Avant 1910, on savait bien que le cinéma se mariait impeccablement avec l'érotisme... Mais c'était quand même limité, à la fois par les convenances, et par l'idée d'un cinéma essentiellement ressenti comme un divertissement familial. Tout change, finalement, quand le cinéma devient vraiment adulte, au moment où les Italiens, les Français et les Danois sans se concerter vont lancer le nouvel art vers des sujets plus vastes, des films plus longs, et des adaptations de romans (L'assommoir, d'Albert Capellani en 1908) ou des films à vocation historique (L'assassinat du Duc de Guise, de Le Bargy en 1908 aussi). C'est à ce moment qu'on a découvert au Danemark un filon.
Ceci est le premier film d'une longue série, qui va explorer les possibilités mélodramatique qui tournent autour du sujet de la prostitution. Une jeune femme (Kristel Holch) est détournée involontairement de son droit chemin, secourue, reprise par ses kidnappeurs, et au terme d'une folle équipée, secourue par un valeureux détective... ces événements apparaissent dans les six minutes du film qui ont été conservées (sur environ 45 minutes) mais elles sont plus facilement visible dans un remake immédiat (et illégal) réalisé par August Blom afin de capitaliser sur le succès du film de Cohn.
...la vérité, maintenant, est qu'entre l'original et la copie, cette fois, il faut sans doute privilégier la copie.
On pouvait faire confiance au cinéma Danois pour montrer la voie à suivre, en ces temps lointains... Ceci est en effet l'un des tous premiers longs métrages de l'histoire du cinéma, en même temps qu'un des films les plus importants d'une tendance qui va durer quasiment jusqu'à l'aube des années 20, et se prolonger parfois au-delà...
L'histoire concerne une jeune femme (Ellen Dietrich) qui se voit offrir une position comme dame de compagnie, mais c'est un piège tendu par un réseau de "traite des blanches", bref un système de prostitution. Une fois arrivée à Londres, et alors que sa famille ne reçoit plus de nouvelles d'elle, elle va aller d'aventure désastreuse en enlèvement de dernière minute... Car pendant ce temps, une amie d'enfance qui a flairé l'entourloupe a engagé un détective valeureux (Lauritz Olsen)... Pendant ce temps également, sa famille est rongée par l'angoisse...
Le sujet était déjà l'objet d'un film qui a obtenu un immense succès, sous le même titre, et réalisé pour le compte d'une petite société par Alfred Cohn. Devant l'engouement pour cette histoire sordide, la compagnie Nordisk a sans aucun scrupule décidé de le plagier... On peut comparer le film de Blom à 6 mn de fragments du film de Cohn, et on voir à la fois les similarités et la supériorité évidente du deuxième film...
Aux Etats-Unis, on n'avait pas encore trouvé la parade pour parler de prostitution dans les films, et ce long métrage aux péripéties de serial allait donner l'impulsion: puisqu'on ne peut pas en 1910 ou 1911 représenter la prostitution (d'ailleurs le terme est prohibé, et on se cache alors derrière le plus évasif d'esclave dans la "white slave trade"), autant montrer les contours: les moyens rocambolesques déployés par les bandits pour mettre une femme en confiance puis les façons de l'enlever, les hommes qui gravitent autour des cercles de prostitution et qui montrent de diverses façons leur désir de s'approprier une de ces femmes, etc...
Le film va plus loin que ses suites futures, sans doute victimes d'une censure de plus en plus tatillonne: ainsi, l'héroïne est-elle souvent en grand danger de devoir effectivement laisser les hommes, visiteurs du bordel clandestin où elle est prisonnière, disposer d'elle, et ses "collègues", pour leur part, sont manifestement aguerries, et ne semblent pas se plaindre de leur sort. Une dimension qui disparaîtra dès le deuxième opus, également dirigé par August Blom. Par contre, le deuxième film reprendra aussi un truc innovant qui fera beaucoup parler de lui, et qui voit ici l'une de ses premières utilisations: le split-screen, dans lequel l'écran est divisé en trois sections pour enrichir la narration.
Rien qu'en 1910, on compte trois adaptations importantes du roman de Harriet Beecher Stowe aux Etats-Unis, même si aucune ne survit intégralement aujourd'hui... Celle ci ne subsiste qu'à 40% environ, dans des fragments en 8 et 35 mm. On ne présente plus le vieux mélo de 1852, qui dans sa version théâtrale, a contribué grandement à mettre le feu aux poudres en 1860: le sort misérable des esclaves, l'arrière-fond Chrétien très fort, les bons et les mauvais maîtres, les profiteurs venus du Nord anti-esclavagiste pour profiter de la vente d'esclaves... Toute la panoplie, en fait, est passée dans la culture populaire d'un seul coup, ce qui explique que ce film Vitagraph de 1910 totalisait à l'origine 5 bobines...
On passera sur le racisme évident de l'histoire, car il convient quand même de rappeler que ce n'est pas parce que le roman était totalement pour l'abolition de l'esclavage, qu'il nous présentait le peuple noir sur un pied d'égalité. Donc une bonne proportion des esclaves du film sont joués par des blancs en blackface, et le film se vautre dans la facilité raciste, encouragé par le roman adapté: les noirs dans le film comme dans le roman, sont de vrais enfants, et si Tom est un peu plus humain, c'est parce qu'il a de la religion. Les "mulâtres" et autres métis, selon leur degré de blanchitude, sont généralement mieux considérés, et aussi plus désirables pour les femmes: c'est la loi du genre, on va donc être obligé d'accepter en bloc.
Dans la demeure des Shelby, de mauvais choix économiques ont conduit le père de famille à la ruine. C'est un maître bon, chez lequel vivent n paix des esclaves considérés. Deux d'entre eux vont être à l'origine du drame: car Shelby est obligé de faire appel à un affairiste, Haley, pour lui proposer le vente de deux de ses esclaves. Haley jette son dévolu sur Tom (Edwin Phillips), le vieil esclave le plus respecté de la propriété, et sur le fils "presque blanc" de Eliza, la gouvernante (Mary Fuller). Shelby étant obligé d'accepter, nous allons suivre le destin d'Eliza, qui préfère fuir avec son fils plutôt que d'en être séparée, et de Tom, qui sera vendu à un bon maître et développera une relation d'amitié touchante avec la fille mourante de ce dernier. Et en chemin, il y aura des larmes...
Les séquences qui restent sont celles des deux premières bobines, notamment la célèbre fuite d'Eliza à travers la rivière gelée, qui inspira tant le Griffith de Way Down East, mais aussi le passage qui voit Tom, favori de la petite Eva, assister en compagnie de ses nouveaux maîtres à la mort de la petite fille, puis être vendu de nouveau à l'infect Simon Legree, dont la plantation est surtout un endroit pour y satisfaire ses appétits sexuels et son sadisme! Le film se réfugie beaucoup derrière une terminologie et une gestuelle théâtrales pour faire passer la pilule, mais quand la gouvernante en place tente de contrer Simon Legree et de protéger les autres esclaves, si elle explique qu'elle a "un pouvoir sur lui" je pense que la vérité, sordide pour le spectateur de 1910 (A une époque où le mariage ou les relations sexuelles "entre les races" était puni par la loi de façon très dure en particulier dans les états du Sud). Mais nous ne pouvons évidemment regarder ce vénérable mais ô combien fautif objet antique de 1910, comme le prochain James Bond, cela va sans dire.
Reste que, en fascinant les spectateurs une heure durant, ce film a du contribuer énormément à l'avancée du cinéma, et probablement aussi, en choisissant un spectacle aussi apprécié, et établi que ce roman, pour le faire accepter par les élites conservatrices, tout en flattant leur bon sens Chrétien... blanc.
L'Abysse, comme le film est appelé en France, est le premier film de Urban Gad avec Asta Nielsen, tourné au Danemark. Paradoxalement, le couple ne va pas attendre avant de répondre aux sirènes de l'écran Allemand, puisqu'ils vont partir tout de suite après l'immense succès obtenu par ce film... L'essentiel de leur carrière commune sera donc faite en Allemagne, mais l'un et l'autre resteront indissociables du scandale de ce premier film, qui en 1910, à une époque durant laquelle les films commencent à s'allonger et la narration quitte les conventions des studios, semble revendiquer une place de premier plan pour le cinéma Danois: il est le plus spectaculaire des mélodrames naturalistes et sensuels, spécialité locale...
Un jeune homme, fils de vicaire, rencontre sur un tramway en plein Copenhague une jeune femme, professeur de piano, dont il tombe tout de suite amoureux. Leurs rencontres se font de plus en plus fréquentes, et un jour Knud (Le jeune homme, interprété par Robert Dinesen) invite Magda (Asta Nielsen) à se joindre à sa famille qui se rend à la messe. Elle le concainc de l'accompagner au cirque, et lors de a journée, se laisse aller à danser de façon provocante avec l'un des artistes. Durant une nuit, l'un des forains vient la chercher, et elle s'enfuit avec lui, et devient partie intégrante du spectacle, avec une danse particulièrement lascive... Pourtant, l'aventure avec le beau ténébreux (Poul Reumert) tourne court: il a tendance à flirter avec toutes les danseuses qu'il rencontre, et la jalousie s'installe bien vite pour Magda...
Dès le départ, le nauralisme du film est frappant, surtout au regard de ce qui se mijotait à l'époque dans les deux seuls pays capables de rivaliser avec le cinéma danois, l'Italie et la France: la rencontre entre Magda et Knud est saisie sur le vif, dans un vrai tramway, au milieu des vrais gens. Les nombreuses scènes d'extérieur sont tournées à même la rue, et respirent la vie; elles sont autant de témoignages émouvants plus de cent ans après d'une Copenhague révolue. Mais le jeu des acteurs, dans l'ensemble, suit cette tendance au naturalisme, et Asta Nielsen paie de sa personne en permanence: on sait que le film est surtout célèbre pour avoir été censuré aux Etats-unis en raison de l'incroyable sensualité d'une scène de danse, et à la voir aujourd'hui, on comprend: Poul Reumert est au milieu d'une scène, ligoté debout par Asta Nielsen. celle-ci se frotte tout autour de lui, en s'attardant en particulier sur certains endroits, et lui tourne autour durant 3 bonnes minutes! Une autre scène, durant laquelle les amants maudits s'affrontent au terme d'une jalousie trop aiguisée, semble avoir été interprétée avec une violence pas si simulée que ça... Le film suit, bien sur, un canevas mélodramatique qui fait toujours triompher le bon droit, ou à défaut mourir les pécheurs, mais en attendant il nous gratifie d'un spectacle qui a du sembler révolutionnaire à plus d'un Européen en ce début d'une importante décennie pour le cinéma danois.