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29 avril 2015 3 29 /04 /avril /2015 14:34

Le film de Louis Feuillade, composé de dix épisodes (La Tête coupée; La Bague qui tue; Le Cryptogramme rouge; Le Spectre ; L'Evasion du mort; Les Yeux qui fascinent; Satanas; Le Maître de la foudre; L'Homme des poisons; Les Noces sanglantes) est paru entre novembre 1915 et juin 1916. Contrairement à Fantômas, et ses quatre suites (1913-1914), le film est bien une oeuvre, plus ou moins planifiée, et construite sur une histoire de combat acharné entre les forces du bien (D'honnêtes gens, journalistes, policiers, voire artistes ou anciens malfaiteurs repentis) et les forces du mal, qui font il faut bien le dire, tout le sel de cette saga, avec leur inventivité dans le crime, et leur cruauté sans pareil, décidément très cinégénique... Et le film va, volontairement ou non, se faire en filigrane l'écho des événements du front, bien que jamais une seule fois une allusion directe à la guerre ne transparaisse sur l'écran!

(Philipe Guérande (Edouard Mathé), reporter au "Mondial", livre une lutte sans merci contre la bande de malfaiteurs Les Vampires. Il est aidé en cela par son ami Oscar-Cloud Mazamette (Marcel Levesque), un ancien de la bande qu’il a persuadé de suivre le droit chemin et qui lui est très dévoué. Il ne ménage pas ses efforts pour contrer les agissements du Grand vampire, le chef de la bande (Jean Aymé), d’Irma Vep (Musidora), l’égérie des malfaiteurs, ou encore de Satanas (Louis Leubas), dangereux manipulateur d’explosifs, et Vénénos (Frédérick Moriss), le "maître des poisons"...

Les Vampires n'est pas le premier sérial Français : Victorin-Hyppolite Jasset avait réalisé les aventures de Nick Carter (1908) pour la compagnie Eclair. Avec la série Zigomar (1912), il avait poussé son expérimentation un peu plus loin en s’attachant non à un justicier mais bien à une bande de malfaiteurs. L’héroïne de Protéa (1913) était une femme, Josette Andriot incarnait une détective douée pour le déguisement. Après le succès des Fantômas, Les Vampires représente cette fois une tentative consciente et vaguement opportuniste de capitaliser sur le succès du genre serial. En particulier à cette époque, la noble Gaumont tentait de rivaliser avec la plébéienne Pathé qui distribuait alors les feuilletons américains (The Perils of Pauline distribué en France après le succès des films de Fantômas). Mais pour aller plus loin, le coté baroque des films de Jasset, la peinture d’une bande étendue de malfaiteurs unis dans le crime, avec leur hiérarchie et leur goût pour les armes, les techniques les plus diverses d’un côté et la volonté de donner un rôle important à une femme (comme cela avait été fait dans Protéa) d’autre part ont certainement joué un rôle dans la conception des Vampires.

Le mode de fonctionnement de la série tourne entièrement autour de quelques clous, comme on disait alors : évasion spectaculaire, meurtre élaboré, coup de théâtre... Par moments, on pourrait soutenir que le titre (La Tête coupée, La Bague qui tue...) est venu avant l’histoire, et c’est probablement souvent le cas, mettant en lumière une recherche de l’effet immédiat sur le spectateur. La narration, linéaire, est ancrée du point de vue de Guérande jusqu’au troisième épisode, lorsque Feuillade s’autorise à partir d’une scène qui montre la préparation d’un mauvais coup par les bandits, ce qu’il fera de plus en plus au fur et à mesure des épisodes. Une fois établies clairement les différences entre Guérande et les Vampires, il n’y a plus de barrière morale à montrer les agissements des malfaiteurs dans leur quotidien ! Le style visuel des Vampires est à la fois simple et direct, et repose souvent sur des images devenues depuis mythiques. Dans Les Yeux qui fascinent, Feuillade montre une séquence d’une grande beauté, d’un baroque assumé et qui louche clairement du côté du fantastique pur: les Vampires ont décidé de faire un gros coup et ont donné rendez-vous à toute la bonne société. Une fois la fête lancée, les Vampires se retirent, asphyxient tout le monde, et une fois chaque convive endormi dans la pièce sombre, deux portes s’ouvrent au fond du cadre dans lesquelles se détachent les silhouettes de vampires en collants noirs : les bandits vont pouvoir se servir sur leur victimes et les délester de tous leurs bijoux, portefeuilles et montres... La puissance onirique d’une telle scène doit beaucoup à l’incarnation trouvée par Feuillade pour le crime, le mal, le mystère, ces inquiétantes silhouettes qui échappent à toute rationalité (pourquoi d’ailleurs se grimer ainsi si les victimes endormies ou mortes ne risquent pas de reconnaître les bandits ?). Ces déguisements sont pour Feuillade aussi bien un geste artistique qu’un signe de reconnaissance, qu’une échappée de l’inconscient, surtout lorsqu’il joue de la silhouette sensuelle de Musidora, seulement habillée d’un collant plus que révélateur.

Guérande et Mazamette, les héros en titre du film, sont deux personnages bien différents l’un de l’autre. Deux archétypes, d'ailleurs: Edouard Mathé, le reporter, est un solide gaillard, droit dans ses bottes, qui avance du début à la fin sans jamais laisser le doute s’installer en lui. Il a une intelligence particulièrement aiguisée, le fruit d’années à lutter contre le crime, et a acquis une solide réputation grâce à ses enquêtes et reportages, ce qui fait de lui un notable. Ses entrées à la police, sa solide position de reporter-vedette, ses amitiés haut-placées (la danseuse vedette Marfa Koutiloff avec laquelle on lui prête une liaison, par exemple) font de lui un homme situé du bon côté de la loi et dans la bonne frange de la société. On ne peut s’empêcher de se dire qu’il doit être d’un ennui mortel... Il lui fallait donc un faire-valoir à la hauteur: Marcel Levesque deviendra une grande vedette après son interprétation d’Oscar-Cloud Mazamette, dont l’évolution dans le film trahit le côté instable, les ennuis économiques (un fils, parfois trois, à nourrir, un travail à trouver coûte que coûte) mettant en valeur son appartenance à une classe sociale défavorisée. Ici s’arrête la lecture socio-économique, car si Mazamette est dans le premier épisode un membre des Vampires, c’est certes par nécessité, mais c’est surtout parce que cela va bien servir le scénario: lorsque Mazamette habillé en Vampire découvre que l’homme prisonnier qu’on lui fait surveiller n’est autre que Philippe Guérande, qui a été bon avec lui, il n’écoute que son cœur et passe à l’ennemi. Désormais, le brave homme sera du côté de la loi, et trouvera du travail, avant de devenir riche à la faveur d’un épisode. Mais sa simplicité et son physique, ses constants clins d’œil au public font de lui un personnage burlesque qui allège les aspects sentencieux, pudibonds et ennuyeux de son copain Guérande, l’homme du monde qui vit chez sa mère jusqu’au cinquième épisode !

Jusqu’au quatrième épisode, la situation est relativement simple, renvoyant systématiquement à Guérande et Mazamette contre les Vampires... avant l’apparition de Juan-José Moreno. Celui-ci, interprété par Fernand Herrmann, est un bandit qui n’appartient pas à la bande des Vampires et qui va non seulement renouveler les combinaisons de scénario, mais aussi permettre de continuer à peindre les aventures des Vampires de l’intérieur sans pour autant risquer les foudres de la censure, la compétition avec Moréno devenant parfois plus dure encore que la lutte contre le vertueux Guérande.

La Gaumont, ainsi que Feuillade, allaient être accusés de faire l’apologie du crime avec cette série, depuis la vision fascinée d’un «Vampire» masqué qui échappait à la police en marchant lentement sur les toits de Paris, jusqu’à un final en forme de baroud d’honneur dans lequel ils luttaient jusqu’à la mort. Apologie, non, mais véritable fascination, la présentation du crime dans les films de Feuillade doit tout à une volonté innovante de synthétiser l’image du mal à travers des vignettes fortes qui ne sont pas réduites qu’à des concepts vagues. Une certaine idée de la liberté de faire ce qu’on n’a pas le droit de faire semble bien être ce qui différencie l’homme droit, vertueux et honnête (Philippe Guérande) et le Vampire : tuer, voler, enlever, menacer, hypnotiser, tirer au canon, se rendre complice d’une évasion spectaculaire, se faire passer pour d’autres... les figures libres du crime tel qu’il apparaît dans ces films ne manquent pas. Mais il ne s’agissait pas pour Feuillade de glorifier, juste d’exagérer le mal jusqu’à le rendre particulièrement "photogénique".

Produit en pleine guerre dans un studio qui menaçait de devoir tout arrêter, Les Vampires était sans aucun doute considéré comme un film économique pour la Gaumont. D'une certaine manière il représente comme une régression pour Feuillade. Mais celui-ci a eu tout le loisir d’y recycler des leçons de ses anciens films: Fantômas, mais aussi pour une large part les films sensationnels de La Vie telle qu’elle est, ou des sujets crapuleux comme Le Trust. Il a aussi pu y développer un style propre qui a eu une influence considérable sur d’autres cinéastes. Le côté "gratuit" des films a par ailleurs séduit les surréalistes et a beaucoup fait aussi pour la pérennité des Vampires. Pourtant, il m’apparaît quand même que le déroulement de la série obéit à une certaine rationalité. Il aurait sans doute été de mauvais augure de tout faire reposer sur un moment de suspense qui aurait certes mis tout le monde en haleine, mais pour Feuillade qui avait dû renoncer en 1914 à poursuivre la série de films qu'il avait imaginés autour de Fantômas, il devait être important de pouvoir retomber sur ses jambes à chaque fin d’épisode... L’improvisation a parfois été la règle, et certaines traces en restent dans le côté arbitraire de certains coups de théâtre: lorsque Jean Ayme, méchant en titre, a commencé à se comporter en star, on a purement et simplement tué son personnage (Les Yeux qui fascinent). Moréno, dans un premier temps, est un bandit opportuniste qui n’a aucune envergure mais beaucoup d’intelligence et de réactivité. Avec le bien nommé Les Yeux qui fascinent, il va devenir (par la grâce d’un intertitre) un homme inquiétant doué de talents particuliers pour l’hypnotisme, ce qui lui permet de pousser Irma Vep à tuer le grand Vampire, mais ce qui lui donnera aussi l’occasion d’enlever la jeune femme et l’attacher à lui... Les différents changements de "patron" des Vampires sentent eux aussi l’improvisation, ou une façon de rappeler à l’ordre les acteurs qui se sentiraient pousser trop d’importance. Une dernière trace de cette tendance à l’improvisation figure dans le recyclage sans vergogne d’un film inachevé tourné en Camargue, qui met en scène Renée Carl: pendant qu’Irma Vep va fouiller une chambre d’hôtel, son complice raconte une histoire qui tient tous les convives en haleine, permettant à Feuillade d’introduire son petit fragment de film.

On ne doit pas oublier que ce film profondément délirant (un quidam y menace les gens de son canon qu’il utilise pour couler un navire à distance; un stylo empoisonné est utilisé par une sexagénaire pour s’échapper alors qu’elle est retenue prisonnière, e tutti quanti...) a été réalisé pendant la guerre et devait probablement avoir pour mission, non pas de sauvegarder le moral des troupes mais bien plus de permettre une échappatoire à ses spectateurs. Néanmoins, le final de la série se devait aussi de montrer comment les honnêtes gens allaient savoir serrer les rangs devant une adversité rompue à tous les actes sadiques. Le dernier épisode, Les Noces sanglantes, survient après de nombreuses péripéties qui vont voir Musidora-Irma Vep passer de mains en mains, de bande (Vampires) en bande (Moréno). Mais il est intéressant de voir d’une part que Feuillade va faire en sorte que cet ultime chapitre se termine sur une action musclée des forces de l’ordre qui vont faire subir à la bande de Vep et Venenos le même type de traitement qu’eux-mêmes ont asséné à toutes leurs victimes : c’est lors d’une crapuleuse cérémonie de mariage que les policiers, emmenés par Mazamette et Guérande, vont massacrer les Vampires... je passe sur la description de l’assaut, surprenant par son côté expéditif, que vous pourrez aller voir par vous-mêmes dans le film. Il est troublant de voir que Fritz Lang s’en est probablement inspiré pour son final de Dr Mabuse der Spieler, six ans plus tard. Mais surtout, Guérande et Mazamette ont déployé les grands moyens pour une raison bien précise : deux femmes ont été enlevées. L’une (Jane-Marie Laurent) est la jeune épouse de Philippe Guérande, l’autre (Germaine Rouer) une jeune veuve (son mari, le concierge de la famille de la jeune Mme Guérande, a été empoisonné par les Vampires !) que convoite le sentimental Mazamette. Seule survivante de l’assaut, Irma Vep passera quelques minutes seule avec les deux femmes, dans la cave où elles ont été emprisonnées, les tenant en son pouvoir du moins le croit-elle. Quand Guérande et Mazamette arriveront, il sera trop tard: l’une des trois femmes sera morte. Pour ce final sans doute planifié, Feuillade abat ses cartes et, comme Lang quelques années plus tard, fait intervenir pour terminer son film la cave sombre d’une maison assiégée, trois femmes livrées les unes contre les autres, des héros fondamentalement impuissants à y faire quoi que ce soit, et un destin scellé dans le crime... Un final qui non seulement offre à la Gaumont une revanche musclée des forces de l’ordre sur les nombreux crimes des Vampires, mais aussi un message subliminal sur l’importance des femmes dans ce film hors du commun, qu’elles soient honnêtes ou criminelles.

Les Vampires a sans aucun doute révolutionné, voire recréé le cinéma de genre en France, et pas seulement. Nombreux sont les films de Lang, par exemple, qui renvoient aux canevas de rêve éveillé des Vampires, aux associations de scènes mises bout à bout qui forment un excitant parcours du combattant dans l’inconscient : Ministry of fear et son improbable itinéraire vécu par un Ray Milland en proie aux espions, sous toutes les formes les plus inattendues, se situerait assez bien dans la continuité des Vampires. Feuillade a libéré un cinéma assez conservateur de ses réserves dans la peinture du crime en action. Il a su créer des signes cinématographiques (là encore on s’en voudrait de ne pas penser à Lang ou Hitchcock) grâce à Irma Vep, grâce à Moréno et ses « yeux qui fascinent ». Le film à épisodes a aussi contribué à capter de façon sûre l’esprit d’une époque, non dans son art officiel et consacré mais dans ses plaisirs coupables, à l’instar de ces scènes situées dans le beuglant ou les Vampires se retrouvent pour écouter les imprécations de la chansonnière Irma Vep avant de descendre à la cave pour y regarder les mêmes danses des Apaches (un homme et une femme qui miment la comédie de l’amour brutal !)... Bien sûr, pour la conservatrice Gaumont et le royaliste Feuillade, toutes ces canailles sont une incarnation populaire du mal, généralement situé du côté de la racaille et du bas peuple. Mais Feuillade a aussi su, grâce à Mazamette qui est lui aussi un travailleur, éviter de dépeindre un univers trop manichéen. Et si Guérande est toujours du bon coté de la police, un représentant typique de la bourgeoisie, il est aussi amené dès le premier épisode à faire face à une police qui ne souhaite pas lui accorder le temps qu’il mérite (La Tête coupée). En revanche, il se rend compte de la facilité qu’ont les Vampires d’infiltrer la bonne société, justement... Tout en ménageant les couches les plus conservatrices de la société de 1916, Feuillade introduit comme en contrebande une vague idée de corruption de la société Française. Ce qui débouchera avec Judex, le serial suivant, sur une plus grande implication de la Gaumont pour une vision beaucoup plus tranchée du monde!

Enfin, comment ne pas voir que dans ce film, les méchants ont accès à un arsenal de la plus grande modernité? Masques à gaz, poisons élaborés, canons spectaculaires, et les Vampires sont organisés comme une armée... En creux, dans son portrait d'une époque, Feuillade n'a pas oublié de faire passer l'idée d'une guerre qui décidément, s'attardait... En attendant, Les Vampires est un authentique chef-d’œuvre, né par hasard d’une volonté de faire du cinéma au rabais... On aurait envie de dire que c’est raté, tellement la supériorité de ce film à épisodes sur tant de ses contemporains est évidente.

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Published by François Massarelli - dans Muet Louis Feuillade 1916 **
30 décembre 2014 2 30 /12 /décembre /2014 09:51

Réalisé entre les expériences de The cheat et The golden chance d'une part, et les audaces formelles de The whispering chorus d'autre part, il est tentant d'attendre de grandes choses d'un tel film; en 1916, le très long métrage est dans l'air; à la suite des européens, et notamment des Italiens qui ont montré la voie (Quo vadis?, 1912; Cabiria, 1914) Griffith s'est, le premier, engouffré dans la brèche et en a largement récolté les fruits avec The Birth of a Nation (1915); en cette nouvelle année, le maestro travaille sur Intolerance, son rival Thomas Ince va sortir Civilisation; quant à DeMille, qui avait le premier dégainé son long métrage en 1914 avec The Squaw Man, il avait déjà rodé sa diva Geraldine Farrar sur un Carmen en 1915, il lui confie donc un rôle spectaculaire dans un Jeanne d'Arc scénarisé par l'inévitable Jeanie McPherson. A coté des deux films de ses concurrents précédemment cités, ouvertement pacifistes, la présence de ce Jeanne d'Arc, qui fait d'ailleurs une petite intrusion sur le front de 1916 peut paraître intrigante: l'Amérique de 1916 est non-interventionniste; créant un film spectaculaire à destination du public, l'accent mis par sa Jeanne sur l'action, l'hommage rendu aux belligérants Anglais restent étonnants... A moins qu'il n'y ait une explication "politique" toute simple... Sur laquelle nous reviendrons.

Geraldine Farrar, la première star de Cecil B. DeMille, était cantatrice avant d'interpréter quelques rôles auprès du metteur en scène; soucieux de publicité personnelle, le réalisateur avait à coeur de créditer convenablement ses acteurs, à plus forte raison s'il étaient déjà des vedettes, et il sera le premier à le faire, poussant Griffith à faire de même, à la demande des intéressés eux-mêmes. Farrar n'est pas un modèle de subtilité, et sa Jeanne est largement tributaire des traditions de jeu ampoulé des premiers temps du cinéma, d'autant que DeMille l'a souvent laissée faire.

La mise en scène est parfois décevante, confirmant le soupçon d'un DeMille faisant le choix soit d'expérimenter, soit de raconter des histoires à grande échelle, et cela explique la mise en scène simpliste et peu aventureuse de films ultérieurs comme ses Ten commandments de 1956, qui ne brillent pas par l'avant-gardisme. Comparé à Intolerance de la même année, les scènes "intimistes" de ce Joan sont parfois plates. Par contre, lors du siège d'Orléans, passage obligé, DeMille s'en sort avec un impressionnant panache, grâce à l'armée de figurants qu'il a mobilisés, et un montage assez serré; lors du procès, un passage délicat pour tous ceux qui ont vu et revu La passion de Jeanne d'Arc de Dreyer, il entame la scène par une vue d'ensemble de la salle d'audience, puis nous montre les juges par deux panoramiques sur leurs faces inquiétantes, qui souligne l'impression de Jeanne d'être soumise à un destin contraire. En revanche, il gâche tout en nous montrant celle-ci arriver encadrée de gardes géométriquement rangés à la façon des girls dans les films Pathé de 1905... Il nous gratifie de belles scènes plus tard, lorsqu'il souhaite souligner la duplicité des juges qui montent une fausse évasion pour mieux confondre la jeune femme et, heureusement, il réussit l'exécution, utilisant la fumée pour masquer/montrer Jeanne, et alterner suivant la tradition les plans de la suppliciée, les plans de la foule désormais acquise à la jeune femme, et les plans des gardes et des juges (Wallace Reid est en charge de la célèbre réplique, sur un intertitre: nous avons brûlé une sainte). La couleur y est aussi convoquée avec des plans dans lesquels les flammes sont colorées à la main...

Mais ce n'est pas la fin du film; encadrée par la vision des tranchées de 1916, l'histoire de Jeanne trouve un écho lorsque Geraldine Farrar, en robe blanche de sainte avec une armure, apparaît à un soldat Britannique à l'heure du sacrifice pour le pousser à commettre une action héroïque, afin d'être pardonné définitivement de la mort de Jeanne d'Arc. La séquence fait à nouveau appel à la couleur, avec une utilisation intelligente du virage et du teintage, lors des scènes de nuit. Mais ce final un peu ridicule n'a rien à envier à Intolerance, dont les dernières images sombrent dans l'imagerie la plus dégoulinante, mais le message reste plutôt remarquablement interventionniste. Sans doute s'agissait-il de rassurer le public Anglais, mis à mal par le film, tout comme les Français,qui lâchent Jeanne de façon assez brutale: une façon diplomatique pour DeMille d'assurer ses arrières, dans la mesure où il vise une exploitation en Europe. Et puis le film tente l'impossible: parler de la guerre de cent ans, de Jeanne d'Arc, sans s'aliéner le public Anglais, sans mettre à mal le public français. Il fallait l'oser... Tout ceci me semble être après tout une justification suffisante pour le prologue et l'épilogue. 

On s'en doute, il ne faut pas chercher ici la vérité historique, c'est plutôt la vignette qui intéresse le metteur en scène, le spectacle, le souffle. La simplification et l'altération de l'intrigue sont de mise, mais tout celle n'empêche pas les obsessions DeMilliennes d'apparaître, depuis le sacrifice du personnage principal (Une constante chez DeMille, de The Squaw Man aux Ten commandments) jusqu'à l'inévitable assimilation entre la débauche d'une classe et la tentation du mal, ainsi nous montre-t-on Charles VII, après avoir lâché Jeanne, qui s'adonne en sa cour à une crapuleuse orgie dont le metteur en scène avait décidément le secret, et qu'il resservirait à bien des occasions, notamment son Manslaughter (1922)... Quant au féminisme ou à la féminité affichée dans le titre, c'est tout simplement un moyen d'attirer les foules plus qu'un commentaire social; le personnage de Jeanne se trompe lourdement lorsqu'elle sauve le personnage (Fictif) de Trent (Wallace Reid) dont elle est amoureuse: celui-ci sera sa perte, son Judas. Mais elle nous est souvent soulignée comme avenante, séduisante (Dans la plus pure tradition de l'opéra, cantatrice de 1916 oblige), et bien sur elle est une tentation pour les plus avinés de tous les soudards. Donc on serait peu tenté de parler de féminisme ici...

Le plus drôle dans tout cela, c'est de penser que DeMille était probablement sincère, qu'il croyait dur comme fer en cette paysanne dont il avait trituré l'histoire de façon assez grossière, obtenant de la sorte un film certes ambitieux, mais qui manquera singulièrement son but: le film ne sera ni un flop, ni un succès, à l'instar des productions concurrentes. Le film de très long métrage attendra la décennie suivante pour fleurir, et DeMille reviendra à de type de spectacle en 1923. On peut d'ailleurs extrapoler, et émettre l'hypothèse de la sincérité du metteur en scène sur tous ses films, y compris les pires... En attendant, nous voici avec un bien étrange objet sur les bras, fascinant et encombrant à la fois... Mais crucial pour son personnage principal: c'est le premier long métrage d'une impressionnante série; c'est le dernier film "libre" (C'est-à-dire avant les obligations imposées par la canonisation et le passage du statut de personnage de légende à héroïne nationale pour les Français, surtout ceux des franges Catholiques les plus droitières) consacré au personnage, et c'est le seul à prendre suffisamment de libertés avec le personnage pour en faire, justement, une femme. D'où le titre. Et DeMille a quand même su utiliser certains motifs qui rappellent son talent: on notera une constante obsessionnelle de Cecil B., le feu qui devient,comment y échapper, le motif principal de toute la dernière bobine; envahissant l'écran lors de l'exécution, faisant littéralement disparaître Geraldine Farrar, puis autorisant un fondu magistral avec le présent, centré sur la flamme vacillante d'une bougie; enfin, l'explosion d'une bombe, promise dès le début du film dans le prologue 14-18, offre à cette histoire de flamme historique un point d'orgue approprié. De plus, le film a été tiré en couleurs, avec des teintes concurrentes, du plus bel effet. Et puis le chef-op Alvin Wyckoff fait des merveilles du début à la fin, comme toujours. DeMille et lui ont eu recours à leur péché mignon, dans une scène au sens obscur: les surimpressions, lorsque Jeanne est visitée par de fantomatiques juges en cagoule. Quel dommage que sur l'ensemble de ce film, DeMille ait manqué de l'inspiration géniale de The Golden Chance , même si les films sont de deux genres différents, ils concernent tous deux une femme parfois tiraillée entre sa conscience et sa mission. DeMille féministe? ...Voir plus haut pour mes doutes sur le sujet.

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Published by François Massarelli - dans Cecil B. DeMille Muet 1916 *
3 septembre 2014 3 03 /09 /septembre /2014 17:16

Une image, située au début de ce film de trois bobines, est restée célèbre: un cadre en forme de coeur accueille un à un la tête de chacun des principaux protagonistes de ce triangle amoureux: Roscoe Arbuckle soi-même, en garçon de ferme, puis Mabel Normand, la fille du fermier, et enfin Al St-John, le rival malheureux. Cette image a tellement été utilisée pour symboliser à la fois les grotesque amours un brin rustiques, et le cinéma muet dans son ensemble, qu'il a donné à ce film une aura de classique... Diablement méritée: d'une part, en trois bobines, Arbuckle ralentit volontiers le rythme souvent frénétique des productions Keystone. Il prend le temps d'assoir ses caractères, et raconte une histoire, finalement assez classique... Jusqu'à un certain point: Une fois l'accord des parents de la belle obtenu pour le mariage, Mabel et Roscoe se marient, et trouvent une petite maison sur le bord de l'océan. Mais le rival a décidé de se venger et fait appel à des bandits. Lors d'une tempête mémorable, ils font glisser la cabane en bois sur l'eau, et les deux amoureux dérivent donc sur les vagues du Pacifique!

Non seulement Arbuckle semble garder le meilleur de Sennett (Lisibilité, des acteurs rompus à toute sorte de gags), mais il montre avec ce film une maitrise peu commune en 1916 de l'ensemble des moyens cinématographiques: composition, éclairage, ombres... Comme dans l'excellent He did and he didn't, sorti le même mois (Mais probablement antérieur), il fait glisser son propore univers burlesque vers un terrain nouveau, ne reniant ni les règles du comique franc et massif qu'il pratique, mais en laissant apparemment sans effort son film se laisser envahir par une tendance contemplative et artistique inattendue, comme cette scène (Qui vire au gag allègre) durant laquelle au soir, Mabel observe tendrement son mari pêcher: celui-ci est vu en ombre chinoise devant l'Océan Pacifique, puis se battant avec un gros poisson. Une autre scène fait un usage subtil de l'ombre: Mabel s'endort dans on lit, pendant que Roscoe veille. Il ouvre la porte, et un rayon de lumière projette l'ombre du mari, qui semble embrasser son épouse...

Venant de l'usine à gags qu'était la Keystone en cette période, c'est une glorieuse surprise de découvrir ce film: c'est une merveille, une comédie de grande qualité, un chef d'oeuvre à part entière, voilà.

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Published by François Massarelli - dans Muet 1916 Comédie Roscoe Arbuckle **
19 juillet 2012 4 19 /07 /juillet /2012 11:06

Ce film aurait pu assumer un statut légendaire si les historiens en avaient parlé... ce qu'ils ne firent pas. The devil's needle fait partie de ces films des années 10 qui s'attaquaient à de multiples problèmes sociaux. Il a été produit par Triangle, la société qui distribuait à l'époque les films de Griffith, et si celui-ci a sans doute vaguement supervisé le tournage, Chester Withey en est le réalisateur. Le sujet de l'oeuvre, c'est la drogue, qui faisait des ravages de façon peu contrôlable en ces années 10. La loi sera d'ailleurs renforcée dans les années 20...

Le peintre David White (Tully Marshall) est en pleine crise d'inspiration, il ne parvient pas à trouver un modèle adéquat pour compléter un tableau. Jusqu'à ce qu'il fasse la rencontre de Wynne Mortimer (Marguerite Marsh), une jeune femme de la bourgeoisie, au grand dam de Renée Duprez (Norma Talmadge), son modèle attitré, qui voit bien que les affections de l'homme qu'elle aime n'iront pas en sa faveur. Elle est morphinomane, et dans un moment de dépit, conseille à David de se laisser aller à essayer une injection pour aider l'inspiration... Mais le peintre prend la provocation pour argent comptant, et s'injecte de la drogue. Mariée à David, contre l'avis de son père, Wynne découvre bientôt la vérité, tandis que le peintre plonge dans la dépendance, puis dans la folie, alors que Renée réussit à se débarrasser de son addiction...

Le film tel qu'on peut le voir n'est pas tout à fait conforme à ce qui précède, en effet la seule copie sauvée de l'oubli vient d'une ressortie de 1923, et la continuité avait été altérée pour mettre Norma Talmadge en valeur. La ressortie s'explique facilement, la mort de l'acteur Wallace Reid, des suites d'une addiction à la morphine, venait de mettre le sujet en pleine lumière. Outre la mise en valeur de Norma Talmadge, un certain nombre de points ont été changés dans le déroulement: ainsi, on donne une excuse à Renée, qui aurait été infirmière durant la guerre (Qui rappelons-le n'avait pas encore commencé lors de la première sortie du film), et aurait ainsi utilisé la morphine pour tenir le coup; par ailleurs, une scène qui voit Renée se rendre dans une pharmacie a du être altérée avec des intertitres, les conditions d'acquisition de la drogue ayant été rendues plus difficiles en 1923. Mais pour le reste, c'est bien le même film, avec ses scènes tournées en pleine rue dans Los Angeles, les murs de briques de ses taudis, et le jeu le plus souvent inspiré et juste de ses acteurs. Norma Talmage est formidable, montrant des nuances dans un rôle peu facile, qui aurait pu virer à la caricature. Tully Marshall, qui avait fait sa réputation en jouant les drogués et les alcooliques sur scène, montre lui aussi une belle étendue de jeu, qui contraste avec sa tendance histrionique, bien en valeur dans ses films des années 20 notament pour Stroheim (Ici, il se réserve une scène de folie, d'ailleurs documentée par une photo utilisée par Kevin Brownlow dans son livre essentiel Behind the mask of innocence).

Le film a souffert des ravages du temps, puisqu'une scène au moins du remontage de 1923 a disparu, et que de nombreuses traces de décomposition témoignent du fait qu'il était temps de sauver cette copie. Les deux dernières minutes qui installent un happy end, particulièrement, ont beaucoup souffert. Cette fin pourrait bien avoir été l'une des options des distributeurs pour montrer le film, comme c'était souvent le cas: le choix existait pour certains films entre une fin heureuse, et une fin plus réaliste; c'est une pure supposition de ma part, basée sur le fait que ces deux minutes largement décomposées viennent à la fin d'une bobine en bon état...

le film a été enfin remis dans le circuit par Kino, qui vient de le sortir sur un DVD et un Blu-ray consacré à d'autres films "sociaux" des années 20, dont le rare et superbe film de John Collins Children of Eve...

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Published by François Massarelli - dans Muet 1916 **