Donc, Keaton est passé au long métrage avec cet étrange film, toujours drôle, mais dont il faut bien dire qu'il est une parodie d'Intolerance: un rappel de l'influence de Griffith sur Keaton, qui s'en souviendra de nouveau avec son film suivant. en attendant, il réalise avec ce film une passerelle adéquate entre ses années de formation, marquées par ses 19 courts métrages, et ses années classiques, qui comptabiliseront 12 longs métrages jusqu'à la victoire finale du parlant.
Three ages a la réputation fausse d'avoir été décidé comme un film à sketches afin de permettre le découpage en 3 courts métrages en cas de flop, ce qui ne tient pas une seconde... Si il présente en effet trois fois vingt minutes de trois histoires différentes, elles ne se départagent que par les données temporelles, sinon, ce sont les mêmes acteurs (Keaton, Margaret Leahy, Wallace Beery et Joe Roberts), et la même histoire à chaque fois: Beery et Keaton convoitent tous les deux Leahy, qui en pince pour Buster, mais les parents de cette dernière (Dont Joe Roberts) préfèrent l'autre. Ils tentent de se départager par divers moyens, sous forme d'affrontement, sportif ou autre, et bien sur Beery triche, et bien sur Buster gagne. La première histoire est située dans une préhistoire idiote, avec dinosaures et peaux de bêtes, la deuxième dans une Rome luxueuse, et la troisième en 1923. Enfin, comme dans Intolerance, Keaton mélange tout et lie avec des intertitres. il se paie même le luxe d'introduire en faisant une déclaration d'intention assez ronflante ("Voyons comment l'amour a progressé à travers les ages"), et utilise une figure symbolique qui lit un livre pour lancer le sujet. Mais ce n'est pas Lillian Gish, juste un vieillard anonyme avec une faux. Bref, on ne voit pas tellement comment il aurait pu être question de sortir ces trois histoires indépendamment les unes des autres, et comment imaginer que le public ne puisse pas s'apercevoir de leur similarité...
Bien sur, le décalque d'Intolerance n'est pas à prendre au sérieux, mais d'une part il empêche paradoxalement la redondance, permettant même la comparaison entre les différentes histoires, et la juxtaposition sert vraiment le film, qui est de fait plus intéressant que la somme de ses parties. Mais de la façon dont Keaton conclut sur la partie moderne, on devine aisément qu'il en a fait son histoire centrale, et de fait c'est la plus soignée, avec à la fin es cascades spectaculaires. De fait, si on se concentre sur cette partie du film, on constate qu'il semble s'éloigner du coté cartoon de ses courts, et qu'à part les digressions temporelles inhérentes au projet, et qui sont annoncées sans surprise au début, le film est privé de ces ruptures étonnantes, de ces trompe-l'oeil et de ces changements brutaux de ton qui ont fait le style de Keaton jusqu'à présent. Les autres longs métrages confirmeront cette impression.
Sinon, Keaton contrairement à Arbuckle n'a pas renié totalement le style de comédie qui est le sien, et s'amuse beaucoup dans les deux autres histoires, bourrées d'anachronismes joyeux. Il met l'accent sur le sport, aussi, sa grande passion, et assume une part importante des cascades. Il est à noter que l'équipe technique reste très proche de celle de la plupart de ses courts métrages, avec pour commencer le co-auteur de ce film, Eddie Cline, qui partira ensuite pour assumer une petite carrière de spécialiste de la comédie (sans jamais retrouver la plénitude de ses années avec Keaton... Tiens donc, c'est exactement le cas de Sedgwick, Reisner, Bruckman et Crisp. Bref, aucun d'eux n'était Keaton!), mais on retrouve aussi Elgin Lessley, chef-opérateur atitré des courts, et le décorateur Fred Gabourie, qui profite ici de décors d'un autre film pour l'épisode Romain. Les gagmen, Jean Havez ou Clyde Bruckman, sont toujours là... Ce ne sera pas toujours le cas, mais pour l'instant on sent bien que Buster Keaton a les mains libres. Son premier long métrage n'a pas le raffinement de The Kid, ou la classe des premiers Lloyd (Rien qu'en 1923, celui-ci a déja produit Why worry? et Safety Last!), mais le succès de cette pochade très bien ficelée va permettre à Keaton de faire ce qu'il veut, et le second film Our hospitality sera splendide.