On pouvait compter sur les Italiens pour deux choses en ce début des années 10: d'une part, faire exploser les limitations frileuses imposées par les Américains, par exemple, sur des spectacles cinématographiques, et d'autre part ne pas se contenter d'allonger la sauce: ils en faisaient du cinéma...
Cette adaptation d'une pièce assez méconnue de Shakespeare, The Winter's tale, incluant aussi bien des agissements troubles et occultes dans un royaume plus ou moins pré-Chrétien (Tiens, comme King Lear!) qu'une sombre histoire d'obsession jalouse et la rédemption de tout un royaume par une femme, est donc traitée sur près de 45 minutes, et bénéficie de toute l'attention de son metteur en scène, qui a soigné l'interprétation - intense, comme il se doit - ainsi que les aspects visuels: la nature, des décors plausibles, une attention au détail permettent à ce film de faire enfin le lien entre les premières adaptations parfois un peu maladroites et toujours expéditives, et les futurs chefs d'oeuvre d'un cinéma qui se sera enfin affranchi de la trace théâtrale de Shakespeare...
Avec cette adaptation cinématographique d'une des plus lourdes pièces de Shakespeare, le cinéma Anglais se démarque de deux façons de ses homologues Français, Italiens, Américains et autres: tous utilisaient Shakespeare pour rehausser leur prestige, alimenter la distribution en films de tous genres, à moindres frais, et traitaient les sujets en condensant de manière dramatique, puisque la plupart de films à ce stade ne dépassaient pas une bobine. Ici, on passe à deux, et ça change tout puisque Benson multiplie les scènes et réussit en 25 minutes à donner une meilleure idée de la continuité de la pièce...
Mais il y a l'autre point qui fait la différence: Benson était un homme de théâtre, sa troupe s'était spécialisée dans l'oeuvre de Shakespeare, et... bien souvent, voire quasi-systématiquement, ce film est une captation de scènes, jouées à la va-vite (mais on peu effectivement lire le texte sur les lèvres assez souvent...), et ce n'est pratiquement jamais du cinéma.
On notera une étrange ironie: la fin est perdue, on ne pourra donc pas voir Benson, en roi meurtrier et fou, clamer sans le son qu'il donnerait son royaume pour un cheval.
Un naufrage envoie deux amants, Viola et Sebastian, sur deux points éloignés d'une île. L'un et l'autre vont essayer de se rejoindre mais Viola, la plus exposée, participe sous le déguisement d'un homme aux intrigues de la cour d'Ilyrie, où la princesse locale tombe amoureuse d'elle, n'ayant pas reconnu une femme sous son habit...
La pièce est l'une des plus légères et exubérantes comédie de Shakespeare; par certains côtés, les points communs avec la Tempête sont troublants, mais l'atmosphère est clairement à la farce. Le ton adopté dans cette comédie Vitagraph rondement menée est idéal, et on voit que les Américains ici transposent avec talent le climat particulier de Shakespeare... Mais la comparaison de ces adaptations Vitagraph avec les Italiens tournent à l'avantage de ces derniers sur un point au moins: ici, les acteurs doivent gesticuler pour attirer l'attention, dans des compositions souvent surchargées... Les acteurs Italiens, eux, ont d'emblée toute l'attention de la caméra, et aucune distraction ne vient perturber le spectateur de ces films à l'ancienne...
le rôle de Malvolio, bouffonnerie numéro un dans la pièce, est ici interprété par Charles Kent, l'auteur du film: il s'est manifestement fait plaisir...
Le Roi Lear, une pièce complexe et riche autour de la notion de pouvoir, dans une intrigue située volontairement hors de la chrétienté afin de brouiller les cartes, est l'un des "usual suspects" de la façon don les premiers temps du cinéma se sont frottés à Shakespeare, choisissant soit les pièces les plus connues (Romeo and Juliet, Hamlet Macbeth) soit les passages les plus pittoresques. La pièce qui nous occupe ici appartient clairement à la deuxième catégorie. J'ai déjà, ce jour, dans un autre article, résumé très brièvement la pièce, je ne vais donc pas le faire ici...
Le Roi est interprété par Ermete Novelli, qui tend à jouer la folie avec les yeux d'abord, des gestes grandiloquents ensuite; je mentirais si je prétendais qu'il est subtil! Sa fille Cordelia est par contre un modèle de retenue, et sans surprise, c'est la future grande diva Francesca Bertini à l'aube de sa carrière. Le film, comme Le marchand de Venise du même auteur, bénéficie de décors aussi naturels que possible, d'une part, et d'un coloriage au pochoir de toute beauté. Pour le reste, on est encore dans le cinéma d'avant le montage, chaque scène étant un plan et chaque plan une scène.
Un marchand emprunte à un usurier, Shylock, de l'argent mais ne peut rembourser ses dettes: Shylock qui a subi la moquerie de ses concitoyens décide de le pousser selon la loi à lui donner justice, ou il devra payer en donnant sa vie... Parallèlement, Shylock doit faire face à la décision de sa fille Jessica (Francesca Bertini) qui a fui avec un Chrétien...
Cette pièce qui nourrira toujours les pires discussions sur l'ambiguité à cause même du personnage de Shylock, un juif représenté avec toute la panoplie de ce qui peut alimenter l'antisémitisme, est un cas d'école: une comédie qui vire au drame, ou un drame citadin traité à la farce, on ne sait plus trop... Avec son ambiguité déjà mentionnée, la personnage de Shylock est devenu l'un de ces rôles du répertoire Shakespearien qui vous font un acteur, et le personnage a un monologue célèbre consacré, précisément, à sa nature humaine (If you prick us, do we not bleed? If you tickle us, do we not laugh... etc)... Inévitablement absent ici.
Le film, situé et tourné à Venise (ce qui est, il faut le dire, un sacré bon point pour le film) est une production de la branche Italienne de la compagnie Le film d'Art, propriété de Pathé à l'époque: Il Film d'Arte Italiano s'est fait une spécialité de productions ambitieuses, dont plusieurs adaptations de pièces de Shakespeare. Gerolamo Lo Savio y présente une jeune actrice appelée devenir l'une des plus importantes actrices de la période, Francesca Bertini, dont le jeu généralement tout en intériorité (moins ici, toutefois, elle est encore à ses débuts) contraste furieusement avec le style outré de Ermete Novelli, qui interprète un Shylock de comédie... Mais qui fera encore pire dans Re Lear la même année!
Le film, conformément aux habitudes de Pathé et aux goûts du public Italien, est sorti dans une version colorée au pochoir, et des copies partiellement affublées de ces teintes ont survécu.
Produit par la Vitagraph, ce film est une réalisation de l'acteur Billy Ranous, l'une des metteurs en scène attitrés de la compagnie, aux côté de Charles Kent ou J. Stuart Blackton, lui-même le principal patron du studio. S'il était un comédien compétent, Ranous se révèle ici un réalisateur embarrassant, et devant composer un film de 15 minutes avec une pièce-fleuve, semble choisir de garder tout ce qu'il peut, donnant parfois l'impression de plus assister à un marathon qu'à une interprétation de Shakespeare...
Le fait que le film ait beaucoup souffert des ravages du temps, et ai subi la perte d'un certain nombre de photogrammes, n'arrange pas les choses et donne l'impression d'assister à un festival de jump-cuts... L'omniprésence de scènes tournées en studio ne tourne pas non plus à l'avantage du film: voyez le Stonehenge de la photo ci-dessus pour vous en convaincre.
L'intrigue de ce sombre drame est située dans l'Angleterre d'avant la chrétienté, et concerne un roi vieillissant (Billy Ranous) qui décide de diviser son royaume entre ses trois filles: dans le chaos politique qui s'ensuit, il perdra la raison et sa fille préférée Cordelia (Julia Swayne Gordon) perdra la vie...
La fameuse pièce féérique de Shakespeare a connu de nombreuses adaptations au cinéma: celle-ci produite par Vitagraph est sans doute la première, et elle a survécu. La continuité en est parfois un peu compromise, mais c'est assez courant avec un matériau comme Shakespeare, confronté à des adaptations qui totalisent moins d'un quart d'heure...
Durant une nuit magique, deux couples de nobles qui souhaitent échapper aux exigences de mariages arrangés de leurs parents, sont soumis aux caprices de Puck (Gladys Hullette), un esprit de la forêt, pendant que la reine des elfes Titania (Florence Turner) se querelle avec une magicienne, Penelope, qui va lui mener la vie dure. Pendant ce temps, une troupe de théâtre amateur se prépare à donner un spectacle en l'honneur des mariages annoncés, et non seulement ils sont assez mauvais, mais en prime ils sont la cible de l'espièglerie de Puck...
Cette production de prestige est l'occasion pour la compagnie de montrer ses qualités et son approche constamment dynamique de l'oeuvre du dramaturge Anglais: si certains films (je pense à King Lear) sont parfois trop dynamiques pour ne pas dire expéditif, l'exubérance du casting joue ici en faveur du film, qui adapte après tout l'une des plus belles et des plus enchantées de toutes les comédies de Shakespeare... Et le fait d'avoir tourné en pleine nature, au coeur même d'un paysage (du New Jersey bien sûr) qui ressemble à celui décrit par Shaekespeare, rend le film plus intéressant encore. Et la magie particulière de cette nuit de rêve est facilitée par les truquages: stop-motion, surimpression... On notera quelques infidélités à la pièce, notamment dans le choix de faire de Gladys Hullette un Puck androgyne, ou le choix de remplacer le roi des elfes par une magicienne, ans doute pour donner un rôle-clé à une actrice de la compagnie. Si c'est le cas, nous pouvons constater que c'est raté, puisque le nom de l'actrice ne nous est pas parvenu.
C'est toujours assez difficile, en 2020 et au-delà, d'imaginer qu'on ait pu se contenter aux débuts du cinéma, d'une dizaine de minutes pour filmer Shakespeare... Mais les tout premiers temps, après Lumière et Edison, partaient d'une illustration encore plus austère, limitée le plus souvent à des vignettes de moins d'une minute. En élargissant le propos sur une bobine entière, les cinéastes pionniers pouvaient au moins, d'une part, rendre compte des pièces qu'ils adaptaient de façon plus riche, ou d'autre part se permettre de montrer quelques scènes élaborées qui résumaient à elles seule toute la saveur d'une oeuvre. Tous les exemples de ces réductions auront de toute façon pour effet de ne montrer qu'une vision très incomplète, notamment mais c'est une évidence, privée de son élément souvent le plus reconnaissable: le dialogue.
Cette Tempête de 1908 est une production d'une bobine entière, dont les noms des acteurs ne sont pas connus (du moins pas par moi) et provient de Grande-Bretagne. Le propos y est clairement de résumer la pièce en choisissant un certain nombre de scènes-clé, et en même temps de profiter des moyens du cinéma pour concurrencer efficacement le théâtre. Ainsi le film est-il majoritairement tourné en décors naturels, incluant à plusieurs reprises la mer, bien sûr, un avantage certain pour cette adaptation de ce qui est l'un des derniers chefs d'oeuvre du barde... L'original montre la confrontation sur une île lointaine, des rescapés d'un naufrage, et du mystérieux Prospero, un magicien qui va tout faire pour séparer les rescapés du naufrage, afin de se protéger, et de protéger sa fille... Le film se décompose en tableaux qui illustrent la pièce: comme souvent avec ces courtes adaptations, la connaissance de la pièce de Shakespeare est un plus.
L'un des moments les plus intéressants est la vision magique d'un naufrage, par Prospero, qui est dans on repère. Le mur de sa tanière disparaît et on voit, à travers, la mer sur laquelle une maquette en surimpression nous permet d'assister au naufrage: les moyens du cinéma pour étendre l'univers narratifs sont ici mis à profit d'une manière très originale.
Ce petit film Britannique des premiers temps du cinéma, tiré d'une production de la pièce (King John) de Shakespeare par l'une des superstars de la scène Shakespearienne au tournant du siècle dernier, Herbert Beerbohm Tree: la seule scène conservée (un plan, comme capté d'une pièce mais en réalité effectué en studio) est la mort du protagoniste, interprété par Beerbohm Tree... Celui-ci, manifestement, déclame le texte avec conviction, ce qu'il fera aussi dans de nombreux films, tout aussi muets que celui-ci, et semble, disons, histrionique en diable...
Mais bon, il y a un début à tout, car ce tout petit fragment (1 minute et quelques secondes) d'un tout petit film qui ne paie pas de mine est, vous l'aurez sans doute deviné, la première trace d'une adaptation cinématographique de Shakespeare...
Le général Titus Andronicus (Anthony Hopkins) revient d'une campagne victorieuse contre les Goths avec des prisonniers, mais il a payé un lourd tribut: vingt-et-un de ses fils sont morts au combat. Il se venge en exécutant devant la Reine des Goths, Tamora (Jessica Lange), son fils premier-né.
L'empire est en plein tumulte: le dernier César vient en effet de mourir, et il lui faut un successeur: ses deux fils se disputent le trône, mais le sénat leur préfère Titus. Se jugeant trop vieux, celui-ci désigne Saturninus (Alan Cumming), qui s'empresse de se conduire en pourceau: il décrète que Lavinia (Laura Fraser) la fille de Titus, sera l'impératrice, mais quand l'autre héritier Bassianus (James Frain) l'enlève, Saturninus décide de libérer les Goths et de faire de Tamora sa femme. Si on ajoute les magouilles du Maure Aaron (Harry Lennix), amant de Tamora, la famille Andronicus est entrée dans une spirale irrépressible de vengeance et de violence...
Ce premier film de Julie Taymor est une adaptation d'une des pièces aujourd'hui les plus obscures de Shakespeare, rarement tentées sur scène, et pour cause: cette peinture d'un Rome en proie à une décadence carabinée avec un grand D... Orgies, sacrifices humains, viols, meurtres ritualisés et surtout, festins cannibales s'y succèdent, donc c'est surtut le genre de pièce qui peut être jouée à Avignon, mais au-delà, sa réputation peu ragoûtante (et le fait qu'un certain nombre de commentateurs, y compris du vivant du Barde) ont taxée cette pièce des premiers temps de sa carrière de profondément idiote, n'arrange pas les choses...
C'est parce qu'elle avait produit et mis en scène une version réactualisée (et remplie d'anachronismes) que la réalisatrice s'était adonnée à une version filmée. Celle-ci a été mal accueillie, et on comprend pourquoi... Il plane au-dessus de tout ce fatras un parfum d'inutile qui est souvent assez embarrassant. Il y a de bonnes idées, dans les choix de continuité par exemple, mais si l'essentiel du texte est bien là, les anachronismes finissent par tourner à la farce... Cela étant, on appréciera que le rôle de Titus Andronicus permette à Hopkins de rappeler à notre bon souvenir le rôle d'Hannibal Lectericus, en préparant de façon gourmande des pâtés avec ce qui reste des deux insupportables fils de Tamora, qui ont violé sa fille... Le but étant comme de juste de les donner à manger à leur mère. Ca valait bien le coup d'habiller l'acteur Gallois d'un costume de cuisinier qui lui va comme un gant.
Bref: Taymor fera mieux, beaucoup mieux même, avec les univers autrement plus graphiques de Frieda Kahlo (Frieda) et des Beatles (Across the Universe), mais ce Titus raté a au moins l'avantage d'être haut en couleurs (surtout du rouge), original (ça oui) et bien souvent franchement mal poli...