Pour son troisième et dernier film de la décennie, le premier qui soit de dimensions presque modeste, Peter Jackson a reçu une volée de bois vert de la critique, et en Europe le verdict du public a été simple: personne n'a été voir ce film. Pour une fois, les Américains ont été plus courageux, le film y ayant été un relatif succès en dépit d'une sortie confidentielle. C'est que depuis Lord of the rings et King Kong, Jackson n'est pas n'importe qui, mais avec ce petit film (toutes proportions gardées), il fait son Spielberg, alternant les grands projets fédérateurs avec un film plus intimiste et bricolo. Soyons francs: oui, ce film est en apparence bricolé, inachevé, mal fichu, à la narration qui part dans tous les sens, et il n'est pas dans la même catégorie, grand public que King Kong ou Lord of the rings; mais si on se réfère à d'autres films, et notamment à The frighteners, la comédie de fantômes avec Michael J. Fox, ou le splendide Heavenly creatures, on se rend vite compte que Jackson ne se renie pas, au contraire, il revient à ses premières amours: essayer d'adapter un imaginaire gothique, mortuaire et chamarré pour le grand public, marier la poésie étrange de son imagination malade et fertile, et le clinquant d'un cinéma de grande consommation. Et de fait le film est attachant, indicible, plein de zones d'ombre qui nous donnent envie d'y retourner. Bref, c'est son meilleur film, tout bonnement.
L'histoire de cette adaptation d'un roman de 2000 concerne une adolescente (Saoirse Ronan) d'une petite communauté Américaine, en Pennsylvanie, qui se fait assassiner à un moment crucial de sa vie, par un voisin abject (Stanley Tucci) qui n'en est pas à son coup d'essai. Bien que le film ait été vendu par les bande-annonces comme un thriller à énigme (le père, Mark Wahlberg, comprendra-t-il les messages envoyés depuis l'au-delà par sa fille, et se vengera-t-il à temps sur l'horrible monstre?), l'essentiel du film est consacré au deuil, aussi bien celui de la famille, le père et la mère (Rachel Weisz) réagissant de façon diamétralement opposées, que celui de la fille elle-même, arrivée dans un purgatoire ou elle va apprendre à ne plus regarder avec envie le monde qu'elle a quitté. Il va lui falloir accepter, mais aussi trouver une opportunité, par le biais d'un personnage de médium, de satisfaire sa plus grande frustration: elle est morte deux jours avant un rendez-vous crucial pour sa vie amoureuse, et son premier (et dernier) baiser a été interrompu trop tôt...
Les pièges de ce film, nommément la tentation du thriller, avec résolution de la vengeance, ou encore le fait de prendre parti pour une punition radicale, oeil pour oeil, sont évités, Jackson les écartant sagement, mais aussi courageusement, puisque le film ne trouve de résolution que dans une dimension philosophique: accepter la mort, la sienne ou celle d'un autre, voilà le seul enjeu proposé au final. Le monstrueux humain qui a commis le meurtre, joué avec génie par Stanley Tucci, trouvera pour sa part un destin à sa mesure, mais aucune humanité n'aura trempé dans sa mort: ouf. On évite le spectre hideux de la peine de mort, qui hante un peu trop facilement les films ou il est question du meurtre d'un enfant... Plutôt que de justice, Jackson, en obsédé du cinéma, multiplie les références à l'imagerie, et les liens ténus qu'elle fait entretenir entre les êtres, par-delà la mort: films, photos, gravures, dessins... Ici, le monde dans lequel évolue le "fantôme" de Susie (Epoustouflante Saoirse Ronan) est un monde de cinéma, bigarré, ou tous les signes ont leur importance. Bref, c'est un peu un film...
L'exceptionnel don graphique de Jackson est mis en valeur par la beauté hallucinante des visions du purgatoire, à mi-chemin entre l'enfance et l'adolescence, normal: c'est un purgatoire adapté pour une fille de quatorze ans. Les images trahissent les paysages toujours aussi beaux et grandioses de la chère Nouvelle-Zélande, dont on sait que Jackson n'aime pas la quitter... Mais le monde de 1973, splendidement rendu, nous renvoie un peu à la réussite plastique de The ice storm, de Ang Lee.
En dépit du sujet, ô combien lourd de ce film, Jackson réussit aussi à y glisser de l'humour, par le biais d'une grand-mère nicotinomane et alcoolique (Susan Sarandon) qui fait un ménage absolument inefficace au son d'un classique des Hollies (Long cool woman in a black dress, histoire de me trouver d'autres arguments de satisfaction); on y verra aussi un barbu qui essaie une caméra dans un magasin... Déja vu quelque part, le barbu en question: il conduit l'un des avions à la fin de King Kong, croise Michael J. Fox dans The frighteners, et il fait partie des armes de Saroumane dans Lord of the rings. En tout cas, Jackson a bien raison de signer son film de sa présence: avec ses êtres obsessionnels, collectionneurs, dotés de hobbies envahissants (le père comme le meurtrier, d'ailleurs), et de dons paranormaux, on rejoint ici le monde étrange du chasseur de fantômes de Frighteners, du Carl Denham de King Kong, du Colin McKenzie de Forgotten silver, des deux jeunes "heavenly creatures" , du frodo de Lord of the rings, voire de Peter Jackson: des êtres exceptionnels, à part, inadaptés, sur lesquels le destin s'acharne éventuellement, mais qui vont au bout de leur trajectoire. Tant pis pour les conséquences, et tant pis si le film n'est pas suivi par le public.