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15 mai 2019 3 15 /05 /mai /2019 16:16

Gance, parfois, ne mérite pas sa réputation. paradoxalement, il se mérite souvent pourtant, tel ce film indissociable et pourtant différent de la version de 1919, indissociable et pourtant indigne de son oeuvre. D'ailleurs, j'émets une hypothèse, n'ayant pas vu tous ses films parlants, mais ayant quasi systématiquement été déçu (oui, il y a à ce jour UNE exception): Gance a raté tous ses films après avoir été incapable de s'arrêter sur Napoléon. Et si les échecs successifs des années 30 l'ont poussé à se renier en faisant des films indignes, il n'en a pas pour autant été capable de réaliser des films qui échappaient au sentiment de gâchis, d'une oeuvre incapable de ne pas sombrer dans le délire obscène. A ce titre, celui-ci, qu'on ressort des placards pour le remettre au musée (DVD, restauration, blu-ray, coffret, publications patrimoniales, et tout et tout), est un cas d'école.

Rappelons d'abord les faits: bouleversé par une guerre à laquelle il a participé, contrairement à ce que prétendait ce salaud de Lucien Rebatet, écrivain d'extrême droite et ci-devant critique dans les années 30, Gance avait arrêté au 11 novembre 1918 tout ce qu'il était en train de faire, dont un film (Ecce Homo), pour se consacrer à une oeuvre visionnaire qui pourrait, du moins l'imaginait-il, mettre fin à tous les conflits. Prenant exemple sur Zola; le nom s'imposait à l'auteur: J'accuse. Qui accusait-il? ...C'était moins simple, car si le film avait selon son metteur en scène la prétention d'être un appel à la paix universelle, on s'y battait contre les Allemands, et il était inutile de chercher à choisir son camp: ce travail-là était déjà mâché... Mais le film était malgré tout génial par bien des points, notamment le fait que Gance imaginait d'y confronter les vivants et survivants de la guerre, qui reprenaient leur vie comme si de rien n'était, aux morts, à tous les morts qui tout à coup sortaient de leur trou pour demander des comptes... Séquence sublime, ou ridicule, je l'accorde, mais unique en son genre. Comme on le sait, les efforts pour arrêter la guerre, en 1937, étaient lettre morte, et tout le monde savait bien que ça allait recommencer...

Le deuxième J'accuse a un prédécesseur, comme la première version qui venait après cette tentation de film dont j'ai parlé plus haut: de façon intéressante, les deux oeuvres (Ecce Homo de 1918, et La fin du monde de 1930) avaient plus d'un point commun, à commencer par le nom du personnage principal, Jean Novalic... Dans son nouveau J'accuse, dont il entend une fois de plus faire un cri de rage contre la guerre, Gance a beaucoup recyclé de sa Fin du monde, le film maudit situé entre parlant et muet, entre génie et sales manies.

Le film est en trois parties, et une part du film, dans le premier acte, repose sur le script du premier J'accuse, avec son drame privé: Jean Diaz (Victor Francen) et François Laurin (Marcel Delaître) sont deux poilus qui se connaissent bien, et pour cause: ils viennent tous deux de St Paul de Vence, et aiment la même femme, Edith (Line Noro). François l'a épousée, mais Jean n'a jamais cessé de l'aimer, et Edith le lui rend bien. Pourtant, le mari sait qu'ils ne l'ont pas trahi, et se réconcilie au début du film avec Jean. D'ailleurs, ce dernier, un ancien officier qui a été démobilisé, a rempilé en simple soldat afin de prouver sa loyauté à Laurin. Mais le 10 novembre, les deux hommes font partie d'une mission suicide, dont seul Jean Diaz réchappera, un bout de métal coincé dans le crâne...

La deuxième partie raconte le retour de Jean à la vie civile, et son retrait de plus en plus évident de la société, puis sa folie: confronté à l'impossibilité pour lui de se laisser aller au bonheur avec Edith parce que ce serait trahir son pacte avec François, confronté aussi à la beauté d'Hélène (Renée Devillers), la fille de François, mais surtout devenu un employé d'un ancien officier dont il sait que c'est le responsable direct de la mort de ses onze camarades, Jean perd la raison. au point d'entendre ses camarades qui l'appellent depuis leur tombe à Douaumont...

Puis Jean "revient" à la vie, à la veille d'un nouveau conflit, et va être témoin et partie d'une terrifiante expérience: il entendait les morts, et ceux-ci reviennent pour empêcher les vivants de refaire la même bêtise. Et cette fois, Gance n'oublie pas de nous montrer Francen à la manoeuvre, qui en appelle à tous les morts, y compris les Allemands...

Gance étant Gance, il ne fait aucune différence entre les idées géniales et le ridicule le plus total... Du coup, le deuxième acte est l'un des pires moments de son oeuvre, gâché par des dialogues et des situations totalement insipides, autour ds amours contrariées de Francen et Noro, qui pour ne rien arranger ne sont ni l'un ni l'autre de la toute première fraîcheur! La première partie, surtout dans sa peinture de la vie quotidienne des poilus, atteint la grandeur à plusieurs reprises, notamment grâce au naturel trouvé par l'auteur et les acteurs: le premier mot du film, après tout, est "merde!", et beaucoup des dialogues semblent vécus par les acteurs, dont Jean Brochard et d'autres, trouvent les accents de la vérité dans ce qui ressemble à une heureuse improvisation. Bien plus heureuse en tout cas que les dialogues entre Jean et François: pendant que les bombes pleuvent, ils échangent d'infectes platitudes sur leur amour commun pour Edith, qui ne doit pas gâcher leur amitié retrouvée... passons. Si dans cette première partie Gance s'égare un peu en donnant l'impression que certes, les officiers envoient leurs soldats au casse-pipe, mais que les Allemands sont quand même, je cite, les "vaches" et les "salauds", il garde toujours un oeil certain pour réussir à nous mettre le nez dans ce bourbier, sans jamais nous montrer une bataille...

La troisième partie est boueuse elle aussi, mais ce qui compte, ce sont les vingt dernières minutes du film: cette idée saugrenue de voir se relever les morts du film, qui est l'occasion pour Gance de donner libre cours à son génie: son sens si profond et si unique du cinéma. Sans sauver le film (ce serait difficile), elles permettent au moins de nous rappeler l'importance de l'auteur de Napoléon. Qui a pourtant été fort discret sur son utilisation des effets dans tout le film. Son montage, tout en restant pertinent, s'est assagi. Quelques idées malgré tout son notables, comme ces inserts de canons (des images d'archives, bien sûr) qui tirent furieusement, pendant qu'une cafetière chante une chanson à des soldats; des réemplois de rushes des scènes de panique de La fin du monde rythment la fin du film, et bien sûr les plans de morts, utilisant à la fois maquillage, postiches et authentiques "gueules cassées", alliées aux plans hallucinés de Francen en pleine folie, et à l'utilisation fantomatique de l'image de l'ossuaire de Douaumont, resteront dans les mémoires...

Ce qui revient à rappeler le paradoxe de Gance: on râle souvent quand il en fait trop, on pouffe de rire devant le ridicule occasionnel, on s'insurge contre sa prétention (il était vraiment persuadé que le monde entier allait voir son film et cesser de vouloir faire la guerre), on peste contre tel ou tel acteur (à ce titre, Francen est ici dans son pire rôle, et Noro ne vaut guère mieux) et... on se souviendra toute sa vie de la puissance de ses images. Avec ou sans Edwige Feuillère.

 

 

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Published by François Massarelli - dans Abel Gance Première guerre mondiale