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24 octobre 2016 1 24 /10 /octobre /2016 09:52

Le cameraman Billy Bitzer a eu des doutes sur la véritable place à accorder à ce film, mais c'est le premier Griffith sorti par la Biograph, alors on peut sans doute le considérer comme le premier film finalisé du metteur en scène…Avant cela, Griffith était acteur, et pourvoyeur de scénarios pour la American Biograph. Ce sont sans doute ses scénarios qui lui ont permis cette promotion, mais Bitzer lui-même aurait tout aussi bien pu devenir le metteur en scène numéro 1 de la firme… Il deviendra malgré tout le chef-opérateur attitré de Griffith. Quoi qu’il en soit, c’est Arthur Marvin qui est crédité de la photo de ce petit film de 1908, d’environ 700 pieds, soit à peine une bobine de pellicule. Le scénario est du pur mélodrame, mais éclaire d’un jour intéressant un certain nombre des futures obsessions tant thématiques que picturales de l’auteur : importance de la famille face à la menace extérieure, prégnance du suspense, la tension qui naît de l’introduction du drame dans le cadre intime du bonheur familial… Mais il importe d’être franc: si vous n’avez jamais vu ce premier film de Griffith et vous attendez à un saint Graal, passez votre chemin: ce film est cru, primitif, et pour tout dire anecdotique. Il faut bien commencer par quelque chose.…


Dollie, présenté dans une copie aujourd'hui délavée (Elle provient d’une sauvegarde sur papier, et c’est laid comme tout), ne possède pas (Plus ?) d’intertitres, même si des commentaires publiés ailleurs (Les cahiers de la cinémathèque, n°6, 1972) font état de quelques textes sentencieux de-ci de-là. Le film possède 13 plans, ce qui nous permet exceptionnellement d’en tenter la description :

1 : dans un petit bois bien propre, au fond, une petite fille puis sa mère font leur entrée, depuis la gauche. Elles sont suivies du père, et la famille ainsi reconstituée batifole un instant dans la clairière. La mère et la fille sortent ensuite du plan sur la droite, alors que le père sort par là où il est venu, en gesticulant quelque « a tout à l’heure » à l’adresse de sa famille. En un plan, Griffith aura finalement établi un décor, aussi simple soit-il, mais aussi un cadre : celui de la famille. Cette famille, réunie un plan durant, se sépare à la fin du plan. De là va venir le danger…

2 : On « suit » la mère et la fille, bien sur : le plan montre une route, fréquentée par deux jeunes garçons, qui n’auront aucune incidence sur l’action. Au fond du plan, les deux héroïnes s’avancent vers nous. Elles s’assoient à l’avant-plan, un peu en retrait de la route, et un gitan entre par le fond du plan, il porte des paniers. Il tente d’intéresser la mère à ses paniers, sans succès. Il repart, le geste menaçant, pose ses paniers et revient, en tentant de dérober un objet (Un sac à main de 1908 ?). La mère se défend, et le père, surgi du fond de l’écran, intervient, frappe et cogne pendant que sa femme prend leur fille sous son bras pour la protéger. A la fin du plan, le gitan retourne la d’où il était venu, le regard et le geste lourds de menaces… Ce deuxième plan n’établit pas le drame, il en est le prélude. On constatera une utilisation plus prononcée de la profondeur de champ, par l’utilisation d’un angle de prise de vue frontal : la route vient vers nous, les personnages aussi ; ce mouvement vers le spectateur sera utilisé plus tard dans le film à des fins de suspense. Sinon, les deux jeunes hommes anonymes qui passent au début du film sur la route, et qui vont eux dans le sens contraire de l’action apportent une nuance quasi réaliste à la scène bucolique. Il refera souvent usage de la vie contenue dans le décor de ses histoires au lieu de se contenter de la platitude du cadre.

3 : Une roulotte à gauche, un cheval plus au fond à droite, une gitane couchée par terre qui fume ; le gitan du plan 2 entre par la gauche, montre ses blessures, profère des menaces et gesticule : il va se passer quelque chose. Il ressort du champ par la gauche. Composition plus classique, mais aussi un effort pour enrichir le contexte du drame : la roulotte devient du même coup un signe, et resservira bientôt… Sinon, on peut noter ici que le paternalisme et les préjugés raciaux nauséabonds n’ont pas attendu Birth of a nation

4 : Le drame. Le père et la fille jouent dans une nouvelle clairière, rejoints par la gauche par la mère, puis celle-ci ressort, suivie par le mari. La fille est seule, au fond le gitan arrive et hésite, puis se jette sur elle et l’emporte par là où il est venu ; la mère revient dans le champ, panique, gesticule, et le mari la rejoint bientôt. Ici interviennent deux nouveaux personnages, non identifiés : une femme qui rentre par la gauche, soit du même endroit que la famille, ce qui l’associe au cercle intime, et un homme qui entre par la droite : un passant ? Ici, en tout cas, le drame devient potentiellement une tragédie. Ce n’est pas seulement la famille, mais la société qui est attaquée…

5. Ici, encore un plan dont le (ou les )mouvement(s) est(sont) depuis le fond vers la caméra : le gitan entre par le coin supérieur gauche avec Dollie dans les bras. Il court, péniblement, puis finit par passer devant la caméra et sort du champ par la droite. En haut à droite, on aperçoit un homme qui travaille aux champs (Bien que le relief soit accidenté, et le cadre ressemble plus à un maquis qu’à autre chose…) Le mari et l’homme non-identifié du plan précédent entrent à leur tour par la gauche, parlent au troisième homme qui les rejoint dans la poursuite, et ils sortent par la droite à leur tour. Beaucoup de choses à dire ici ; tout d’abord , le choix du décor permet de délayer l’action en prolongeant le suspense et le dynamisme de la poursuite. Ensuite, la présence d’un témoin justifié par son activité permet d’ajouter une nouvelle preuve à l’idée que retrouver Dollie, c’est l’affaire de tous. Enfin, le contraste entre le cadre doucereux et domestiqué du sous-bois et le coté « nature indomptable » de ce décor de ronces et de relief accidenté accentue les différences entre la bonne société dont fait partie la petite famille et le monde des gitans. On est chez Dickens !

6 : la roulotte sous un nouvel angle ; La gitane est en plein rangement. Le Gitan entre par la gauche avec Dollie, la dissimule dans un tonneau, juste à temps pour l’arrivée des trois hommes ; Les deux gitans restent très calmes pendant que les héros fouillent, puis repartent bredouilles. Les gitans laissés seuls terminent de ranger leurs effets puis sortent du cadre. La roulotte part. A nouveau, ce plan de la roulotte est moins chargé de sens que les autres, mais il est intéressant ne serait-ce que parce qu’il comprime efficacement la durée de son action, mais aussi parce qu’il souligne la volonté des auteurs du film de ne pas choisir deux fois le même angle de prise de vue.

7 : Plan très court de la route. La roulotte entre rapidement par le fond et sort par la droite.

8 : Le plan le plus célèbre du film ? La rivière occupe tout le cadre. Par la droite, la roulotte arrive, très près de la caméra, puis elle entre dans l’eau. Le tonneau, placé à l’arrière, passe très près de la caméra, et lorsque la roulotte est dans l’eau, le tonneau contenant Dollie tombe. La roulotte achève la traversée et sort du champ, tandis que le tonneau dérive vers la gauche. L’intérêt de ce plan réside dans l’angle de prise de vue, au plus efficace et au plus près du drame. Les plans suivants vont d’ailleurs partir de celui-ci dans la mesure ou tous vont comporter une vue de la rivière, mais à chaque fois la distance sera plus grande :

9 :Le tonneau dérive sur la rivière . Des remous, assez évidents dans le cadre, ajoutent à la menace.

10 :Une cascade. Le tonneau s’approche (Par le fond toujours) puis tombe. Il est intact.

11 : La cascade, vue d’une plus grande distance. Le tonneau continue sa dérive, toujours vers la caméra.

12 : Le tonneau sur la rivière, suivant le même dispositif.
Avec ce dernier plan, le relatif suspense prend fin, puisque le cadre va de nouveau être celui, domestiqué, de la civilisation :

13 : Le bord de la rivière. Visible dans le cadre, un petit mur sert à domestiquer la rive. Au fond du plan, des habitations. Dans ce décor symbolique d’une nature (Et de ses risques) domptée, un pêcheur est à l’avant-plan…. Il aperçoit le tonneau, et s’agite dans le but de le faire venir à lui. IL a des difficultés à le soulever, il est plus lourd qu’il avait prévu. A ce moment, le père arrive par la gauche, et l’aide. Lorsqu’il ouvre le tonneau, et découvre Dollie dissimulée à l’intérieur, il lève les bras au ciel. A ce moment la mère arrive, la famille est reconstituée… Les héros n’y sont pour rien, quant aux gitans, on ne les reverra plus. Déjà, le fatalisme de Griffith s’affiche: que peuvent les gens face aux bouleversements de l’histoire ? S’en remettre à la providence, c’est tout.

En attendant, on voit comment avant le montage, Griffith utilise le plan pour signifier, symboliser, comparer et produire un effet de suspense balbutiant sur le spectateur. il s'efforce d'utiliser la profondeur de champ afin de sortir d'un cadre théâtral, et y parvient plutôt bien dans ce petit film qui respire constamment. D'ici quelques années, le montage viendra raffiner tout cela (On imagine quel profit le Griffith de 1912 aurait pu tirer de la juxtaposition des plans du tonneau et de ceux de la cascade pour faire monter la tension par exemple), les acteurs gesticuleront moins et joueront plus. Les influences (La référence ici est sans aucun doute le Rescued by Rover, réalisé par Cecil Hepworth en 1903) disparaîtront, et le metteur en scène deviendra à son tour un metteur en scène imité par tous. 

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Muet
9 février 2016 2 09 /02 /février /2016 09:07

On n'attendait pas vraiment Griffith sur ce terrain, mais le titre de cette chronique douce-amère est un peu une antiphrase... L'auteur de tant de mélodrames, si peu enclin à manier l'humour subtil des mots, s'est pour une fois laissé aller, pour un de ses films les plus inattendus, et les plus personnels. Il a aussi été à l'encontre de sa tendance si facile à la xénophobie, et en particulier pour qui a vu Hearts of the world, à l'anti-germanisme le plus primaire. Il convient de rappeler que Griffith a toujours suivi le vent, et que le vent de 1923 n'est pas le même que celui de 1918 au niveau des sentiments de l'Amérique envers l'Allemagne. Mais de là à imaginer David Wark Griffith emmenant sa troupe (Carol Dempster, Neil Hamilton, Frank Puglia, et le chef-opérateur Hendrik Sartov) en Europe pour en ramener un état des lieux de la pauvreté de la population Allemande écrasée par la crise, franchement, il y avait un pas à franchir... C'est pourtant ce que propose ce film adapté d'un roman de Geoffrey Moss, qui montre, avec des extérieurs filmés en Allemagne et en Autriche, la vie d'ne famille (De réfugiés Polonais, afin sans doute de contrer l'éventuel sentiment anti-Germanique qui restait important aux Etats-Unis) qui tente de remonter la pente: trouver un logement, de la nourriture, un travail, se prendre en charge et reconstruire une vie décente...

Les rôles principaux sont tenus par Carol Dempster et Neil Hamilton: Inga est une jeune orpheline recueillie par une famille Polonaise, et elle aime Paul, l'un des deux grands fils, et celui-ci le lui rend bien. Leur idylle, qui les pousse à s'en sortir, est le fil rouge du film. Autour d'eux, bien sur, une galerie de personnages qui sont une vraie famille élargie, avec quelques nouveaux venus, dont Lupino Lane, récemment immigré aux Etats-Unis (Il était Britannique). Ici, il est un compagnon d'infortune de la famille, qui tente par tous les moyens d'égayer ses amis avec des acrobaties, des chansons et des danses. Le film serait débarrassé de toute menace humaine, si Griffith n'avait pas saupoudré sa continuité d'apparitions d'un homme sombre, grand et à l'allure inquiétante. Une façon de nous prévenir qu'il y aura des ennuis pour Carol Dempster et Neil Hamilton. Mais même là, il ne cède pas à la tentation habituelle, et nous montre en effet une bande de voyous qui tentent, eux aussi de survivre; comme dit l'un d'eux, oui, ils sont des monstres, mais ce n'est pas leur choix...

L'interprétation, partiellement Européenne (Les voyous cités plus haut sont des acteurs Allemands), est assez solide, avec une mention spéciale, ce n'est pas souvent, pour Carol Dempster: elle est excellente dans le rôle de ce petit bout de bonne femme qui veut sa place au soleil, mais pas à n'importe quel prix... Le moment le plus célèbre de ce film montre Inga qui fait la queue pour acheter de la viande, avec une somme absurde en poche: elle a en effet 12 000 000 Marks sur elle, suite à la fameuse inflation la plus délirante de tous les temps! Elle espère pouvoir finir la journée avec un peu de viande en poche, mais les prix montent tellement vite qu'une fois arrivée à la boucherie, elle constate que la viande est désormais trop chère. L'autre versant de cette scène sera, dans La rue sans joie de Pabst, la fameuse scène durant laquelle des jeunes femmes sont réduites à la prostitution pour pouvoir manger. Mais Griffith, s'il nous montre un monde pas dénué de profiteurs, reste concentré sur la peinture de la résilience humaine, celle de tout un peuple. Il utilise le titre comme un leitmotiv, afin de rappeler qu'il y a toujours une solution, dans un monde qui en apparence va au chaos, il s'attache à montrer une famille qui va s'en sortir avec décence... Et même 90 ans après, ça fait du bien.

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Published by François Massarelli - dans Muet David Wark Griffith 1924 *
1 mars 2014 6 01 /03 /mars /2014 16:43

Ce petit film, petit par la taille comparé aux énormes épopées qui ont assis sa renommée, pourrait bien être le plus beau film de Griffith. Il se dégage de ces quelques 90 minutes un sentiment d’accomplissement, de perfection rares chez Griffith. D’autant plus rares qu’il s’agit d’une certaine illusion: des défauts se présentent çà et là aux regards; mais ce film que l’auteur lui-même a bien failli ne pas monter, tant il le déprimait, est une épure, autant par la simplicité de l’intrigue, le nombre restreint de personnages (3 +2), et la cohérence de sa mise en scène. Si on ajoute que le film a été rapide à tourner tant les scènes avaient été répétées, et que le rôle de Lillian Gish dans la production a été déterminant, on aura sans doute compris que je ne compte pas modérer mon enthousiasme…

 

 Le propos de Broken blossoms est sans doute motivé par le désir du metteur en scène d’étendre son univers. Il va y parvenir de façon assez inattendue, en offrant aux occidentaux de son public le point de vue d’un Chinois immigré en Grande-Bretagne. Mais il y a fort à parier que la tentation de réactualiser Dickens a joué un rôle aussi : la vision du Londres des bas-fonds de Limehouse, de la faune qui y survit, vu par un Griffith qui revenait d’Europe (La compagnie y avait passé plusieurs mois en 1917), va donner une vision étonnante, multiculturelle, dans laquelle la notion de mélange sera non pas condamnée, mais tranquillement abordée par le pourtant généralement pudibond metteur en scène: la contradiction, toujours…

L’histoire, bien connue, est celle de trois personnes: Cheng Huan (Richard Barthelmess, un relativement nouveau venu, auquel Griffith confiait des rôles de premier plan au détriment de Robert Harron; ici, il est excellent), un « missionnaire » Chinois en Europe, revenu de ses illusions. Battling Burrows (Donald Crisp), un boxeur buveur, coucheur, bas du front et franchement brutal, affublé contre son gré d’une fille imprévue : Lucy, jouée par Lillian Gish, tout juste sortie d’une grippe Espagnole qui a failli lui être fatale. L’actrice a longtemps hésité avant d’accepter de jouer le rôle de Lucy. Elle refusait de se MaryPickfordiser en jouant une petite fille, et elle souhaitait plutôt que Griffith aille dans le sens d’un certain réalisme: elle estimait tout simplement ne pas convenir au rôle…

Cheng Huan, dans un prologue, nous est présenté en Chine, plein d’illusion à la veille de partir pour sa mission de pacification en occident. Arrivé, il déchantera vite, et quelques années après, nous est présenté dans son quotidien : l’opium, le Mah-jong, le quartier Chinois de Limehouse, la fréquentation nocturne des pubs louches, ou la faune locale se mélange : prostituées, Chinois, Malais, noirs… Au sein de cette communauté, le héros tient une boutique-bazar. Battling Burrows, de son coté, vit avec sa fille, et se défoule des constances remontrances de son manager en buvant avec ses amis, et en battant sa fille, toujours sans raison. Un beau jour, Cheng Huan, voit la jeune fille, inconsciente, dans sa boutique : elle y a trouvé refuge après avoir été frappée un peu trop fort. Il la reconnaît, la recueille, et la conforte. Un ami de Burrows, de passage, surprend la jeune femme, et va annoncer la nouvelle à son ami, qui vient chercher la fille, la ramène chez lui, la frappe et la tue. Cheng Huan, qui a découvert le drame, prend une arme, vient tuer le boxeur, ramène le corps de la jeune femme, installe une veillée funéraire, et se suicide rituellement.

Le principal personnage est ici Cheng Huan, et le metteur en scène va le montrer dès son départ, suivant son habitude des prologues étendus qui lui permettent de donner des motivations et plus de substance aux personnages : la Chine du début du film, tournée à Chinatown, lui permet de filmer avec respect des commerçants, des passants Chinois, et de les opposer à des marins Américains en bordée qui se comportent comme des pourceaux : Cheng Huan tente de les raisonner, sans succès. Si le contraste, par lequel Griffith tente d’établir que les marins, eux, sont exotiques en ce contexte, débouche surtout sur l’idée que le maquillage de Barthelmess n’est pas parfait, il est de toutes façons remarquable de voir ce film de 1919 dépeindre la communauté la plus méprisée aux Etats-Unis de façon aussi respectueuse. Les plans qui établissent la vie de Cheng Huan, d’ailleurs, s’ils ne reculent pas devant la représentation inévitable des nuits embrumés de ces exilés aux mœurs étranges, s’ils les mêlent aux prostituées, sont malgré tout empreintes d’un rythme lent et, mais oui, respectueux : pas de jugements, ici. Le contraste avec la brutalité occidentale, symbolisée par Burrows, n’en est que plus grand… Le point de vue est donc bien celui de Cheng Huan, missionnaire désabusé qui a renoncé à changer les habitudes de ces indécrottables occidentaux. Le rythme lent est d’ailleurs observé tout au long du film, qui fait également un usage permanent du montage parallèle, dès les premières 20 minutes: c’est le moyen pour Griffith de lier le destin de ses trois personnages : il le fait dans toutes les scènes, faisant constamment peser la menace de Burrows sur les deux héros. Il l’utilise durant un match de boxe d’une façon un peu louche à mes yeux, mais Griffith sera décidément toujours Griffith : Burrows sait que sa file est chez le boutiquier Chinois (On les voit tous deux), et dit sans ambigüité son racisme (condamné par Griffith, bien sur, dans un intertitre). On sait donc qu’il va intervenir, et dans un premier temps le suspense qui s’installe est lié à l’idée qu’il va débarquer chez le Chinois et tout casser. Au bout d’un moment, toutefois, Cheng Huan est pris d’une impulsion, et a très clairement l’intention de profiter de la jeune fille. Le public est invité, deux minutes durant, à espérer l’intervention de Burrows. Mais au bout de deux minutes, Cheng Huan se ressaisit : son amour, nous dit un intertitre, restera pur. Par contre, Griffith réemploie le bon vieux viol métaphorique à la fin du film, lorsque Burrows force la porte du placard dans lequel s’est réfugiée Lucy, et la saisit, la jette sur le lit et la tapote avec le manche de son fouet, plusieurs fois, avant de prendre son élan: fondu au noir. Cette proximité louche entre le père et la fille est d’abord suggérée par la présence du lit en plein milieu de la pièce principale, et est renforcée par le regard blasé qu’adopte la jeune fille en toutes circonstances, y compris en parlant à des filles de joie. De même, on s’étonne (après Birth of a nation) de voir, au début du film, une femme blanche en grande conversation avec un homme noir, dans l’intimité nocturne de la salle publique d’une taverne boiteuse. Le cinéma de Griffith, décidément, est arrivé à l’âge adulte, et ce film dresse à qui sait y voir un meilleur portrait de l’humanité que celui représenté par Lucy et son assassin de père. Il est vrai aussi que ces scènes de promiscuité ont surtout pour but d'accentuer la solitude de tous ces exilés de la vie, qui seront bien vite rejoints dans cette errance par Lucy et Cheng Huan, seuls au monde y compris lorsqu'ils sont ensemble, tant tout amour entre eux est condamné.

Les répétitions du film ont principalement concerné les scènes entre Crisp et Lillian Gish, et elles sont d’une grand force. S’il continue à utiliser le montage de façon virtuose, Griffith laisse ses acteurs jouer de façon continue, et le résultat est hallucinant. Lillian Gish se taille la part du lion, multipliant les trouvailles : le geste de forcer un sourire, par exemple, est né durant ces répétitions, tout comme les mouvements qu’elle a imaginés durant sa crise de panique finale… Ces scènes se déroulent toutes dans le décor unique de la petite maison miteuse de Burrows, et on songe au Kammerspiel. Afin d’éviter de trop montrer le corps, un peu trop adulte, de son actrice, Griffith a ancré dans les scènes en duo sa mise en scène sur le visage de Lillian Gish, comme le montre leur première scène commune : il cherche à trouver un prétexte pour lui taper dessus, et la houspille constamment. Le visage de l’actrice exprime une peur grandissante, et Burrows éructe : Fais nous un sourire, justifiant le fameux geste : des doigts, elle dessine un rictus. On ne quitte pas son visage des yeux. Mais la notion du regard est souvent soulignée aussi pour d’autres raisons : la première scène entre Lucy et Chang Huan, divisée en deux, montre d’abord la jeune fille qui passe devant la boutique et regarde les poupées, pendant que le jeune homme la regarde du fond de sa boutique. Puis elle traverse la rue et s’intéresse à l’étalage de légumes du commerçant Evil Eye (littéralement Mauvais Œil). Là, l’écran nous montre Lucy au milieu, regardée par les deux hommes. Psui on voit Lucy qui regarde Cheng, celui-ci détourne le regard, et elle est à ce moment épiée par Evil Eye. Elle le surprend, il regarde ailleurs. Evil Eye fera une tentative pour attraper la jeune femme, mais n’ira pas plus loin. L’ambiguité est surtout dans l’interprétation de Lucy devant cette convoitise qu’elle inspire : est-elle naïve au point d’ignorer les intentions des hommes à son égard, ou bien en habitante résignée de Limehouse (Qui a eu une conversation avec deux prostituées), attend-elle simplement la suite des évènements? Le jeu de regards reprendra lors de la scène assez longue durant laquelle Cheng Huan lui donnera des habits de poupée, et la jeune fille jouera elle-même avec une vraie poupée…

La scène anthologique du film, bien sur, reste la confrontation finale, un chef d’œuvre de violence humaine, explosive, durant laquelle Lilian Gish et Donald Crisp vont très loin. Griffith en profite pour nous montrer, une fois de plus, un siège: celui d’un placard dans lequel la jeune fille s’est réfugiée, et cède à une crise de panique. Elle représente le paroxysme du film, et aurait pu en être la fin, mais n’oublions pas que Cheng Huan est le héros du film. C’est donc à lui que revient le dernier mot, mais autant être franc : le film ne cache pas, dès les premières minutes, que les dés sont jetés, et une atmosphère de dérèglement, de sombre tempête lourde qui menace et qui va emporter tout sur son passage, est cachée derrière ce rythme lent, obsdédant, du film sans doute le mieux construit de son auteur.
De même, la photo de Billy Bitzer est splendide, et l’opérateur Karl Brown a été ici secondé d’un nommé Hendrik Sartov, spécialiste des effets impressionnistes, et qui deviendra vite l’opérateur officiel de Lillian Gish. On lui doit sans doute le très joli leitmotiv visuel du bateau (un maquette, semble-t-il) dont on voit les mats glisser le long des quais, et qui sert de transition entre les présentations des personnages au début du film. Il correspond également au premier et eu dernier plan du film, des images portuaires esquissées, ainsi Broken blossoms est tout entier contenu entre ces deux idées de voyage, de partir loin, très loin de cet endroit de mort. Admirable.

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Muet 1919 Lillian Gish *
20 août 2012 1 20 /08 /août /2012 16:54

Ce film est un triple retour en arrière. Retour à l’Est, d’abord, tant dans le titre (Et donc dans l’histoire) que dans le tournage ; retour au mélodrame pur et dur, mais renforcé : 2 heures 30 de péripéties, et d’Americana avec barn dancing, dégustation de pancakes entre la prière et le fromage, sieste à même les marches de la cabane, etc. Retour, enfin, à des formules éprouvées, pour un Griffith échaudé par l’accueil tiède fait à son grand œuvre Intolerance, ayant épuisé toutes les ressources de rebondissement que lui permettait son métier, de drame exotique (The love flower) en comédie légère (True heart Susie), en passant par le film patriotico-guerrier-Panzer en douze bobines anti-germaniques (Hearts of the world). L’idée d’adapter Way down east, un roman qui a déjà été adapté en pièce de théâtre, semblait absurde à Lillian Gish, à plus forte raison puisqu’elle allait y tourner : dépassé à l’époque de la sophistication DeMillienne, le film ne pouvait pas plaire à un public qui sollicitait des comédies modernes, à l’aube du jazz age, et le film voulu par Griffith entendait opposer une ville corruptrice à la saine campagne, et combattre l’hypocrisie en exposant les adultères, les amants et les corrupteurs…

Si on comprend les craintes de Lillian Gish, au vu du film, on se rend compte que le film n’est jamais politique, se contentant d’exposer un monde, certes binaire, dans le but de jouer avec les nerfs du public dans la dernière demi-heure, le film servant finalement d’exposition à son dénouement. Fidèle à son habitude prise avec les premiers deux bobines, il ajoute à son personnage de femme perdue un prologue qui expose comment, venue pour la première fois à la grande ville, la petite naïve (Anna Moore, Lillian Gish) se fait entraîner dans un simulacre de mariage (Avec le dandy Lowell Sherman) et finit orpheline, fille-mère, et seule, puis comment son bébé meurt dans une maternité dont elle se fait vider pour cause d’immoralité. Mais Griffith, tout au long de ce développement ou il s'essaie à une représentation de l'Amérique citadine contemporaine, nous a montré le futur monde d’Anna, ce lieu ou elle finira par aller, en pleine campagne, dans une ferme, celle de Squire Bartlett. C’est tout un monde qui nous est décrit, du père (Sévère et trop littéral dans son utilisation de la bible, interprété par Burr Mc Intosh) au fils poète, aussi volontaire que le séducteur est vain, et qui est interprété par Richard Barthelmess. La mère est une vieille amie : c’est Kate Bruce.

Cette double exposition passe par le montage parallèle, qui nous permet d’en savoir suffisamment sur la communauté au moment ou Lillian Gish y apparaît, mais cela permet aussi d’établir un lien factice assez fascinant entre les deux stars : au moment ou le faux mariage se fait, Barthelmess (Il s’appelle David) a un cauchemar, un peu comme Ellen se réveille angoissée chez elle au moment ou à des milliers de kilomètres Nosferatu vient de mordre Hutter dans le film de Murnau… Le montage parallèle ne s’arrête pas avec l’arrivée d’Anna, mais il fait une pause. De façon intéressante, Griffith fait se rencontrer David et Anna avec une étrange scène; on s’attendrait à ce qu’ils se jettent dans les bras l’un de l’autre, mais elle ne le voit presque pas, et il est trop timide pour faire autre chose que de sourire un peu bêtement, comme si, après Broken Blossoms, Griffith voulait prolonger la tension un peu particulière de ce film… Mais ils se rapprocheront, et c’est l’un des enjeux de la fin de ce film, qui ne raconte pas que le dangereux sauvetage de Lillian Gish, tombée épuisée sur la glace dérivante d’une rivière dans une tempête de neige, par un intrépide Richard Barthelmess au péril de sa vie…

Le montage complexe des 45 dernières minutes du film est donc l’occasion pour Griffith d’entremêler les intrigues: le dandy est un ami de la famille Bartlett, et ne souhaite pas qu’Anna, trace de son passé infâme, reste à demeure trop longtemps; une commère sait tout et va tout révéler au chef de famille, et Griffith nous montre les images des deux jeunes, entrecoupées de la menace de Burr Mc Intosh qui revient de la ville ou il a été vérifier le ragot: on sait qu’il va la mettre dehors. De plus, du début à la fin, Griffith nous a montré les nombreux pique-assiettes qui encombrent la famille, avec un contrepoint humoristique souvent lourd: cette collection de gens rustiques prend tout son sens lorsque le metteur en scène sort le grand jeu: lorsqu’il presse la jeune femme de sortir, c’est devant la famille-communauté toute entière : au fond, la commère est bien là, et tous, la mère, le fils et les invités, sont témoins. Cette confrontation est le point culminant de l'intrigue, et une fois de plus, c’est la famille qui est en danger, d’où un déchaînement final très Griffithien, avec glaces, blizzard, montage incisif et gens qui courent dans tous les sens… Et comme d’habitude on est totalement pris dans la tourmente…

C’est donc bien un classique, et à son corps défendant malgré les insistants et grossiers intermèdes à la Sennett, pleins de personnages grotesques et insupportables: pour situer, imaginez un film Sennett sans gags : coups de pieds aux fesses, absorptions de liquides, grimaces ridicules, et pire... Mais heureusement, le reste de l’interprétation est remarquable : Lillian Gish doit passer de l’adolescente à la jeune adulte, et joue cette dernière transition avec une justesse et une tristesse qui font mouche. Elle trouve en la personne de Burr Mc Intosh un acteur avec un sacré répondant, il est fabuleux, en particulier dans leur grande scène, au cours de laquelle Lillian ne se laisse pas démonter malgré la puissance du père Bartlett. Lowell Sherman, "pièce rapportée " comme McIntosh, est époustouflant, et le double jeu de regards dans ses scènes avec Lillian Gish vaut le détour. Barthelmess est moins convaincant, mais il est crédible en jeune poète effacé, et de toutes façons, ce film est assurément un véhicule pour Lillian Gish, qui a eu fort à faire avec le tournage de la fameuse séquence de la fonte des glaces. Reste qu'il serait vain de trouver le moindre renouveau idéologique dans cette histoire dont la morale prend l'eau de toutes parts: l'important, c'est la famille! Et si on conspue le méchant séducteur qui a voulu goûter au fruit défendu en trichant, on n'excuse la jeune femme que parce qu'elle n'était pas au courant de son péché... Griffith attaque les commères et les intolérants de tout poil, mais il commence par une série d'intertitres moralisateurs qui insistent bien sur l'importance de la monogamie.

 

Restauré par le Museum of Modern Art, le film est aujourd'hui disponible dans un Blu-ray chez Kino, et la reconstitution est passée par des intertitres et des images fixes qui tentent de combler les trous: les scènes manquantes sont essentiellement des intermèdes comiques, et des séquences intermédiaires qui exposent les intrigues parallèles, la romance imposée par leurs parents à David et Kate, et la cour un peu pressante de Lennox Sanderson à l'égard de cette dernière. De fait, on aimerait mettre la main par principe sur une copie intégrale, mais on se contentera sans râler de cette reconstitution...

S’il s’agit bien d’un classique, il est le dernier film de Griffith qui n’ait pas été sérieusement attaqué : avec lui s’arrête ce qui est déjà l’âge classique, et commence la période durant laquelle le metteur en scène va tout faire pour continuer à exister dans des années 20 qui veulent de moins en moins de lui, et les critiques ne seront pas tendres ; en tout cas ce serait bien malvenu d’enterrer Griffith après Way down east. Il a récolté un grand succès, parfaitement mérité. Nous verrons bientôt comment il entendait revenir à l’histoire (avec un grand D.W.G), avec un Orphans of the storm fascinant et polémique.

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Muet 1920 Lillian Gish **
1 mars 2011 2 01 /03 /mars /2011 12:56

Ce film de guerre prend beaucoup de place dans l’univers Griffithien,et n’oublions pas qu’il se situe après Birth of a nation, terminé en novembre 1914 et montré en février 1915, et Intolerance, dont le tournage avait déjà débuté en février 1915, et qui ne sera présenté au terme d’un tournage plusieurs fois pharaonique qu’en septembre 1916 : d’une durée de 12 bobines, réalisé sur une période de plus d’un an, en Angleterre, en France et aux Etats-Unis, au terme d’un périple qui vit Griffith, embarqué avec Bitzer et les sœurs Gish accepter une mission du gouvernement Britannique, Hearts of the world est bien le digne successeur des deux grands films précités, mais il va marquer un point d’arrêt dans l’expansion Griffithienne : les films qui suivront seront tous plus modestes, et pratiqueront même le recyclage avec une telle ardeur qu’on ne peut que se dire que ce nouveau film énorme n’a pu qu’aller trop loin, et a probablement poussé Griffith à se modérer.

C’est donc dans le cadre de la promotion d’Intolerance que Griffith a emmené sa troupe en Grande-Bretagne. Intolerance, on le sait, se clôt sur un plaidoyer anti-guerre, et le metteur en scène, tout comme sa principale star, est un Républicain conservateur, donc volontiers pacifiste en ces temps incertains. La question de l’intervention des Etats-Unis dans le conflit mondial est pourtant dans l’air, et le cinéma de cette époque nous le rappelle, par le biais de Cecil B. DeMille, dont les films Joan the woman (1916) et The little American (1917) se prononcent plus ou moins ouvertement pour une entrée des Etats-Unis dans le conflit. Mais l’Amérique, en ce début 1917, est encore réticente (L’opinion publique, du moins, qui ne pardonne pas à Wilson, réélu sur une plateforme non-interventionniste, mais qui tente d’entraîner les Etats-Unis dans le conflit suite à l’affaire du Lusitania). Griffith aussi, mais sollicité par le gouvernement Britannique pour réaliser un film sur le conflit, il ne peut qu’être touché par cette croyance du gouvernement d’un pays aussi avancé culturellement dans le medium relativement nouveau qu’est le cinéma, et flatté qu’on fasse appel à lui, dans une période ou il a bien besoin de ce type de marque de confiance. Et de plus, il n'a jamais été un ennemi de la contradiction... L’idée était de faire le film sur place, en France, mais c’était impossible, et peu d’images y seront tournées, ou utilisées. L’équipe profitera beaucoup plus de la Grande-Bretagne, notamment de la collaboration de l’armée, et des populations locales qui figureront dans le film. Néanmoins, au départ, Griffith n’a pas de scénario, comme d’habitude…. Une fois l’expédition Européenne achevée, Griffith s’empressera de retourner de nombreuses scènes à Hollywood et de continuer à étendre son film pour lui donner une véritable forme : si on osait, eu égard aux conditions rocambolesques du tournage, on parlerait de Guerilla filmmaking, mais ce serait peu en phase avec le résultat final. A Hollywood, Griffith a pu se retrancher sur son studio, faisant appel à ses techniciens, mettant en scène des batailles sur les lieux qui lui étaient familiers, retrouvant son équipe d’acteurs, les sœurs Gish, bien sur, mais aussi Bobby Harron, Kate Bruce, Josephine Crowell, George Siegmann ou encore Erich Von Stroheim. Aucun de ces cinq acteurs n’a fait partie du voyage en Europe.

Il est malaisé de différencier ce qui est tourné en Europe (En France ou en Grande-Bretagne) de ce qui est tourné à Hollywood, au-delà de la participation de certains acteurs. Certains plans présentent des habitations typiquement Anglaises, d’autres ont été tournées avec Noel Coward (Des extérieurs) ; se fier au scénario n’arrangerait rien : le « scénario » reste lié au film une fois fini, comme souvent avec Griffith. Le tour de force, c’est qu’une véritable unité se dégage de l’ensemble : l’histoire concerne un village Français, pris au début du film en 1912 : tout y tourne autour de l’amour, et en particulier autour de Bobby Harron, un jeune écrivain Américain qui vit avec son père, un peintre. Sa jeune voisine, également Américaine, l’aime depuis toujours, et comme c’est Lillian Gish il l’aime aussi. Mais une jeune femme, plus ou moins Bohémienne, interprétée par Dorothy Gish, l’aime aussi, à tel point qu’un jour elle lui vole un baiser en pleine rue, sous les yeux terrifiés de sa petite amie. Celle-ci va pourtant réussir à détourner son ami des affections louches de la jeune rivale, et les jeunes gens fêtent bientôt leurs fiançailles. De guerre lasse, la rivale accepte les avances d’un autre homme. Lorsque la guerre arrive, les deux hommes partent : l’Américain s’engage sans hésiter, afin de rendre hommage à son pays d’adoption. Tout ce prologue (Environ un tiers du film quand même) se déroule dans une France tranquille et sans histoire, mais on peut voir de temps en temps un espion (Siegmann), qui répond au nom délicieusement évocateur de Von Strohm, et qui aura bien sur une fois la guerre déclarée et la province ou se déroule le film occupée, un rôle important…

On est, bien sur, en terrain connu. L’extrême lisibilité de l’ensemble ne peut nous cacher qu’une fois de plus, c’est la même histoire qui se joue, avec ses familles, ses villages, sa joie de vivre en péril, et ses batailles tournées avec clarté et lisibilité afin de ne jamais perdre le public. Mais cette-fois, Griffith joue sur de l’actualité, et si le voyage Européen est resté balisé, et sous la protection des armées alliées, il a vu. Cette présence réaliste de la mort vient très vite dans le film, lorsque le village est attaqué puis partiellement détruit avant d’être occupé, et parmi les morts, la mère de l’héroïne (Josephine Crowell) fait partie des premières victimes. Au gré d’explosions brutales, on verra ainsi un personnage coupé en deux, littéralement. De même, le montage extrêmement nerveux du film implique le spectateur de plus en plus au fur et à mesure du déroulement du film, dont la deuxième partie est nettement meilleure que la première, et la troisième reste totalement irrésistible. Au-delà de ce réalisme factuel, il faut bien dire qu’on reste dans une France d’opérette, et dans une guerre esquissée. Mais dans le déroulement du film, cette situation d’urgence (sans parler de l’étrange élasticité du temps, qui nous donne l’impression de voir se dérouler trois ans en trois jours) nous implique finalement facilement, tant le bon vieux système Griffithien fonctionne à plein régime, les Teutons veulent violer Lillian Gish et les soldats Américains se livrent à un sauvetage de dernière minute.

Les réserves que j’ai formulées sur la première partie sont pourtant émises avec bienveillance : on pourrait être plus critique encore devant le film : d’une part, le simplisme de la situation et la France quasi médiévale qui nous est présentée ont de quoi nous faire sourire. D’autre part, le sentiment anti-Allemand qui domine le film est un peu facile : ces gens-là n’ont pas beaucoup d’humanité… Oui, bon, ils en ont toutefois plus, beaucoup plus que les noirs tels que Griffith les voyait . Du reste, il y a plus d’anti-germanisme, et il est d’autant plus brutal que celui-ci, dans The Four horsemen of the Apocalypse (1921) de Ingram. Les Allemands de Shoulder Arms(1918) de Chaplin sont sans doute plus caricaturaux, comédie oblige, mais ils sont surtout moins intelligents encore. La critique largement répandue d’un film odieusement xénophobe ne tient pas tant la route que ça. Une autre légende, compréhensible quand on voit le nom du méchant, veut que celui-ci soit joué par Stroheim, que ce soit lui qui se livre au sacro-saint quasi viol de Lillian Gish. Une confusion sans doute, avec Hearts of humanity de Allen holubar, sorti l’année suivante, et qui montre notre Stroheim qui jette le bébé d’une jeune mère par la fenêtre avant de s’occuper de son, cas avec un air parfaitement tranquille. Stroheim joue ici les figurants, apparaissant à plusieurs reprises (Je l’ai vu trois fois en tout et pour tout), mais son principal rôle était d’être consultant militaire.

 

Hearts of the world est un titre tellement Griffithien qu’il va nous permettre de revenir sur une des caractéristiques les plus typiques du metteur en scène : son goût pour l’hyperbole, l’emphase, la figure de rhétorique survitaminée. Les deux orphelines de la pièce ne deviennent-elles pas « les orphelines de la tempête » ? Le voyou d’Intolerance ne s’appelle-t il pas Le mousquetaire des rues? Les orphelines de la tempête, le mousquetaire des rues, la princesse bien-aimée, la petite chérie… c’est plus absolu, plus romantique, plus griffithien donc. Plus ridicule, oui, aussi, mais c’est comme ça. Alors, qui sont les Cœurs du monde ?

Dans ce film, donc, Griffith dépeint une France simplifiée, présentée par le filtre de deux familles, séparées par un mur. Aucune rivalité entre elles, d’autant qu’elles sont Américaines, du moins vaguement, et par le biais de sous-titres uniquement, ce qui trahit un possible ajustage de dernière minute pour cadrer à la nouvelle situation Américaine, désormais interventionniste et intervenante. Si la rivalité n’est pas le ressort dramatique, ici, c’est donc d’amour qu’il s’agit. Et entre Bobby Harron et Lillian Gish, tout va bien, si ce n’est la menace d’une rivale, et un mur dressé entre leurs deux maisons. Ce mur, par ailleurs franchissable, a deux cousines dans l’œuvre, plus précisément dans Intolerance. Lorsque Bobby Harron et Mae Marsh se querellent autour d’une porte qui symbolise l’hymen de la jeune fille : Harron veut entrer, elle ne le souhaite pas, ils vont en conclure qu’il vaut mieux se marier. De même, la jeune princesse dans l’épisode Babylonien dit elle le jour de ses noces par le biais d’un Intertitre, «demain ces portes vont s’ouvrir ». Le lendemain les portes vont en effet s’ouvrir, pour laisser entrer les armées de Cyrus… On est donc une fois de plus en plein symbolisme, avec la mobilisation générale prononcée le jour des fiançailles, et la bataille décisive qui se joue au jour initialement programmé pour le mariage. C’ets d’ailleurs en cherchant son amoureux à l’issue de cette bataille que Lillian Gish le trouve, étendu par terre, entre la vie et la mort : stoïquement, résignée, elle se couche à ses cotés, pour ce qui est de son point de vue une nit de noce. Plus tard, au plus fort des escarmouches de la fin du film, les deux amants se réfugieront derrière le même mur que celui du début, au terme d’un chassée croisé incessant qui les voit passer, toujours seuls, d’un coté et de l’autre d’une porte qui finit toujours par se fermer entre eux, obstacle incessant à leur amour, aidé par les agissements maléfiques des soldats Allemands. La guerre ? Une affaire de cœur, un obstacle au bonheur de deux amants, rien de plus. Voila comment on escamote la situation géopolitique compliquée qui en temps normal aboutit à un conflit… Par ailleurs, les «cœurs du monde», pourrait-on croire, ce sont les cœurs des gens du monde, qui se déchirent dans une guerre fratricide… eh bien non. A en croire le film, les cœurs du monde, les « forces de l’amour » pour reprendre la terminologie de Griffith, ce sont les forces du bien, et donc les alliés. Ou plutôt nos deux tourtereaux et leur entourage, tous pris en otage par les forces du mal : les boches!


Hautement distrayant, Hearts of the world vaut mieux que sa réputation. Il est mensonger certes, mais moins que Birth of a nation. Retrouvant une narration linéaire, après le génial mais chaotique Intolerance, Griffith choisit de porter sa narration à hauteur humaine. Si certains acteurs en font des tonnes, Harron et Lillian Gish sont bons, et Bobby Harron est même excellent du début à la fin du film. Lillian est moins convaincante, soumise au feu incessant de la direction d’acteur contradictoire de Griffith (Quand elle voit son amoureux embrasser sa rivale, la première réaction du personnage est de rire, avent de fondre en larmes... ça lasse.). Dorothy Gish en revanche est nulle. J’aime Dorothy, mais là ce n’est pas possible : elle parvient à être pire que Constance Talmadge dans Intolerance. La faute en incombe à Griffith qui n’a jamais compris qu’un femme jeune, insouciante, amoureuse ne doit pas nécessairement être agitée de soubresauts, de grimaces incompréhensibles et de mimiques illisibles : pour ma part, après le visionnage de 58 films du maître, je le dis haut et fort, Dorothy Gish hérite du titre de pire actrice dans un film de Griffith pour le rôle de la petite pertubatrice dans Hearts of the World

On parlait de contradiction, ce trait si typiquement Griffithein. Justement, le film a été mis en chantier en Europe par une équipe largement anti-belliciste au service de la propagande guerrière locale, et le tournage s’est terminé aux Etats-Unis, une fois que le pays s’est engagé dans le conflit à son tour. Les vedettes de Hollywood, Chaplin, Pickford et Fairbanks, vont encourager les Américains à s’unir sur le front, mais Griffith et sa troupe se contenteront de ce film. Le final, qui anticipe la victoire (le film a été présenté en mars 1918…), montre qu’une fois les Américains dans la course, l’issue favorable du conflit était inévitable. Un final quais prophétique, avec beaucoup de nationalisme triomphal en plus, qui clôt de façon pas inappropriée un film étonnant, qui voit Griffith faire pour une fois un film entièrement consacré à ce qu’on peut appeler de l’histoire contemporaine ; c’est déjà ce qu’il a fait dans le segment moderne d’Intolerance , mais ici, il se livre à une lecture à grande échelle, d’un conflit qui devait résonner dans l’esprit de chacun des membres de son public, d’où un succès inévitable : Griffith allait bientôt manquer d’une telle adhésion…

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Première guerre mondiale Muet 1918 Lillian Gish *
28 février 2011 1 28 /02 /février /2011 19:11

The mother and the law

 
Entre le tournage de The Birth of a nation (Voir nausée précédente) et sa sortie, le décidément prolifique Griffith a entamé un nouveau film. Retournant à la veine sociale réaliste de The musketeers of Pig Alley, il conte cette fois le malheur d’un jeune couple pris dans la tourmente de la justice, le tout vu du point de vue de la jeune femme. Ce petit film, tourné en extérieurs en pleine ville et dans quelques décors très réalistes, constitue sans doute une récréation pour Griffith, mais il représente, pour autant qu’on puisse en juger aujourd’hui, un retour à un grand nombre de préoccupations laissées de coté depuis quelques années. Une fois la tempête de The Birth of a nation lancée, Griffith va changer d’avis, et revenir sur -, le compléter, l’étendre, y ajouter des histoires supplémentaires sans relation apparente avec l’intrigue de base, dont une qui se développe sur 7 bobines environ, et en faire un film tellement énorme que la superproduction précédente pâlit à coté. Il va également terminer de bouleverser la science du montage, et inventer une forme de cinéma-pamphlet qui n’aura qu’une descendance limitée.

Pourtant, si le titre The mother and the law a été remplacé par Intolerance, affublé de sous-titres tous plus grandiloquents les uns que les autres (Love’s struggle through the ages, A sun play of the ages), l’histoire de ces jeunes gens en butte à l’hostilité de la société reste le fond, le principal fil narratif, un fil rouge particulièrement important dans l’œuvre finie. Matrice d’Intolerance, The mother and the law fera même l’objet d’une sortie tardive, 3 ans après l’échec commercial de son film-manifeste, sous la forme d’une version réduite à la seule histoire moderne. Deux indices nous permettent de confirmer l’importance de ce petit film dans la structure initiale d’Intolerance : les tournages successifs des segments ajoutés se feront sous l’appellation The mother and the law, avant qu’un nouveau titre ne soit trouvé ; enfin, la structure laisse la part belle à cette histoire, que Griffith désigne dans ses intertitres par « our modern story », « our story of today », et qui commence et finit le film, et en définit le sujet même.

L’intrigue est située dans un New York de 1915, ou une jeune adolescente (Mae Marsh) qui vit avec son père dans des conditions modestes, rencontre un jeune gangster (Bobby Harron), l’épouse et le réforme par la même occasion. Manque de chance, rattrapé par son passé, il est l’objet d’une vengeance de ses anciens amis, qui l’envoient en prison. Son épouse a un enfant, mais celui-ci lui est enlevé par une association de femmes réformistes qui l’ont surprise buvant de l’alcool pour soigner un rhume. Une fois libéré, le mari est condamné à mort pour le meurtre de son ancien patron (Walter Long), qui a essayé de profiter de sa jeune épouse. Seulement il est innocent : C’est la maîtresse du patron (Miriam Cooper) qui a commis le meurtre par jalousie (Dans une scène au montage exceptionnellement rapide et virtuose). Il s’agit pour la jeune épouse de réussir à innocenter son mari aux yeux du gouverneur, afin d’obtenir la grâce; mais le temps presse…

Le film est tourné en pleine rue, et l’authenticité de la mise en scène fait plaisir à voir. Griffith a choisi de ne pas nommer les protagonistes, autrement que par des groupes nominaux aussi génériques et arbitraires que possible, nommant du même coup ses préférences : Mae Marsh est The dear one (la chère petite, ou la petite chérie) ; Harron est The Boy; Long est le Mousquetaire (Musketeer, tiens donc), etc. Le prologue est selon moi entaché par le jeu de Mae Marsh, à laquelle Griffith demande une fois de plus de jouer la petite fille attardée : chez Griffith, il n’y a pas d’adolescence pour les filles. Elles passent directement de l’enfance à l’âge adulte. C’est en particulier vrai pour Mae Marsh, qui jusqu’à Intolerance n’a joué que des fillettes ou presque, et qui continue ici à se conduire de façon ridicule, gambadant de façon puérile, distribuant des baisers à tous les animaux qu’elle rencontre… Heureusement, les scènes qui suivent la mort du père lui permettent de faire preuve de plus de retenue, et l’équipe qu’elle forme avec Bobby Harron s’en sort très bien. Un magnifique plan de Mae Marsh, au milieu du film, la voit rentrer chez elle après le verdict de condamnation à mort, et son visage fond littéralement au noir sur l’écran: une véritable figure tragique…

Le parcours du personnage joué par Bobby Harron va de l’adolescence, lorsqu’il travaille à l’usine locale avec son père, jusqu’à l’âge adulte, quand il est devenu gangster, aux cotés de Walter Long. Entre les deux, il a perdu son père lors d’une tuerie organisée par une police privée qui a brisé une grève à la demande du patron local (M. Jenkins) : la charge anti-capitaliste est extrêmement virulente, et les images de grève légitime cassée par des milices et des anti-grévistes armés de fusils reste en mémoire longtemps après avoir vu le film. Quoi qu’il en soit, Harron qui était un ado attardé dans The Birth of a nation, qui jouait souvent le grand benêt dans les courts Biograph, est ici totalement convaincant. La subtilité de son jeu, son coté sec, mais pas encore totalement endurci comme l’aurait été Elmer Booth par exemple, cristallise l’affection du public. D’ailleurs si le titre The mother and the law donne l’impression que l’histoire, comme c’est si souvent le cas chez Griffith, tourne autour de la jeune femme, le jeune homme est le principal héros de bien des péripéties. Il lui est même permis de ressentir, suprême audace, les tourments moites et humides de la puberté, surtout face à la tentation, représentée par Miriam Cooper : le fait que celle-ci soit la femme du patron reste un argument de poids pour aller voir ailleurs, et rencontrer Mae Marsh… La question du sexe est ici aussi abordée, par Un Griffith qui a décidément beaucoup évolué: à la fin d’un après midi, lorsque le jeune homme raccompagne la jeune femme chez elle (peu de temps après que Mae Marsh ait perdu son père), il lui fait comprendre qu’il souhaite entrer malgré son refus. Un débat animé s’ensuit, au cours duquel la jeune femme se précipite chez elle, concrétisant par la fermeture de la porte la barrière morale qu’elle est décidée à ne pas franchir. Finalement, à travers la porte, le jeune homme lui fait comprendre que s’ils étaient mariés, elle lui ouvrirait la porte. Régissant favorablement à la proposition de mariage, elle entrouvre la porte, et laisse la tête de Bobby Harron entrer pour un chaste baiser.

La peine de mort, rarement mise en doute en ce début de siècle, est l’objet du final de The mother and the law. Griffith donne son avis à plusieurs reprises ; si il me paraît prématuré de devoir attribuer un caractère abolitionniste à toute fiction mettant en scène un innocent accusé à tort (Clint Eastwood disait qu’avec True Crime / Jugé coupable, en 1999, il ne remettait pas en question la peine de mort, juste son efficacité), Griffith est explicitement amené à prendre fait et cause contre la sentence : lors du verdict, l’intertitre reprenant les mots du juge nous donne l’impression, d’un écho fatal sur le dernier mot: Dead, dead, dead. Plus tôt, un autre titre nous dit : œil pour oeil, dent pour dent, une vie pour une vie, un meurtre pour un meurtre. Il va s’attacher à donner une importance particulièrement grande à l’exécution, aux tentatives de Mae Marsh et de son entourage pour l’empêcher, aux tentatives de confession de Miriam Cooper, et va jusqu’à représenter l’exécution de façon documentaire : ses préparatifs, les circonstances, les acteurs : bourreaux, prêtre, officiers de justice, etc… On l’aura compris, cette omniprésence de la peine de mort est particulièrement notable pour une film tourné en 1915/1916, surtout d’un auteur qui montrait le lynchage d’un esclave violeur comme un acte nécessaire, effectué par les héros de son film précédent… Mais ne parlons pas des choses qui fâchent.

Donc, dans son état actuel, The mother and the law est un film crucial, splendide, qui reprend les choses là ou s’étaient arrêtés A corner in wheat, The musketeers of Pig Alley et The painted Lady, mais on peut se demander s’il y avait besoin d’en ajouter. En effet, le meilleur moyen de voir ce film est aujourd’hui de regarder Intolerance, dans lequel quatre histoires, dont The mother and the law se succèdent, se chevauchent, se prolongent et s’interrompent les unes les autres dans un puzzle unique en son genre. Il convient de se demander pourquoi, de s’interroger sur les intentions de Griffith, qui est omniprésent dans son film, par le biais de ses intertitres, mais aussi de décisions de montage radicales : parmi les commentaires railleurs de certains critiques, il y a eu des voix pour dire qu’il était difficile d’adhérer à un film au cours du final duquel on a peur que l’héroïne Babylonienne, conduisant son char, se fasse percuter par un train… Et c’est l’effet produit par certaines scènes, si on n’y prend pas garde. Pourtant, s’il serait facile de rire avec les railleurs, ou de considérer ce salmigondis indigeste de presque 3h20 comme une ridicule tentative de détourner l’attention au moment ou un insistant procès médiatique en racisme empêche l’auteur de The Birth of a nation de savourer tranquillement son succès, reste que ce nouveau film, unique en son genre, est un évènement cinématographique à chaque vision, y compris 92 ans après.

La réaction de Griffith aux accusations dont il était l’objet à propos de son brulot fascisant fut d’abord d’en appeler au premier amendement (Entre autres, garantissant la liberté de parole et de la presse) et de demander à faire valoir la totale liberté de l'auteur d’utiliser The Birth of a nation pour y exprimer une opinion. Il s’inquiétait notamment de voir des villes ou des états interdire la diffusion de son film, ou en couper de larges portions, afin de garantir la paix civile. Il n’a jamais eu gain de cause, la justice locale considérant systématiquement son film comme un produit commercial et non un organe d’expression. C’est donc en citoyen outragé par une atteinte à sa liberté qu’il va réfléchir à répondre par un film, et tout naturellement considérer son petit film The mother and the law, toujours pas sorti, comme la base d’une œuvre qui pourrait bien s’attaquer à un des maux de l’Amérique moderne. Les premiers ajouts se feront sur l’histoire moderne, dans laquelle, il va ajouter des portraits de réformateurs (Des gens que Griffith n’aimait pas: l’un de ses derniers courts s’intitulait The reformers, or the lost art of minding one’s business en 1913 : les réformateurs, ou l’art perdu de se mêler de ses propres affaires), qui sont dans l’histoire de vieilles filles aigries ne supportant pas de voir la jeunesse ouvrière vivre sa vie d’une façon indécente à leurs yeux. Le capitaliste de l’histoire, Jenkins, est présenté comme un homme froid et coupé des réalités, qui ordonne de tirer sur les manifestants depuis la solitude de son bureau. Les soldats (Ou miliciens, selon les copies) qui tirent sur la foule sont également un ajout par rapport à la première version… Après avoir infléchi son film dans une nouvelle direction Griffith va y ajouter les autres épisodes. Le concept, justifiant le titre final, est d’apporter une comparaison (Explicite d’après les intertitres : maintenant que nous avons vu ce qui se passe à notre époque, intéressons-nous à d’autres temps, durant lesquel, etc) avec The mother and the law: la vie du Christ (Howard Gaye) est donc évoquée à partir de vignettes inspirées de quelques épisodes importants : l’anecdote de la femme adultère, les noces de Cana, la montée au Golgotha, la crucifixion. Ces anecdotes sont généralement liées au thème des scènes modernes qu’elles viennent illustrer de façon allégorique, et le meilleur exemple en est probablement la vision du Christ portant sa croix, précédant de quelques minutes la montée de Bobby Harron à l’échafaud. Une autre histoire utilsée pour un temps relativement limité est une vision typiquement Griffithienne de la Saint-Barthélémy : le massacre de Protestants par les Catholiques, le roi étant poussé par ses conseillers et sa mère, fait écho à l’histoire initiale, et le massacre historique rejoint thématiquement la grève brisée à coups de fusils des débuts du film. Lautre intérêt de cet épisode est de fédérer les protestants avec un rappel de leurs persécutions passées : le film est non seulement Chrétien, il est de plus on ne peut plus Protestant. Le traitement de l’histoire par griffith reste le même que d’habitude : la grande Histoire vue à travers la petite : Eugene Pallette, pas encore ventripotent (mais déjà bonhomme) joue ici Prosper Latour, un huguenot qui s’apprête à se marier, et doit essayer de sauver sa chérie (Yeux Bruns) contre les milices royales et les Catholiques assoiffés de sang. Prétendant défendre les libertés avec son film, Griffith en a semble-t-il pris beaucoup avec la vérité historique.

La troisième histoire rajoutée est la plus spectaculaire, et sans la plus difficile à justifier, du moins thématiquement : voir en la Babylone antique un royaume de bonté précurseur de 1915, il fallait oser, surtout lorsque les caméras de Griffith soulignent les spécificités vestimentaires (Ou dépourvues de vêtement, comme les fameuses séquences de 45 bobines dévolues aux prêtresses d’Ishtar, qui me font irrésistiblement penser aux vestales du Castle Anthrax des Monty Python), les coutumes bizarres, et se faisant aider d’intertitres gonflés : ainsi, le marché au mariage, ou les hommes seuls venaient chercher une épouse est-il comparé avec l’époque moderne : Pas très différent de notre méthode, nous dit Griffith. En revanche, elle trouve son utilité dans deux domaines : le décor, la présence de batailles spectaculaires (Avec moult détails : décapitation, brulures, amputations, etc….), les mouvements de caméra piqués à Cabiria permettent à griffith de rivaliser avec les peplums Italiens, mais aussi avec lui-même : Après , Griffith pensait que le public n’aurait pas compris que le metteur en scène ne cherche pas à faire plus, toujours plus loin, toujours plus fort… Disons que si la plupart des images qui sont aujourd’hui montrées du film tournent généralement autour de cet épisode, et en particulier des décors extraordinaires construits pour l’occasion, mais aussi des mouvements de caméras qui nous les montrent, c’ets quand même cette partie du film qui gêne le plus, par le jeu ampoulé (Griffith souhaitait aussi copier le jeu délirant de certains films européens, mais ne se rendait pas compte que le naturalisme de ses films modernes était bien en avance. Alfred Paget, Seena Owen, Tully Marshall et surtout Constance Talmadge en font des tonnes, et Elmer Clifton est totalement nul : l’histoire nous conte comment le jeune prince Belshazzar (Paget) va perdre Babylone lorsque le grand prêtre de Bel (Marshall) va donner à Cyrus le moyen d’envahir la ville afin de venger son Dieu, délaissé au profit d’une déesse de l’amour, Ishtar. Le tout est conté avec le point de vue d’une jeune « Fille de montagnes » (Talmadge) qui a eu vent du complot contre son prince adoré, par un soldat amoureux d’elle, mais décidément assez peu doté en matière grise (Clifton). L’histoire sortira en film indépendant elle aussi (The fall of Babylon), mais ce n’est pas une très bonne idée…

Le principal atout, et la principale invention d’Intolerance, c’est bien sur son montage unique : au lieu de faire se suivre les quatre histoires, et de prier pour qu’un lien se fasse dans l’esprit du spectateur après avoir tout vu, Griffith décide de tout mélanger, selon une suite rigoureuse de séquences, toutes empreintes d’une certaine cohésion, du moins au début. L’histoire moderne est la première à être montrée, vite suivie par une introduction à l’histoire Biblique, et le début de la St-Barthélémy, qui commence par une exposition assez classique : le lieu, l’époque, le contexte… On s’attend à un long métrage de facture classique pour les trois histoires. Après un retour à l’histoire moderne, Griffith sort son va-tout avec l’histoire Babylonienne, dont l’exposition, comme celle des autres histoires, est détaillée et suffisamment riche pour qu’on s’attende à de vastes développements. La suite apparemment disjointe et aléatoire d’extraits peut faire penser à un zapping géant, mais elle a une fonction : le spectateur s’abandonne, et sera constamment surpris par les destinations. Ensuite, aucun hasard ici : Griffith nous emmène là ou il veut. Trois des histoires y sont narrées in extenso, et la seule qui soit vraiment épisodique est la moins développée, celle du Christ: Griffith n’y fait qu’une ou deux allusions. Les trois autres sont de véritables histoires cohérentes et développées, mais le déséquilibre entre les trois est criant : La St-Barthélémy ne dure environ qu’un trentaine de minutes, et voit ses séquences, généralement courtes, principalement placées en début et en fin du long métrage. Les deux histoires restantes se partagent 2h30 de temps.

Ce qui frappe, c’est le lien : toutes ces histoires sont liées entre elle par un Griffith narrateur, qui multiplie les interventions sous forme de notes, qui pilote les comparaisons et les digressions et qui assume totalement chaque image avec un aplomb remarquable : heureusement, car ce film est un échafaudage très fragile, et il n’est pas sur qu’ion puisse se reconnaitre dans ce qui est, décidément, une vision personnelle, trafiquée, de l’histoire : on sait ce qu'il faut en penser à propos de The Birth of a nation, c’est la même vision tronquée qui prévaut ; mais le lien artificiel établi, s’il renvoie forcément à l’auteur, renvoie aussi à l’Amérique, celle de 1916, celle de Mae Marsh et Bobby Harron : notre histoire moderne, une histoire humaine, comme étaient humains les gens de l’époque Babylonienne ; une histoire Chrétienne, et plus encore protestante: voilà le pedigree du film, ainsi constitué afin de fédérer le public auquel Griffith le destinait en priorité. Peut-être a-t-il réussi dans ce sens, peut-être non ; les gens n’ont pas vraiment suivi (Même si, contrairement à la légende, le film n’a pas été un échec : il a juste fait un petit succès, mais Griffith a décidé de jouer son va-tout en amenant son film sur les routes, à la façon dont il avait lancé une tournée pour The Birth of a nation, et c’est là que le public a réagi négativement : cette tournée lui a couté une fortune, et s’est avérée un gouffre.) mais l’essentiel est ailleurs : Griffith a bouleversé le cinéma dans un essai unique au monde.

Totalement Griffithien, le film repose sur des genres que l’auteur connaissait bien, et la fluidité et la virtuosité présentes dans la partie moderne nous montrent sa science en matière de narration cinématographique. Les autres épisodes reposent quant à eux sur des bases éprouvées, par l’auteur de ces quelques 400 courts métrages qui vont dans tous les sens, mais aussi de Judith of Bethulia. Il ya aussi une volonté de faire un cinéma de la psychologie (Renvoyant à The painted lady, et incarné ici par Miriam Cooper dont les tourments intérieurs sont exprimés par un visage fascinant) et de pousser plus loin encore les limites de la représentation (Violence, sexe, conditions sociales) dans son style de mise en scène: Griffith est donc chez lui. Il faut ajouter à cet échafaudage l’influence des films Italiens, évidente dans l’épisode Babylonien, tant dans le luxe hallucinant des décors que dans les mouvements de caméra. Griffith n’a de toutes façons pas choisi ses périodes au hasard, et l’a fait pour des raisons esthétiques avant tout: toujours son vieux démon de reproduire le cinéma Européen, celui de Cabiria et de L’assassinat du duc de Guise. Et puis ces périodes l’ont clairement inspiré, notamment en matière de décors : ils sont très impressionnants de bout en bout.

On ne débouche pas avec un tel mélange, sur un film parfait, c’est évident. Le jeu des acteurs dans La Chute de Babylone, les digressions parfois irritantes, il y a de nombreux défauts. Mais que de morceaux de bravoure : Chaque histoire fourmille de scènes, de décors qui s’impriment en nous (Les fameux plans des décors de la partie Babylonienne, avec les mouvements de caméra depuis un ballon captifs, ou encore les mouvements de panique à la fin de la fète, quand Cyrus s’introduit dans le palais : une scène de panique vue au microscope. ), une justesse étonnante là ou on ne l’attend pas : l’histoire de Jésus est d’une sobriété rare, et évite les lenteurs propres à ce genre de sujet : voir à ce titre le film d’Alice Guy (1906) de sinistre mémoire… La Saint-Barthélémy est généralement très intéressante, et deux scènes me restent en tête: la crise de nerfs du roi qui en bave (C'est daiileurs un détail dégoutant) lorsque sa mère et la cour le poussent à signer l’ordre de massacrer les protestants, et la mort de Prosper Latour, tenant sa fiancée morte à bout de bras, face à un bataillon de soldats qui le fusillent littéralement. Il est dans l’entrebaillure d’une porte : Griffith nous le montre criant sa rage, de face, puis nous montre le peloton. Retour à prosper, mortellement touché. Quand il s’écroule, c’est depuis la maison qu’on le voit: Griffith nous implique totalement, avec sa science du point de vue, et nous fait endosser celui des victimes : voilà un exemple de ce coté fédérateur voulu par Griffith pour ce film.

Mais je ne cache pas mon sentiment: l’essentiel du message est à prendre dans l’histoire moderne, dont la présence (environ 1h20), la situation géographique (d’un bout à l’autre du film), et l’avantage de posséder un happy-ending font de manière évidente le principal attrait du film. C’est par cet épisode que Griffith accroche ses spectateurs, qu’il justifie les digressions (La première est d’ailleurs une illustration Biblique, renvoyant de fait à l’âme Américaine), qu’il cimente le tout. Son énigmatique image-lien, celle de Lillian Gish en mère du monde, est sans doute moins efficace (Elle sert quand même d’indication, et est très efficace pour signaler quelques transitions un peu plus dure à avaler) que l’intérêt généré par cette histoire mélodramatique. Là encore, les morceaux choisis sont d’une richesse à couper le souffle : la répression de la grève, frontale et brutale, qui tranche sur le coté petit-bourgeois de Griffith qui pouvait se manifester ça et là dans son œuvre ; la scène du meurtre, ancré sur une multitude de micro-suspenses, tout comme la poursuite finale, avec la voiture de course qui tente de rattraper le train, afin d’empêcher l’exécution. Ayant vu un montage des scènes modernes, dépourvues de tout le reste, je le dis malgré tout ici haut et fort : avec les autres histoires, la force qui se dégage de ce film est encore plus impressionnante. Les digressions informent le tout, prolongent les autres histoires et notamment la partie moderne, et servent un dessein plus élevé que l’enfumage des critiques par un auteur blessé, qui était avouons-le la principale motivation de ce film au départ… Le film Intolerance est un film social génial et excitant déguisé en pamphlet, dont les images fortes impliquent le spectateur dans le bon sens, cette fois. Comment pourrait-on après en penser le moindre mal, quant on ressent l’effet physique du montage, dans les scènes et entre elles, et qu’on assiste éberlué à ce kaléidoscope humain? Intolerance est pour cela un des films les plus importants au monde.

La descendance de ce très long métrage ne pouvait pas être très étendue : comme d’autres films, on peut difficilement s’en inspirer sans le copier. Il est amusant de constater que la plupart des disciples d’Intolerance (Dreyer pour les Pages arrachées du livre de Satan, Lang pour les Trois Lumières, DeMille pour ses Ten Commandments de 1923) ont remis de l’ordre dans leurs films, afin de ne pas perdre le public. Malgré celà, ce qui reste d’Intolerance et de son apport dans le cinéma mondial, c’est cette science de la digression et de la comparaison qui va être une sorte de marque de fabrique vaguement prétentieuse, sur les films de DeMille et Curtiz, et cette tendance à l’allégorie qui disparaîtra à la fin du muet: oui, je pense que sans Intolerance, il n'y aurait pas eu de Manslaughter. Toutefois, un metteur en scène a réussi à reprendre le flambeau de Griffith, et à fait la même chose que lui, imposant un lien unificateur entre trois histoires contées en puzzle : c’est Buster Keaton, avec The three ages. Et en plus, c’est rigolo.

Le relatif échec de Griffith et d’Intolerance mettra un coup d’arrêt à ce type d’expérimentations et Griffith fait désormais des films plus sages : un cycle de films de guerre en particulier (Je n'en ai vu aucun), dont un brulot anti-Allemand qui nous rappelle par sa mauvaise réputation de bien mauvais souvenirs: Hearts of the world(1918). Il ne s’arrêtera pas pour autant d’intervenir en tant que narrateur, et d’abreuver un spectateur qui n’en demandait pas tant de notes parfois limites malhonnêtes (Robespierre, le Bolchevik de la révolution Française dans Orphans of the storm, 1921), mais plus jamais chez lui, nous ne verrons de train risquer d’écraser le Christ en partance pour sa crucifixion pendant qu'un curé Catholique recueille une petite fille Protestante poursuivie par un soldat Babylonien.

 

Versions

Pour finir, il faut s'intéresser aux différentes versions d'Intolerance. Il est remarquable qu'un film aussi épisodique, dont les copies différaient d'une représentation à l'autre, ait été préservé de manière aussi uniforme. Cela dit, il existe plusieurs versions, et je ne parle ni de The mother and the law, ni de The fall of Babylon, les deux longs métrages effectués et sortis en 1919 afin de tenter de capitaliser sur un film commercialement fragile: Intolerance a deux montages distincts, dont les différences sont en fait présentes dans les intertitres, et donc dans les intentions, mais aussi dans deux séquences absentes de la version Kino et de son édition Française chez MK2. La scène de la fusillade, dans la version courante, est montrée avec des policiers (Ou miliciens) qui tirent sur la foule. Un intertitre de l'autre version nous informe que les miliciens en question n'utilisent que des balles à blancs, les morts durant la fusillade seront dus aux balles des employés briseurs de grève de Jenkins. Un épisode de la chute de Babylone est également présent (Et répertorié dans le découpage publié par les Cahiers il y a quelques années maintenant) mais il est clairement redondant. son seul argument est de représenter une rencontre plus importante entre Balthazar et la fille des Montagnes. Une séquence supplémentaire, enfin, donne à voir la fin de l'intrigue moderne avec le bébé qui est rendu à la petite famille une fois le mari innocenté. C'est sans doute une fin alternative, dont l'intention était de finir de rassurer dans les chaumières. Une question toutefois: et Miriam Cooper, qu'advient-il d'elle? Dans le film, on la voit quitter la prison bras-dessus bras-dessous avec Tom Wilson, le futur policeman de The Kid. Elle vient de confesser un meurtre, pourtant... Aucun changement dans cette version à ce sujet. Bon, si vous souhaitez voir ces images supplémentaires, elles sont sur une des versions restaurées il y a une dizaine d'années, parfois éditées (Un DVD TF1 a existé, mais il est indisponible à ce jour).

 

La version la plus communément répandue, en 13 bobines, s'accompagne aujourd'hui d'une disponibilité des deux films de long métrage qui ont été retirés du fiasco. Si The fall of Babylon est une restitution de l'essentiel du découpage de cette portion d'Intolerance avec quelques chutes pour agrémenter le tout, The mother and the law dans sa version de 1919 est un long métrage de 99 mn, qui ajoute de nombreux développements -et redondances, on ne se refait pas- à ce que contient le film de 1916. Tout me semble dater de 1915-1916, et c'est peut-être le long métrage prévu avant que Griffith ne bouleverse ses plans. Il est aussi fort, et possède les mêmes combats qu'Intolerance, mais dans ses ajouts, donne plus de vie à Mae Marsh et Bobby Harron... Et ajoute un détail sordide: la mort du bébé... Je pense que ce film contient au moins 20 minutes inédites, fragments disparates ou fascinants dun puzzle qui n'a pas fini de nous intriguer.

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Muet 1916 Lillian Gish **
28 février 2011 1 28 /02 /février /2011 18:50

I/1914: Tourner The birth of a nation

 


Au moment d’attaquer son grand oeuvre, Griffith s’est penché avec soin sur un écrivain sudiste, Thomas Dixon, auteur d’une trilogie de romans : The leopard’s spots (Les taches du léopard), The clansman (L’homme du clan) et The Traitor (Le traître). Ces œuvres, dont une pièce écrite par Dixon lui-même allait reprendre l’essentiel sous le titre de The Clansman, proposaient une vision glorifiée de la formation du Ku-Klux-Klan à l’époque de la reconstruction, cette période de transition qui suivit la défaite du sud en 1865. Lui-même sudiste, Dixon se disait un anti-esclavagiste gêné par le comportement des noirs dans un sud défait, et considérait le Klan comme la seule réponse possible d’une civilisation ayant mordu la poussière. Disons que pour l’instant nous n’irons pas chercher plus loin ; c’est d’ailleurs ce que Griffith a lui-même fait. Les arguments et les aventures tumultueuses contenues dans les deux premiers romans et la pièce ont fasciné l’auteur de tant de petits films qui bougent dans tous les sens et lui ont, enfin, fourni l’argument de son grand film rêvé, sur la guerre de sécession bien sur. Les trois livres avaient fait du bruit à leur sortie(1903-1907), et le Klan n’était qu’un lointain souvenir à cette époque : Le groupe a été déclaré illégal en 1871, et la plupart de ses membres ont raccroché les robes bien vite, fautes de moyens et de conviction, d’autant qu’une fois la ségrégation installée (Dès les années 1870) on n’avait plus vraiment besoin de faire peur aux noirs, dont les droits n’étaient pas bien étendus… Donc, aveugle aux ramifications de ces œuvres limites, Griffith voit juste un luna-park d’émotions fortes, et se précipite sur l’opportunité. Une fois trouvé un accord avec des distributeurs (La Mutual), il se lance dans son film dès le printemps 1914. D’après les commentaires, dont les plus passionnants se trouvent dans les souvenirs de Lillian Gish et du caméraman Karl Brown, toute la troupe, élargie pour l’occasion s’est lancée à corps perdu dans le tournage, et le film est devenu le Mayflower du cinéma : les cinéastes, acteurs, producteurs qui prétendent avoir tourné sur le film sont aussi nombreux que les Américains prétendant avoir eu un ancêtre sur le bateau mythique… Tout un symbole, à prendre avec les réserves d’usage, comme lorsque John Ford dit qu’il était « le seul Klansman avec des lunettes »…


Une fois son indépendance obtenue, après Judith de Bethulia en 1913, Griffith avait commencé par tourner un certain nombre de besognes, des films qui étaient souvent des longs métrages prétextes, afin de faire vivre la compagnie. Sur les quatre films de 1914 (The battle of the sexes, Escape, Home sweet home et The avenging conscience) les deux premiers sont perdus, et les deux autres détonnent dans l’œuvre : un patchwork de scènes à la manière de Poe et une petite évocation de la création d’une chanson, on sent les films mineurs, même sympathiques. Pourtant Griffith, toujours au fait de ce qui se faisait en Europe, et surtout en Italie, avait comme ambition de faire le Cabiria Américain, tout simplement : un film décisif, énorme et qui élargirait une bonne fois pour toutes le champ d’action du septième art. Et à en juger par le nombre de carrières , de vocations et de revendications que le film a entraîné, il n’était pas le seul.
Seul, il ne pouvait pas l’être. Le film sera pourtant, une fois de plus, basé sur la construction engendrée dans l’esprit même de Griffith, unique maître d’œuvre, dont le mot d’ordre sera, dès le départ, et surtout pour la première partie du film, de clarifier: rendre toute l’action aussi évidente que possible, quoiqu’il se passe à l’écran, quel que soit l’étendue du champ d’action : salon pour une conversation entre deux personnages ou champ de bataille avec 500 figurants. Le métier acquis, notamment sur les films de la guerre civile, ne pouvait que s’avérer utile. Mais c’est de sa capacité à déléguer que naîtra la grandeur du film, comme l’a révélé Walsh, qu’on peut sans crainte considérer comme le principal assistant des scènes de bataille, tournées par griffith depuis une colline, trop lointaine pour que les figurants le voient ou l’écoutent : son armée d’assistants (Walsh, Van Dyke, Browning, Stroheim, Clifton…) faisait passer le message. Le principe va pousser Griffith, d’ailleurs gêné par le manque d’argent, à confier une plus grande responsabilité aux acteurs, qu’il fait répéter. C’est flatteur, puisqu’on laisse à un acteur porter sa marque sur un personnage, mais c’est aussi suffisamment fédérateur pour entraîner une véritable adhésion au projet artistique, comme le prouvent les vues de Lillian Gish, qu’on aurait très bien pu créditer au poste d’assistante sur bien des films, si l’on en croit son implication dans l’œuvre.

Henry B. Walthall, Lillian Gish, Mae Marsh, George Seigmann, Ralph Lewis, Bobby Harron, Josephine Crowell, Walter Long, Spottiswoode Aitken sont tous apparus dans des films de Griffith. Certains sont relativement nouveaux, d’autres remontent aux débuts. Chacun en tout cas s’est vu confier un rôle typé en fonction de ses habitudes, et de ce que Griffith sait que l’acteur peut apporter. A ces fidèles acteurs, Griffith ajoute des nouveaux venus, sortis des productions cousines, dans lesquels Griffith délègue déjà ses pouvoirs : Raoul Walsh et son épouse Miriam Cooper, Erich Von Stroheim, Wallace Reid, Joseph Henabery… A ce dernier, il confie le rôle de Lincoln, et c’est Walsh qui sera volontaire (A sa demande, et pour d’obscures raisons familiales) pour jouer l’assassin John Wilkes Booth. Donald Crisp, un fidèle de longue date, jouera le rôle de Ulysses Grant : En effet, dans ce festival de figures, Griffith n’a pas lésiné sur l’Histoire, et fait se succéder les grands et les petits , les figures historiques et les Cameron, Les Stoneman et autres figures fictives.


Griffith, de metteur en scène, va se muer en véritable showman, et construit son film en ce sens : construire un spectacle. Le programme, très pensé, du film, sera de voir grand, et d’alterner les morceaux de bravoure et les moments les plus intimes : pour ceux-ci, Griffith a convoqué Lillian Gish et Miriam Cooper. La structure du film repose aussi tout entière sur les habitudes prises à l’époque de Death’s marathon : on expose, on explique, on digresse, on saupoudre et au final on fait monter la sauce, jusqu’à l’explosion. Une structure qui va de soi aujourd’hui, mais qui chez Griffith prend tout son sens. D’autant que lors du tournage, la pellicule s’accumulant, on sait qu’il va falloir avoir un film qui donne beaucoup, afin de garantir du spectacle aux spectateurs. Mais pour finir sur une note sombre, il convient de dire que ce qui définit souvent les courts métrages de Griffith, ce qui les imprime dans l’inconscient collectif, c’est soit le morceau de bravoure (La fusillade dans The musketeers of Pig Alley ), soit le « grand finale » (La poursuite en train dans The girl and her trust): dans The Birth of a nation, il s’agit donc, pour les deux, d’un scène au cours de laquelle les valeureux chevaliers du Ku-Klux-Klan sauvent un groupe de blancs d’une horde de noirs assoiffés de sang, qui représentent exactement le même danger (en particulier pour la vertu des dames ) que le Indiens saouls de The Battle at Elderbush Gulch. C’est un fait connu, avéré, un cliché de l’histoire du cinéma : The birth of a nation est un film raciste, sans aucune restriction ni réserve. Le grand problème, c’est que The birth of a nation est, aussi, un grand film.

 

II/1915: Voir the birth of a nation

 
Voir un classique, ça tient du pèlerinage, de la religion, ou de la nostalgie parfois. Concernant Griffith, ça tient de l’archéologie, de l’histoire de l’art, de la civilisation Américaine. Avec ce film, on peut ajouter la nausée. Et pourtant il est là, alors…

 

 

Fidèle à ses habitudes, et ses recettes éprouvées, Griffith se saisit de l’argument de Dixon et l’étend, en le dotant d’un prologue et d’une première partie. Il situe cette première partie dans les USA de 1860, présentant les deux camps adverses de la guerre sous la forme de deux familles amies, dont les enfants se séduisent et s’aiment, un moyen facile mais efficace de faire passer la notion d’unité indispensable à l’action, et qui justifie le titre du film (Choisi après le dernier montage ; il semble que certaines copies intitulées The klansman aient été distribuées) a posteriori. Le prologue est le fameux moment ou Griffith fait passer son idée selon laquelle s’il y a eu conflit entre les états du Sud et ceux du Nord, c’est de la faute des noirs : c’est lorsque l’on a ramené les esclaves « que les Graines de la désunion ont été plantées », nous disent les premiers intertitres. Le reste de la première partie (La meilleure des deux) se concentre sur la montée de la guerre, les déchirements entre les amis, et va jusqu’à la défaite du Sud, puis la mort de Lincoln, vue du point de vue de Lillian Gish en jeune femme de la bonne société Nordiste. C’est la source de l’autre grande idée du film, plus louable celle-ci: Lincoln était la seule garantie d’unité nationale, et en son absence la reconstruction devient une période troublée, durant laquelle le Nord va s’enrichir aux dépens du Sud (Et lui imposer l’égalité inacceptable entre les Noirs et les blancs). Ce sera le propos de la deuxième partie, durant laquelle la montée du KKK va selon Dixon et Griffith permettre de redresser la barre. Le tout, bien sur, vu à travers un mélange d’anecdotes, d’épisodes privés et de passages obligés de la grande histoire. Le principal problème selon moi, et je dirais cela de la plupart des Longs métrages de Griffith aujourd’hui, c’est la présence systématique de commentaires personnels, éclairages supposés et sources de digressions dans les intertitres: pédagogiques, didactiques redondants et tout bonnement lourds, ils sont censés faire passer la pilule. On serait tenté aujourd’hui d’attribuer à cette invasion de textes les tendances idéologiquement fâcheuses du film, mais à quoi bon ? Les images se suffisent à elles-mêmes, pour ça aussi : Mae Marsh poursuivie par un Walter Long en black face, grimaçant et libidineux, ça fonctionne avec ou sans les intertitres, et c'est on ne peut plus clair.


L’habitude, chez les étudiants de Griffith, de découper le film en deux entités, a conduit à une relativement rassurante dichotomie : le film est raciste idéologiquement, mais c’est un chef d’œuvre formel, ne parlons pas de ce qui fâche, et concentrons-nous sur le feu d’artifices. C’est ainsi que de classique contemporain (Les critiques y réfèrent souvent dans les années 20 comme à un grand ancien, mais s’étonnent en le revoyant de découvrir un film archaïque), le film est devenu un classique tout court, avant que ne l’emporte une vague de politiquement correct qui fait que, si on peut aujourd’hui se le procurer en DVD, on ne peut pas dire que le film soit un habitué des télévisions. Le voir, c’est malgré tout admettre que le fond et la forme sont savamment imbriqués, depuis les premiers mots: le film repose entièrement sur l’idée que les seuls bons noirs sont ceux qui seront maintenus en laisse, sinon leur laisser du pouvoir, c’est s’attirer de gros ennuis. Lillian Gish, que je vénère, je ne m’en cache pas, a toujours aveuglément défendu le film, sans se soucier des contradictions que cela puisse entraîner. Ne la suivons pas : ce film est odieux. Je ne l’aime pas, même si je suis conscient de l’importance qu’il a, mais une fois vus 45 films parmi ceux qui l'ont précédé dans ce cycle d’œuvres de Griffith que j'ai regardés avec délectation, je constate qu’il arrive au bout comme un résumé de tout ce qui a déjà été fait. Griffith a poussé sa science du découpage, son don pour le suspense, sa direction d’acteurs à son paroxysme, et il les étire désormais sur trois heures de façon très adroite (Sans jeu de mot), mais ne semble pas faire de grandes nouvelles découvertes. C’est sans doute au niveau de certaines scènes que le film s’élève: on se souvient après la vision du film de morceaux de bravoure, sans trop se pencher sur leur contenu, et certaines scènes ne s’intègrent pas toujours très bien, à l’image des intermèdes comiques de The avenging conscience: l’épisode avec Wallace Reid, par exemple, ou les nombreuses anecdotes qui vont toutes dans le même sens : une fois débarrassés de leurs chaines, les noirs entraînent le pays à la ruine. Non, les scènes qui restent sont les scènes de bataille, pas moins spectaculaires que celles de The battle, la mort de Lincoln (Le chef d’œuvre du film ?), le retour de Walthall à la maison, accueilli par une Mae Marsh touchante, qui a enfin l’occasion de nous prouver son talent. Sinon, on se souviendra des fausses galipettes bon enfant de Lillian Gish amoureuse qui nous font un peu honte, mais cachent quand même de troublantes allusions: cette manie qu’ont les héroïnes Griffithiennes d’embrasser des objets oblongs quand elles sont amoureuses… Ici, les battants d’un lit. On pourra aussi admirer la maitrise du réalisateur en matière de manipulation de groupes, mais les scènes les plus mélodramatiques sont souvent remplies d’effets faciles (le jeune Stoneman en bleu qui meurt dans les bras du jeune Cameron en gris, par exemple…), ce qui fait que sans devoir revenir au destin « pire que la mort » auquel veut échapper Mae Marsh, on a quant même souvent l’impression que le film repose encore beaucoup sur la facilité.

Mais ce qui donne sa place à ce film dans l’histoire du cinéma, c’est sans doute son envergure. Qui d’autre aurait pu faire un film aussi énorme ? DeMille, sans doute, mais après : il tournera un Joan the woman deux ans après, certainement influencé par le succès de ce film. The birth of a nation a, au moins, accompli l’une des ambitions de Griffith: porter un mythe Américain à l’écran, et fédérer les foules de gens qui se pressent au cinéma. Hélas! Parmi les gens auxquels on a proposé ce film, il y avait aussi les communautés Afro-Américaines. Quel imbécile a eu l’idée de distribuer ce film raciste et de le faire distribuer dans les cinémas réservés aux noirs (Puisque ségrégation oblige, on ne se mélangeait pas dans les salles obscures...) ? Y a-ton pensé ? Karl Brown, dans le documentaire de Kevin Brownlow et David Gill sur Griffith, révèle que s’il faisait le naïf en public dès qu’on lui signalait que la prochaine sortie de son film risquait de déclencher des vagues, prétendant ne pas y croire, il agissait de façon inverse en privé: il espérait que le film fasse le plus gros scandale possible, afin de remplir les caisses… Exaucé !

 

Outre une ouverture salutaire du cinéma Américain à l’épopée, et un certain ennoblissement du septième art, le film aura eu d’autres conséquences : l’une, heureuse, est d’avoir poussé des gens à soutenir l’action de la NAACP : cette association anti-raciste militait dans un relatif anonymat aux Etats-Unis, et le film leur a offert une tribune inespérée. D’une certaine façon, il les a libérés médiatiquement, et on peut considérer que des jalons ont été posés en matière de lutte contre les discriminations, qui mènent à Martin Luther King 40 ans plus tard. Une autre conséquence inverse est d’avoir permis une renaissance du KKK, qui dans sa deuxième incarnation deviendra une force fasciste inquiétante, s’étendant au nord, et culminant en 1928, année d’une marche sur Washington qui a été filmée, et qui fait très froid dans le dos. Griffith laissera faire, même si ni lui ni Dixon ne soutiendront explicitement le nouveau Klan: cela ne les empêchera pas d’utiliser l’image triomphale d’un chevalier masqué pour vendre le film. Mais le metteur en scène a quand même tenu a adapter son film en fonction des lieux ou il était projeté: dans le sud, on poussait la verve raciste, et dans le nord on tentait de l’atténuer. Un comble, pour un film censé montrer la re-naissance de l’unité de la nation au travers d’un combat âpre. En procédant de la sorte, Griffith a sciemment démontré que cette unité était, au mieux, un mythe. D’ailleurs, cette mention de la Nation, dans le titre du film, est d’une ambigüité nauséabonde : si naissance il y a, ce n’est que grâce au sacrifice des chevaliers du Klan, qui séparent les noirs du blanc. Cette naissance est celle d’un Amérique Blanche, c’est celle de la ségrégation raisonnée, montrée sans ambigüité dans le film: les chevaliers empêchent les noirs de voter, et ceux-ci s’enfuient sans demander leur reste.  Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, jusqu’à ce que Rosa Parks se décide à garder sa place dans un bus…

Le plus gênant, dans cette histoire, c’est que Griffith ait pu entraîner tant de gens derrière lui, de tous ceux qui ont travaillé sur le film, à ceux qui l’ont distribué (Louis B. Mayer a fondé sa carrière grâce à ce film), en passant par le président des Etats-Unis: Wilson, cité dans un intertitre, a parait-il donné quelques vues élogieuses sur le travail de Griffith, avant de faire machine arrière. Le metteur en scène a quant à lui continué sa carrière en se contredisant, par le biais d’Intolerance, plaidoyer en faveur de la fraternité et de la tolérance, justement. La preuve sans doute, et c’est rassurant, qu’il ne faut pas forcément s’attacher trop fortement à l’idéologie d’un Griffith. Mais la légende d’un The Birth of a nation vu comme un fruit coupé en deux dont on jette la moitié pourrie pour ne garder que les succulences de l’autre partie, a fait long feu : ou alors, on ne gardera qu’un vieux bout de trognon. et puis, pour une fois, le retour à la réalité est rassurant: 96 ans après la sortie de ce film, le président des Etats-Unis s'appelle Barack Obama, et ça, ce n'est pas du cinéma. Pas encore?


 

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Muet 1915 Lillian Gish **
28 février 2011 1 28 /02 /février /2011 16:13

Les premiers longs métrages de Griffith, ceux qui suivent donc la période fascinante des courts métrages réalisés pour la Biograph et qui précèdent l'explosion de Birth of a nation, sont parmi les films les plus obscurs de Griffith. au nombre de cinq (un pour la Biograph, quatre pour la Mutual, dont deux perdus: Battle of the sexes et The escape), ils représentent les efforts du metteur en scène pour maintenir en vie une troupe qui l'a suivi, et pour continuer à explorer la forme cinématographique. On l'a déja vu avec Judith of Bethulia, la forme longue qu'il a tant voulu explorer est quand même pour Griffith un sacré défi...

Le troisième long métrage de Griffith fait immanquablement penser à ses courts, pour deux raisons : le prétexte ‘littéraire’ est exactement le même que pour son Enoch Arden, ou Pippa passes, voire ses adaptations de Poe : il s’agit de sonder la culture populaire Américaine, en mettant en images des mots qui résonnent chez le citoyen Américain moyen, tout en s’amusant avec la forme cinématographique. Il ne faut sans doute pas prendre ce film, qui prend prétexte de la chanson de John Howard Paine, très au sérieux, tant son message parait anecdotique (On n’est jamais mieux que chez soi, et quand on s’en aperçoit, on arrête de faire n’importe quoi), mais il renvoie tellement aux années Biograph que c’est au moins un plaisir de voir tous ces acteurs défiler : passé un prologue (avec Henry B. Walthall, Lillian et Dorothy Gish, et Josephine Crowell) qui conte la vie et la mort de Paine, dont les pêchés auront la peau, on assiste à trois histoires dans lesquelles la chanson joue un rôle, toutes les trois sur un mode différent : comédie rustique avec Bobby Harron et Mae Marsh, drame avec James Kirkwood et Donald Crisp, et enfin comédie de mœurs avec Edward Dillon, Owen Moore et Blanche Sweet… Les histoires se suivent te se ressemblent peu, autorisant les recours à des expérimentations formelles, suspense, rupture de ton, jeux de point de vue… si la morale est d’une exaspérante platitude, si le film reste définitivement du Griffith Victorien, au moins on n’a pas le sentiment de perdre son temps…

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Muet 1914 Lillian Gish
3 février 2011 4 03 /02 /février /2011 08:31

Le premier long métrage de Griffith, sorti en 1914, est une oeuvre hybride, qui se rattache autant à l’ensemble de courts métrages (il a été réalisé sous l’égide de la Biograph) qu’aux longs qui suivront. Il est cru, mineur, mais aussi fascinant par les quelques promesses qu’il contient, annonçant par certains côtés (la tentation de l’histoire, le film en costumes, la bible détournée, les ingrédients pour appâter le client) Intolerance

Judith (Blanche Sweet), de la ville assiégée de Béthulie, se sacrifie en séduisant Holopherne (Henry B. Walthall), le prince commandant l’armée menaçante qui prive sa ville de liberté. Elle cherche à le tuer, mais tombe amoureuse de lui et hésite désormais à faire ce pourquoi elle est venue. Parallèlement, on assiste aux efforts de Nathan (Bobby Harron) pour récupérer sa bien aimée (Mae Marsh), prisonnière des armées d’Holopherne.

 

Les deux histoires sont plus ou moins liées par l’exposition, mais on sent bien le désir d’expansion, qui a poussé Griffith à aller au-delà de l’anecdote de Judith: son but est clairement d’aller au-delà de ses deux bobines habituelles. Il a décidé de montrer à la Biograph de quel bois il se chauffe. Il est permis de se demander dans quelle mesure le réalisateur avait vraiment envie de raconter cette histoire… Avec des films comme Enoch Arden, The battle of Elderbush Gulch, il a été motivé sans doute par la possibilité d’extension contenue dans le scénario, et c’est précisément l’un des ingrédients qui l’ont motive dans cette histoire biblique, mais pas le seul… après tout, il y a aussi l’influence maintes fois proclamée par Griffith des films d’art français et des films Italiens, dont le décorum proche du péplum se sent dans ce film. Néanmoins, on est ici au-delà de l’anecdotique démonstration de force des bateleurs-cinématographes d’Italie, et du coté m’as-tu-vu des films Français. Même ampoulée et maladroite, l’histoire est malgré tout centrée sur un personnage et son dilemme, qui parle d’amour, mais aussi de désir.

 

A ce sujet, les efforts de Griffith pour aborder l’érotisme, le grand absent de ses courts métrages Biograph, sont touchants. On sait que les Italiens, les allemands, les Danois et même les Français ne se privaient pas, mais ici, il dépêche à plusieurs reprises des danseuses qui ne sont pas que lascives : elles sont aussi ridicules. Par contre, Blanche Sweet a plusieurs robes un peu suggestives, et nous fait comprendre que son attirance pour Holopherne n’est pas que spirituelle. Un autre point sur lequel il expérimente, c’est le domaine de la violence, et c’est là que se situe le plus intéressant effort de mise en scène : la décapitation d’Holopherne, traitée de main de maître; mais il me semble qu’il demande directement au spectateur ceci: vous croyez que je vais vous le montrer ? Il utilise pourtant une ellipse splendide, et a une autre idée, dans la même séquence : afin de se donner du courage, Judith se représente ses amis morts, tous par la faute de l’homme qu’elle aime. Elle va pouvoir accomplir son acte, et rentrer, la tête haute et le cœur brisé. C’est dire si le film prend de la hauteur. Néanmoins, le sujet parait forcé, clairement, Griffith, comme avec The battle of Elderbush Gulch, se cherche, et il est probable qu’il ne se trouvera qu’avec son Birth of a nation, chef d'oeuvre de sinistre mémoire. Hélas…

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Muet 1913 Lillian Gish *