dans une relative obscurité, recevant la lumière de coté. Lorsqu'elle entend un bruit, son visage s'immobilise, et on passe en une fraction de seconde d'une émotion à l'autre: l'éclairage a été choisi en fonction des deux expressions de l'actrice, et l'effet dramatique est saisissant. Norah Baring incarne l'objet du désir, sans jamais tomber dans le jeu de la femme fatale: c'est juste une brave fille de la classe ouvrière, cette classe que décidément le cinéma Anglais n'a jamais cessé de nous montrer à cette époque, chez Hitchcock, Elvey, ou chez Dupont. 

Le film tire également sa force d'une construction en flash-back des plus dynamiques: Lorsqu'il arrive à la maison ou se trouve la jeune femme et son enfant, seuls, celle-ci voit l'évadé, et un mouvement de caméra soudain sert de transition vers une scène qui s'est déroulée dans le passé, et qui va tout expliquer. Le doute sur ce qui va réellement se passer, aussi bien dans le flash-back que dans l'ensemble du film, sert de fil rouge et de fil conducteur à un suspense bien mené.


Petit plus, certainement très remarqué à l'époque, ou on appréciait les montage à la Eisenstein, Asquith se paie la fiole du cinéma parlant, en nous montrant une séance, au cours de laquelle Joe (Schlettow) épie les deux autres personnages à leur insu; Asquith nous montre le public conquis par l'orchestre qui accompagne la projection d'un Harold Lloyd, leur enthousiasme (Schlettow, lui, ne regarde que les deux autres, il ne regarde pas les films), et leur dispersion lorsque les musiciens s'arrêtent de jouer, pour boire de bières et attendre: on n'a plus besoin d'eux, le film est parlant: le public est divisé, plus personne ne réagit comme son voisin, une dame sourde ennuie sérieusement sa voisine en lui demandant constamment de lui expliquer le film, un amateur enthousiaste applaudit et se fait rabrouer, certains pleurent, d'autres rient... l'étape suivante dans cette direction, c'est bien sur la fameuse scène d'ouverture de City Lights... Et à propos de son, je n'en fais pas une habitude, mais la partition (exécutée au piano) est un modèle du genre dans ce film qui, s'il n'est pas forcément indispensable, est malgré tout une belle révélation, et il enfonce le clou: oui, il y a des choses à prendre chez les Anglais, y compris en matière de cinéma...

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Published by François Massarelli - dans Muet Anthony Asquith 1929 *
8 janvier 2011 6 08 /01 /janvier /2011 09:54

merryGoRound-imageDans la confusion qui entoure les circonstances du renvoi de Stroheim de la Universal, les commentateurs ont beaucoup fantasmé. Il est vrai que les épisodes du feuilleton sont plutôt rocambolesques; le premier coup fut l’arrêt décidé par Thalberg du tournage de Foolish Wives afin de reprendre le contrôle de la production. Pour Stroheim, c’était une déclaration de guerre, mais il a sans doute cru à sa bonne étoile, ou à la protection de Carl Laemmle, donc pour sa production suivante, The merry-go-round, il n’a rien changé à sa manière, a même accentué ce que ses producteurs considéraient comme des idiosyncrasies, et n’a pas vu le coup venir, ou n’a pas voulu l’admettre: après la prise en charge de la censure par les studios eux-mêmes, il ne pouvait plus se permettre les mêmes licences qu’avant, et Thalberg, bien décidé à superviser la production, s’est bien vite arraché les cheveux devant la lenteur du tournage, due au soin maniaque apporté par Stroheim à chaque détail, et le nombre de plus en plus grand de prises pour chaque plan, aussi insignifiant soit-il. Il y a du Stroheim (Et du Curtiz aussi) dans ce réalisateur auquel s’oppose Kirk Douglas dans The bad and the beautiful… Le résultat de tous ces évènements fut le renvoi, au tiers seulement du film, de l’auteur-réalisateur, et son remplacement par Rupert Julian. Si le renvoi est une insulte à l’artiste, le remplacement par Julian ressemble à un camouflet au public, tant les deux hommes étaient opposés, en terme de talent, comme en terme de comportement.


Ce renvoi spectaculaire ne fait qu’inaugurer une pratique qui sera courante dans les années 20, 30, 40, typique du mode de fonctionnement des studios. Si cette particulière instance est si souvent commentée, c’est aussi en raison du lien entre Stroheim et ses films : auteur, metteur en scène et inspirateur de The merry-go-round, Stroheim ne pouvait pas penser être un modeste employé d’une grande structure, il était un artiste. Il serait vain de prétendre que Thalberg a utilisé l’anecdote afin d’asseoir son pouvoir, il est plus sur qu’il ait été simplement excédé par les excès du metteur en scène. Mais l’affaire servira de jurisprudence, notamment à la MGM dans les décennies qui suivront: d’autres renvois célèbres, de Sternberg, Hawks, Borzage, Christensen, Stiller, Buchowetzki ou même Cedric Gibbons en font foi. Le renvoi fut pour les acteurs et techniciens amis de Stroheim l’occasion de montrer leur loyauté: Julian a du à son arrivée trouver un remplaçant pour Wallace Beery qui démissionna dès l’annonce du renvoi de Von, il eut aussi à faire face à une fronde et une grogne systématique des techniciens durant l’ensemble du tournage, et fut accueilli par l'acteur Norman Kerry, en pleurs, qui sans le regarder s’écroula en disant: «Oh, comme j’aimais cet homme». Il ne parlait ans doute pas de l’immortel auteur de The kaiser, beast of Berlin.

La Universal a donc pu montrer The Merry-go-round, de Rupert Julian, dont de nombreux critiques ont relevé les prouesses de mise en scène. Il a eu un grand succès, et Norman Kerry et Mary Philbin sont devenus des stars, certes de moyenne grandeur, mais appréciés.

 


Le scénario prévu par Stroheim était axé sur une exploration mélodramatique de l’Autriche de 1910 à 1918, pour montrer le tournant opéré sur les conventions sociales et les hiérarchies par la première guerre mondiale, permettant une nouvelle fois à l’auteur de créer la vision d’un monde malade de ses propres perversions et suffoquant sous le poids de ses conventions. Comme révélateur, Stroheim a choisi de s’intéresser à l’amour d’un aristocrate, Franzi, interprété par Norman Kerry, et d’une roturière, la foraine Mary Philbin, alors débutante. Les étapes du film l’amenaient à traiter son histoire, strictement chronologiquement, d’une façon feuilletonesque, en montrant progressivement l’évolution des sentiments des personnages. Il reste des bons moments, surtout dans la première heure qui est riche en scène réalisées par Stroheim. Les moments les plus crus (Une orgie humide - au champagne - chez la mère maquerelle interprétée par Maude George) et les plus ritualisés (Le réveil de l’officier, son bain, son habillage) portent sa marque, et Stroheim a placé ses pions: Dale Fuller, Maude George et Cesare Gravina reviennent, et un nouveau venu va faire partie de sa stock-company: Sydney Bracy, qui sera le plus souvent cantonné au rôle d’ordonnance : on le reverra donc dans The Merry Widow, et dans the Wedding March. Le film devrait souffrir d’un cruel manque de cohésion, mais passe assez bien la rampe aujourd’hui, sachant que le fonds de l’intrigue a été respecté. Mais la plupart des scènes de foire sont ratées (Je n’ai pas dit « foirées », restons sérieux), tournées manifestement après que Julian ait remplacé Beery par George Siegmann. Celui-ci n’est pas mauvais du tout, mais la mise en scène manque d’imagination. La scène du meurtre de Siegmann par un orang-outang est nulle. Bref, les occasions de briller manquent à Julian, à moins que ce ne soit le talent. La morale du film, l’abandon du titre de comte par Kerry afin de se marier avec Philbin, sert néanmoins le propos du véritable auteur, même s’il n’en a jamais tourné la fin lui-même. D'ailleurs, à l’issue de ce tournage, Stroheim, qui pouvait par contrat prétendre à une citation au générique, a refusé d’être associé au film. Il était très occupé à préparer son prochain film, et malgré son renvoi, probablement gonflé à bloc : on allait voir ce qu’on allait voir !

 

Pour voir le film, il existe un excellent DVD, publié chez Image Entertainment, pour lequel david Shepard a assemblé deux versions 16 mm:
http://www.silentera.com/video/merryGoRoundHV.html

 

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Published by François Massarelli - dans Erich Von Stroheim Muet 1923 Rupert Julian *
31 décembre 2010 5 31 /12 /décembre /2010 10:58

 

  

Situé entre les débuts westerniens de DeMille et la consécration de The Cheat, Carmen (Scénarisé par le grand frère, William C.) est un film de prestige, l’une de ces œuvres qui ont contribué à établir la réputation du metteur en scène et celle de la Paramount. De plus, le rôle titre est joué par Geraldine Farrar, la première star DeMillienne. La présence d’une cantatrice dans un film muet, à plus forte raison inspiré de l’art lyrique peut faire sourire aujourd’hui, mais en fondant leurs films de prestige sur la personnalité très « médiatique », comme on ne disait pas encore, de Geraldine Farrar, le metteur en scène et le studio pouvaient attirer les spectateurs et rivaliser avec la Fox, qui lançait Theda Bara à l’époque, tout en basant leur star sur des éléments plus sérieux que le flou artistique qui présidait à la vie publique de la star de Cleopatra. D’ailleurs, Bara a joué dans un Carmen (Raoul Walsh) à la même époque, ce qui tendrait à prouver qu’il n’y a rien de farfelu à imaginer une rude concurrence entre les deux firmes…

 

Sur l’argument du film, il faut sans doute rappeler que, contrairement à Feyder qui en 1926, basera son Carmen sur la nouvelle de Mérimée et portera ses efforts sur la dimension romanesque et épique de l’anecdote, DeMille (Et sans doute Walsh, dont le film apparemment perdu créditait toutefois la nouvelle sans référence à l’œuvre de Bizet) choisit de flatter le public populaire et de broder autour de Bizet. De fait, son film va au plus court et, en 56 minutes (Dans la copie visionnée) accumule autant de péripéties et de morceaux de bravoures, incluant tous ceux que l’on attend. Le résultat est constamment plaisant à défaut d’être génial, et par quelques fulgurances, le metteur en scène se rappelle à notre bon souvenir: le cadre est toujours parfaitement composé, et la Paramount n’a pas lésiné sur les moyens pour le remplir; la topographie californienne sert habilement de cadre à cette histoire de dupes, de gendarmes et de voleurs, et toux ceux (Et nous sommes certainement nombreux) qui ont vu la parodie de Chaplin tournée dans la foulée, retrouveront avec plaisir les mêmes falaises dans le décor, avec quasiment les mêmes voleurs dans le cadre… Certaines scènes-clé semblent hélas bâclées, le réalisateur cédant à mon sens à la tentation de laisser les plans parler d’eux-mêmes, et d’illustrer plus que d’interpréter, ce qui débouche sur un manque d’implication. Un peu de montage n’aurait pas nui à la fameuse bagarre entre cigarières par exemple; mais dans l’ensemble, le film est d’une grande clarté, et il y a des moments vraiment inspirés: le choix de cadrer Geraldine Farrar et Wallace Reid (Don José, moins drôle que le Don Hosiery de Chaplin, hélas) dans des plans assez rapprochés permet à DeMille de favoriser ses stars (Famous Players in Famous Plays, disait le slogan de la Paramount) et de construire une tension jusqu'au meurtre final, filmé à l’économie (Deux plans) mais parfaitement efficace: José lève son couteau, et DeMille coupe sur un gros plan de Miss Farrar, dont le rictus nous apprend que le coup a porté… Les deux amants, visage grimaçant, se détachent parfaitement sur un fond noir... Quant au jeu des acteurs, il n’est ni pire ni meilleur que ce que l’on peut imaginer, d’autant que ce film fait partie de la série des « grands sujets » (Joan the Woman, The Ten Commandments…) dont on peut penser que le metteur en scène préférait les mettre en scène de façon ample voire pompière, gardant la plus grande subtilité pour ses films plus intimistes. Cela aura des effets un peu embarrassants sur Joan, par exemple, mais ici, les péripéties se succèdent à un rythme suffisamment soutenu pour que cela passe tout seul.

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Published by Allen john - dans Muet Cecil B. DeMille 1915 *
23 décembre 2010 4 23 /12 /décembre /2010 19:13
Dans le chaos qui a suivi la débâcle de 1918, le cinéma n’a pas été le dernier a se faire le reflet des inquiétudes populaires aussi bien que des hésitations des classes bourgeoises. Malgré la richesse, pour ne pas dire la pléthore, aussi bien de films que de talents que de styles et genres explorés durant ces années d’or, on retient surtout un mot, un film, et ses conséquences plus ou moins comprises. Vrai, Le Cabinet du docteur Caligari a bien été une révolution, l’explosion d’un nouveau genre, mais l’insistance des critiques a nommer tout ce qui vient d’Allemagne « film expressionniste » lui donne une importance inattendue, et une paternité qui n’a rien de concret : après la vague de cinéma « Expressionniste » née immédiatement de l’effet Caligari (Lui ont emboîté le pas Wegener et son Golem par exemple, en atténuant considérablement l’expressionnisme de ses costumes, et en refaçonnant l’extrême exagération des décors, ou encore dans un autre genre Le cabinet des figures de cire, de Paul Leni, en 1923), d’autres films ont exploré d’autres voies : Nosferatu, film fantastique, tourné en décors naturels, ou encore la trilogie du Kammerspiel, autour des scénarios de Carl Mayer pour Murnau (Le dernier des hommes) et Lupu-Pick (Le rail, La nuit de la St-Sylvestre) sont encore des films d’un autre genre. Et Lang ? Si le cinéaste s’est toujours déclaré avoir été à la base de Caligari, il faut reconnaitre que son cinéma en ces années charnières (Je parle ici des années 1919-1923) est dominé par le feuilleton (Mabuse, Die Spinnen), par un certain sens du mélodrame(Das wanderne Bild, Die vier um die Frau) et par une version toute personnelle des déformations de l’expressionnisme (Der müde Tod/Les trois lumières), ce qu’on peut d’ailleurs aussi dire du Lubitsch de La poupée, et de la Chatte des montagnes … Au milieu de ce qui est un kaléidoscope de formes, de genre, d’expérimentations dont les meilleurs exemples sont encore à venir, apparait un cinéaste qui va d’abord se livrer à sa propre vision des formes expressionnistes : Der Schatz (Le trésor) est en 1923 un film très marqué par Le cabinet du docteur Caligari, qui nous conte une intrigue assez proche des drames paysans de Murnau, mais dont le cadre volontiers distordu et le jeu volontiers outré de certains acteurs renvoie à cette tendance décidément envahissante du cinéma Allemand… Et pourtant, on verra, encore aujourd’hui, des critiques qui mettent tout cela dans le même panier : même des films aussi éloignés de l’expressionnisme que Loulou (Pour rester chez Pabst ) ou Tartuffe (Pour saluer le plus grand selon moi de tous ces cinéastes) se verront ainsi esampiller "expressionistes" par facilité, de façon aussi stupide que ces gens qui vous demandent si vous ne regardez que du cinéma en noir et blanc ou si vous aimez les autres genres. Voila pourquoi je me suis amené à me demander ce qui peut bien rattacher Die freudlose Gasse (la rue sans joie) de Georg Wilhelm Pabst à l’expressionnisme. Parce que sinon, je pense qu’il vaudrait mieux aller chercher du coté du mélodrame, ou même à un hypothétique « naturalisme », puisque sans surprise, au-delà de quelques décors stylisés, qui n’ont que peu de points communs avec les décors totalement faux et esquissés du fameux film de Robert Wiene, au-delà du jeu outrancier et en roue libre de quelques moments-clés de la performance de Valeska Gert, au-delà enfin de la noirceur de l’ensemble, du tournage en studio ou de l’utilisation du clair-obscur (Presque tout le film se passe de nuit, dans une seule rue), on est bien loin de l’expressionnisme, en effet. Mais le film est une somme. Loin de la rigueur paralysante des expériences de Mayer, qui souhaitait se passer notamment des intertitres, ou de la mégalomanie d’un Lang qui souhaitait construire (Metropolis) ou reconstruire (Mabuse, Die Nibelungen) des mondes, Pabst se repose sur des acquis dans lesquels on peut voir une certaine tradition populaire du cinéma, également incarnée par Lang à cette époque avant qu’il ne reconstitue le Walhalla en studio… on peut aussi y voir soit l’influence de Stroheim, soit un conception simultanée à celle du grand cinéaste Américain, qui à cette même époque s’investissait dans un cinéma romanesque et fleuve : La rue sans joie, avec ses 15 personnages dans un lieu unique, égrène quelques jours de ces destins croisés, et se rapproche d’un Greed à l’Allemande : il partage avec lui, et avec L’argent de L’Herbier, un autre chef d’œuvre du muet, le thème de l’argent justement ; mais chacun des ces trois films a su prendre une route différente. En tout cas, voici définie pour ce film exceptionnel de Pabst une place qui dépasse bien sur le cinéma Allemand, et qui renvoie plutôt à l’idée qu’on se ferait d’un cinéma muet Européen, dont il serait bien sur l’un des fleurons, expressionniste… ou pas.

Bien que le cinéaste, avec son goût pour les histoires situées dans les bordels ou qui en viennent (Voir à ce sujet L’Atlantide, L’opéra de quat’sous, Le journal d’une fille perdue et Loulou, excusez du peu), passe pour un dur à cuire, La rue sans joie, à la base, est un mélo. Mais contrairement à bien des œuvres du genre, qu’elles soient signées Griffith, Borzage ou Stroheim, ce film est choral : je sais, il y a un phénomène de mode derrière ce genre passe-partout, mais force est de constater qu’avec sa rue Melchior, ses personnages et leurs destins qui s’y croisent, le qualificatif est très approprié : le film nous conte, en quelque jours, la vie d’une rue à Vienne en 1921, en pleine inflation galopante, à travers les vies entrecroisées de quelques protagonistes : des petites gens, interprétés notamment par Asta Nielsen, Greta Garbo, des bourgeois ou assimilés (Henry Stuart, Agnes Esterhazy), les deux incontournables « notables » de la rue, un boucher interprété par Werner Krauss et la propriétaire d’une boutique de mode (Valeska Gert) qui se transforme la nuit en une boite de nuit très en vue, à l’intérieur de la quelle les jeunes filles qui veulent s’en sortir trouvent toutes à qui parler. Le boucher utilise également ces méthodes, en permettant aux jeunes femmes sans le sou de coucher avec lui contre de la viande. Un personnage joue un peu le fil rouge, Canez, un diplomate étranger interprété par Robert Garrison, qui oscille de bouge en bordel, tout en se frottant à l’essentiel de la bonne société, en étant à certains moments le principal suspect d’un meurtre, et à d’autres le protecteur du personnage interprété par Asta Nielsen. Les intrigues tournent autour de la pauvreté, vue de trois points de vue différents : les pauvres et très pauvres, qui n’ont pas d’argent ou sombrent dans les ennuis suite à de mauvais choix ; les bourgeois, qui sont conscients de la fragilité de leur statut, et qui tentent d’en avoir toujours plus, ou d’asseoir mieux leur position, et enfin les deux brigands qui régissent ce petit monde, l’un en fournissant la viande, l’autre en procurant du plaisir. Ces deux personnages sont très impliqués dans la structure de l’ensemble, classiquement construit en 9 actes, suivant l’habitude du cinéma Allemand et Scandinave. Krauss joue un rôle de premier plan dans le premier acte, servant l’exposition du film, en établissant clairement les conditions dans lesquelles vivent les pauvres gens, victimes d’un odieux profiteur ; il revient au dernier acte pour fournir un point d’orgue salutaire à tout le film, et on l’apercevra entretemps plus qu’on ne le verra, lors par exemple de ses visites au « Salon » de Frau Greifer, dont il est bien sur un client assidu. De son coté, la Greifer est très présente tout au long du film, ne serait-ce qu’en raison de sa mainmise sur le vice local, mais aussi parce que son lieu de rendez-vous est incontournable, et qui plus est la « boite de nuit » est au rez-de-chaussée de l’immeuble ou vivent Garbo et sa famille. Garbo et Nielsen sont par ailleurs les héroïnes du film : l’une jamais nommée(Nielsen) s’enfuit de sa famille, lasse de la pauvreté, et effrayée de n’avoir d’autre destin que de devoir coucher avec le boucher pour avoir le droit de manger. En chemin, elle va devenir la maitresse de Canez, le témoin-clé d’un meurtre dans lequel son vieux fiancé Egon est trempé, et une figure sacrificielle importante de l’intrigue. De son coté, Garbo incarne Grete, la fille d’un fonctionnaire qui a cru s’élever en jouant en bourse, a perdu son travail, et voit dépérir ses deux enfants. La plus grande va donc , suite à son licenciement (Elle s’est refusée à son patron) se tourner vers la Greifer afin de subvenir aux besoins de sa famille. Au-delà de l’absurde de la situation (Elle quitte son emploi la tête haute, mais va échouer dans la prostitution quand même.), le personnage est très soigné, et sa descente aux enfers, moins contrôlée que celle d’Asta Nielsen, donne une légitimité mélodramatique au film. Une autre intrigue, autour d’Egon, et d’une jeune fille de bonne famille qui lui dit ne pouvoir l’accepter que lorsqu’il aura fait la preuve de pouvoir à n’importe quel prix devenir riche, se greffe plus ou moins sur ces éléments, et va fournir l’essentiel de la partie « policière » du film : une jeune femme de la haute société a été assassinée lors d’un rendez-vous amoureux à coté de chez la Greifer. Or on sait, et Asta Nielsen le sait aussi, que Henry Stuart (Egon) était son amant. Voilà les grandes lignes d’un script qui malgré la multiplicité des sous-intrigues, coule tout seul et maintient l’intérêt du début à la fin. La multiplicité fait d’ailleurs tout passer, et on a tellement de mélodrames potentiels, qu’on se situe tout de même en plein symbolisme : voici un monde en crise, qui ne va pas pouvoir échapper au final, aux flammes de l’enfer…


Malgré cet aspect, le symbolisme se colore fortement de naturalisme ; d’abord, le boucher qui offre son début et sa fin au film, ce petit roi local, permet à Krauss de composer une silhouette à la Stroheim, picaresque et vulgaire en diable. Et puis, le film baigne dans une reconstitution contemporaine dans laquelle on évite les toilettes trop belles pour les jeunes femmes pauvres, il y a d’ailleurs un jeu essentiel autour du vêtement : n’oublions pas que la reine-maquerelle des lieux est modiste, cet élément aura de l’importance. Le discret décor parfois impressionniste se pare malgré tout d’un certain réalisme, et on voit que l’escalier tordu (Qui monte au septième ciel ?) est authentique malgré ses aspects caligariens, lorsqu’à plusieurs reprises les prostituées le gravissent, seules ou accompagnées. Et puis, même si le film est situé à Vienne en 1921, on imagine que la rue Melchior aurait bien pu être à Berlin en 1925… Mais là ou Lang, par exemple, situe ses films dans une réalité à peine déformée, force est de constater que dans Le Docteur Mabuse, on ne va dans les milieux populaires que lorsque les héros s’encanaillent ; ici, on ne quitte pas la rue Melchior, et dès qu’on y est en pleine nuit, on y croise la file des gens qui attendent le lendemain en faisant, à tout hasard, la queue chez le boucher. Et là, on revient au symbolisme…

L’une des principales forces du film, et la principale cause de la censure dont il a été victime, reste l’érotisme de La rue sans joie. Un érotisme assez particulier, fait d’un mélange de suggestion (Tous les actes sexuels du film sont bien sur hors-champ, depuis le viol « consenti » dans l’arrière boutique de la boucherie, entendu mais pas vu par Asta Nielsen, décidément un témoin en tous les domaines dans ce film, jusqu’à la possession de Nielsen par Canez, dont la face grimaçante emplit tout l’espace du cadre quand il s’approche d’elle.), de divers actes manqués (Le patron de Grete lui fait un chantage, un garçon de chez Greifer poursuit la jeune femme dont il est amoureux lorsqu’il l’aperçoit dans une robe très suggestive), et surtout de vêtements. Ces derniers, en effet, déclinent une sorte d’état des lieux des personnages quant à leur situation en matière de sexe ; au début du film, les deux jeunes femmes qui vont chez le boucher sont toutes deux habillées de vêtements noirs, bas noirs, chaussures simples. Elles n’ont aucune intention préalable d’avoir des rapports, mais l’une d’entre elles cédera au boucher, à la sauvette, et l’autre (Nielsen, donc) s’enfuira. Une fois revenue de tout, ele cède aux avances de Canez, qui symboliquement, lui donne une robe, dont il insiste qu’elle ne recouvre pas les épaules de la jeune femme, et les dévoile lui-même d’un geste ferme. Elle portera du reste un costume d’une grande sophistication, mais transparent : sorte de reflet de sa soumission, qui est en grand contraste avec l’absence d’émotions dont elle fait désormais preuve. De son coté, Grete a cru son père quand celui-ci lui a annoncé avoir gagné une fortune en bourse, elle a donc été chez Greifer pour s’acheter un manteau de fourrure ; à cause de ce dernier, son patron la prendra pour une fille facile, provoquant alors son licenciement après avoir tenté sa chance. Grete ne se départira jamais de ce manteau, le confondant avec sa dignité ; il aura pourtant été sa chute, et elle troque dans les dernières scènes contre un autre habit, également fourni par la Greifer : une robe très déshabillée, au dos nu, et qui lui dévoile une bonne partie des seins ; on sent d’ailleurs la jeune Garbo particulièrement gênée. Les prostituées, danseuses, et autres aperçues chez Greifer, dans les coulisses par Grete le jour de son « entrée en fonction » sont d’ailleurs toutes habillées, mais d’étoffes légères et parfois transparentes, de vêtements amples, et Valeska Gert elle-même porte une tunique échancrée : on le voit, les habits dévoilent plus qu’ils ne cachent, et accompagnent la déchéance de l’héroïne. Deux scènes ressortissent d’un érotisme plus classique, et donc moins habillé : l’une, sans doute perdue mais représentée par une photo, nous montre trois danseuses nues, dans un tableau vivant chez la Greifer. La scène serait anecdotique si elle n’était suivie immédiatement d’un plan ou Grete, dans sa fameuse robe, se contemple dans trois miroirs… Ce type d’écho est utilisé occasionnellement par Pabst pour donner du liant : ainsi, au plan de la foule qui applaudit à tout rompre les attractions proposées chez Greifer, Pabst fait-il suivre un plan de la foule qui se masse dehors en attendant des jours meilleurs. Dernière séquence « érotique » dont nous discuterons, le flash-back du meurtre, qui intervient vers la fin : Asta Nielsen a vu dans une pièce à coté de celle ou elle se tient, un couple : Egon, le jeune homme qu’elle aime, et Lia leid, l’une de ses maitresses. Celle-ci est vue de dos, et le dos est nu, et très éclairé : impossible au spectateur de regarder autre chose. Les plans qui suivent le départ d’Egon ne cadrent que le profil de la jeune femme qui se dénude(Elle enlève ses bijoux), elle est un buste à la blancheur diaphane… mais derrière elle, les mains d’une femme s’approchent, et un fondu au noir termine la scène : l’espace d’un instant, Pabst a joué avec la nudité, mais il s’est ravisé, et c’est la mort qui l’emporte. Le sexe pour échapper à la faim, la mort pour se venger du sexe, et au final le feu pour nettoyer tout ça.



Le destin du film a été celui d’un grand nombre de films Européens, exportés, remontés, censurés… Aucune copie complète n’a survécu, et toutes les copies possédaient de sérieuses différences, avant cette restauration enfin « achevée » en 2009. Je mets les guillemets afin de rappeler que le destin de cette reconstruction est fragile : tout comme Metropolis, on ne sait pas jusqu’à quand cette version fera autorité ...
En attendant, on peut donc passer 2 heures 30 en compagnie de ce film, dont décidément je ne me lasse pas. On a le sentiment qu’en réduisant les ambitions d’un film à 15 personnages et à une rue, Pabst a un peu accompli le type de prouesse qu’aurait souhaité accomplir le Stroheim de Greed ou de Foolish Wives… ses acteurs, dans l’ensemble jouent assez juste, sauf Valeska Gert, mais le metteur en scène la laisse volontiers faire ses excentricités ; après tout le personnage doit avoir bien vécu pour en arriver là ou elle est ; les mimiques de Gert suggèrent une vie intérieure effrayante. Des deux actrices les plus remarquées de ce film, à savoir Nielsen et Garbo, celle qui est sur la pente descendante (Asta Nielsen, dans son dernier film) est éclipsée par le jeu instinctif de la deuxième. Chez Stiller, Greta Garbo était une poupée dans les mains de son metteur en scène, ici, Pabst en a fait une actrice, dont le beau visage triste nous aide à choisir une bonne fois pour toutes notre camp : ce film s’indigne et nous invite, nous enjoint à le suivre, et pour ma part, ça marche. Je sais que cette manipulation est d’un autre âge, mais j’y souscris, totalement et sans réserves.

... Voila pourquoi j'aime Die freudlose Gasse.

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Published by François Massarelli - dans Muet Asta Nielsen Georg Wilhelm Pabst 1925 Greta Garbo *