
Encore un grand nom du cinéma qui n’a pas suffisamment sa place, Maurice Tourneur n’est pas que le metteur en scène de Volpone, Justin de Marseille ou du splendide La Main du diable. Il est aussi l’un des plus importants cinéastes du muet Américain, tout simplement. Je vais donc me livrer à un (petit) tour d’horizon de son oeuvre muette. Mais d’abord, je vous renvoie à un document essentiel, qui me semble approprié pour deux raisons : il y est question de Kevin Brownlow et il provient de DVDclassik .
http://www.dvdclassik.com/Critiques/int ... part-2.htm
Né MauriceThomas à Belleville en 1876, Tourneur devient vite un « artiste » : peintre et dessinateur, il sera assez rapidement décorateur, passant de l’illustration de classiques de la littérature à la décoration de théâtre, deux univers qui auront une influence capitale sur son œuvre future. Il devient aussi acteur, et va se retrouver embauché par Antoine, avant de jouer et mettre en scène aux cotés (selon Jean Mitry) de Emile Chautard, Léonce Perret et Henry Roussel. Tous les quatre vont se diriger vers le cinéma : Perret va devenir un acteur et metteur en scène renommé chez Gaumont à partir de 1910, Chautard va être engagé à l’Eclair, ou il prendra Tourneur comme assistant ; Roussel va souvent jouer pour Tourneur, et deviendra à son tour metteur en scène de cinéma plus tard. Tourneur, donc, devient metteur en scène en 1912.
A l’éclair
Chautard parti aux Etats-Unis (Il reviendra), Victorin Jasset se concentrant sur les serials de l’Eclair, Tourneur devient en 1912 le principal metteur en scène des mélodrames et comédies de l’Eclair. Beaucoup de ses films réalisés en 1912, 1913, et 1914 ont disparu, et certains n’ont laissé aucune trace, pas même de nom. Gaumont et Pathé avaient une meilleure gestion de leur patrimoine, et puis l’Eclair n’a pas survécu à la guerre… Quant à nous, pauvre public, tout au plus peut-on se fier… au cinéma de minuit, qui a diffusé deux films en 1997 (Le Friquet et Les gaîtés de l’escadron) puis deux autres il y a un an (La bergère d’Ivry et Figures de cire). Ils sont tous très intéressants, mais ils posent des problèmes filmographiques de datation (Ce dont tout le monde sauf moi sans doute se fout éperdument) : le Friquet est daté de 1912 par Jean Mitry, qui en fait le premier film de son auteur ; la Cinémathèque Française le date de 1913. A la faveur d’une sortie Américaine sans doute (Il y avait une branche Eclair à Fort Lee), l’IMDB le situe en 1914. Figures de cire oscille aussi entre 1913 et 1914 selon les sources… Certains de ces films ont été programmés lors d’une rétrospective Eclair à la CF en 2007 :
http://www.cinematheque.fr/fr/projectio ... ,3636.html
Le friquet (1913 ?) d’après Gyp et Willy raconte le destin tragique d’une jeune trapéziste (Polaire)trouvée par un clown lorsqu’elle était un bébé, qui doit être recueillie par un noble (Roussel) parce qu’elle est constamment en butte aux vexations du patron du cirque. Lorsque le comte s’intéresse à une autre femme qu’elle, la jeune trapéziste retourne au cirque ou elle devient célèbre. C’est la que se noue le drame… Le film , dans la copie diffusée au cinéma de minuit il y a 13 ans, est incomplet, totalisant 22 minutes à 25 images/secondes. Les intertitres ayant disparu, ils ont été remplacés par des indications souvent redondantes, mais bien dans le style de l’époque. L’intrigue va très vite, trop vite d’ailleurs, finissant par ressembler à une bande-annonce. Mais l’intérêt de la mise en scène reste entier : ce n’est pas dans le montage (Bien que Tourneur découpe plus que le Feuillade contemporain ou que son ami Perret) mais dans le plan que la qualité saute aux yeux : le dessinateur-décorateur Tourneur a un sens de la composition exemplaire, le jeu des acteurs est réduit à l’essentiel, et la photo est splendide. Une mélancolie sournoise se fait jour dans tous les plans. On peut toujours se demander ce qui manque, mais quelques indices me font penser qu’il y a peut être eu censure : D’une part aucune trace de décomposition n’est visible, alors qu’il manque des plans entiers ; ils ont donc été sélectionnés pour disparaitre ; d’autre part, lors du dernier acte, la présence insistante d’une bouteille dans le champ de loge de l’héroïne pourrait expliquer bien des choses, sans que ce détail soit exploité dans la copie. Un moment émouvant : lors d’une contreplongée lors d’une scène de cirque, on aperçoit au-dessus de Polaire la verrière du studio Eclair…
/http%3A%2F%2Fwww.bifi.fr%2Fupload%2Fbibliotheque%2FImage%2Fespace%20patrimonial%2FARTICLES%2F2008%2FENRICHISSEMENTS_2007%2FI004a.jpg)
La bergère d’Ivry (1912) est un autre mélo, tout aussi beau à voir (D’autant que la copie proposée au cinéma de minuit était fort joliment teintée), et cette fois le film, à 29 minutes, est complet. On y conte l’histoire d’Aimée, une autre pauvre orpheline recueillie, qui se trouve au milieu d’une intrigue adultérine dont elle riqsque de faire les frais. Elle se sacrifie en endossant la faute de sa bienfaitrice, mais est rachetée au dernier moment par une pirouette ; Le film présente les mêmes qualités de clarté, de jeu et de composition que le précédent, mais on y voit une plus grande cohérence : Le friquet présente beaucoup de tableaux, La bergère d’Ivry développe plus de scènes ; l’une d’entre elles joue sur un suspense formidable : rejetée par son fiancé, auquel elle a donné un couteau pour la tuer en cas d’infidélité, l’héroïne songe à se jeter dans un étang, dont elle s’approche. Tourneur alterne ses plans entre sa bergère et les autres protagonistes afin d’impliquer joliment son spectateur : ca marche !!
Figures de cire (1913?) est un conte grand-guignolesque, fort timide dans sa réalisation, mais dans lequel Tourneur utilise les ombres et l’obscurité avec déjà un goût certain, et encore une fois, le jeu est économe, malgré une introduction /présentation des acteurs dans laquelle les trois protagonistes en font au contraire des tonnes (Voir les débuts de La dixième Symphonie et J’accuse de Gance, c’est à peu près le même esprit). Bien sur, il est facile de se jeter comme l’a fait notre Patrick Brion sur ce film pour en faire une esquisse des ambiances de La main du diable. Mais c’est surtout une trace ancienne des développements picturaux particuliers que Tourneur explorera aux Etats-Unis.
Les gaîtés de l’escadron (1913) est plus connu. Le film a été diffusé en 1997, en complément de la version parlante réalisée par Tourneur avec Raimu, et à mon avis le muet est bien meilleur, plus court (3 bobines), moins riche en numéros d’acteurs (Admettons que ces acteurs, étant Raimu, Charpin, Fernandel, Gabin et roussel, méritent qu’on le voie quand même.). il nous conte bien sur les mésaventure, imaginées et compilées par Courteline dans sa pièce, de troufions et de leur supérieur, mais sans jamais se vautrer dans la vulgarité. Les personnages sont clairement définis, et la réalisation très soignées, sans jamais céder au simplisme du carton-pâte. De plus, ce film est sidérant par la subtilité de son humour. Si vous ne me croyez pas, regardez n’importe quel film burlesque Français de 1913, et comparez.
Voilà ce que j’ai pu voir de la carrière muette Française de Maurice Tourneur. Ce ne sont pas ses chefs-d’œuvre, mais il y a là suffisamment de qualités pour faire de ce monsieur l’un des grands noms du cinéma à venir. S’il faut comparer Tourneur, c’est sans doute à Perret : l’un comme l’autre favorisent le plan et tout ce que celui-ci peut raconter, et aiment à jouer sur la profondeur de champ. Enfin, Perret est réputé pour son utilisation de l’ombre et de la lumière, effectivement remarquable dans certaines séquences du Mystère des roches de Kador (1912). Tourneur se fera lui aussi une spécialité des prouesses picturales d’ici quelques années… En 1914 , il part à Fort Lee (New Jersey) pour superviser la production Eclair Américaine. Il ne reviendra pas avant la fin de la décennie suivante.