
Mabel Normand a besoin d'une réhabilitation: a plus d'un titre, d'ailleurs. Au-delà d'un cercle d'initiés, ou de gens qui l'ont découverte au hasard des films qu'elle a interprétés aux côtés de comédiens plus en cour (Roscoe Arbuckle, avec lequel elle a interprété de nombreux films en tandem sous la direction de l'imposant acteur, ou même Chaplin, dont la venue dans le studio Keystone a été postérieure à la notoriété de la dame), son nom n'a semble-t-il aucune résonnance auprès du grand public, contrairement à Chaplin, Keaton, Lloyd et dans une moindre mesure Langdon. Non seulement comédienne et scénariste (Et gagwoman, car on ne travaille pas chez Mack Sennett en ces années 10 et 20 sans contribuer en matière de gags!), elle est aussi metteur en scène, en particulier entre 1914 et 1915, puisqu'elle sera effectivement créditée en tant que réalisatrice au générique de plusieurs de ses courts métrages, et non des moindres: elle y dirige des stars de la Keystone, dont Roscoe Arbuckle, des nouveaux venus comme Chaplin, Charles Parrott (Futur Charley Chase) ou Al St-John. Les films qui nous sont parvenus montrent une certaine originalité comparés à ce qui formait le tout-venant de la Keystone: un humour volontiers grossier mais assumé, baroque, souvent frénétique et grotesque. Mabel au milieu de ce cirque est souvent une jeune femme fragile, un peu gauche mais toujours séduisante. Elle a sans doute été pour beaucoup dans la capacité du studio à évoluer, justement, et si la rencontre entre Chaplin et la jeune femme a été paraît-il houleuse, il a certainement plus appris d'elle que de Henry Lehrman, ou de George Nichols, les deux metteurs en scène les plus fréquents de ses films avant qu'il ne mette en scène lui-même.
Normand n'a pas été seulement un grand nom de la Keystone ou des studios Mack Sennett (On sait que celui-ci a souvent négocié des virages dans sa carrière, et que le studio a changé de nom très souvent): elle a aussi, à divers moments de sa carrière, tourné pour Goldwyn ou même Hal Roach à la fin des années 20. Les oeuvres de cette époque ne sont pas ses réalisations, ce qui n'est pas si important quand on considère la façon dont bien des comédiens travaillaient: Lloyd ou Laurel n'étaient pas non plus les réalisateurs de leurs films, mais on sait bien qui était le patron... On peut émettre aussi l'hypothèse concernant Mabel Normand que sur des films mis en scène par d'aures, elle avait toujours son mot à dire. On le sent bien ici, dans un film tourné 8 ou 9 ans après sa glorieuse période de co-vedettariat avec Roscoe Arbuckle. Long métrage de 6 bobines, il est écrit par Mack Sennett, et dirigé par F. Richard Jones, qui n'est pas n'importe qui: c'est le directeur général du studio, un superviseur qui fera aussi ce travail au studio de Hal Roach plus tard dans la décennie. Clairement, le film porte les marques d'une oeuvre envisagée pour représenter le prestige d'un studio... Un studio pourtant encore assimilé, parfois avec raison, avec de la comédie déjantée, délirante et pas vraiment sophistiquée en ce début des années 20. Pourtant ce film est d'une grande délicatesse, et propose une forme de comédie bien plus fine que la production habituelle de Sennett. Tout y est fait pour permettre à Mabel Normand d'y installer son style, et le jeu des acteurs est d'une grande subtilité...
Sue Graham est la fille d'un garagiste (George Nichols) qui vit loin vers l'est, dans une petite bourgade tranquille. La vie y est calme, réglée, même longtemps à l'avance: le garagiste a promis depuis belle lurette sa fille au commerçant local (Vernon Dent). Mais Sue aime depuis l'enfance son ami Dave (Ralph Graves) qui le lui rend bien, et la jeune femme souhaite par dessus tout devenir une actrice de premier plan, et percer bien sur à Hollywood. Alors que le mariage se précise à l'horizon, elle envoie sa contribution à un concours organisé par un studio, et suite à un quiproquo, gagne le premier prix, ce qu'elle apprend le jour même de son mariage. Avec l'aide de Dave, elle s'enfuit, mais arrivée à Hollywood elle déchante bien vite: elle va bien être engagée par le sudio, mais en tant qu'ouvrière. La situation se précipite lorsque Dave la rejoint et lui annonce que ses parents ont tout vendu pour la rejoindre à leur tour...
Dans le script et la continuité du film, on peut voir la marque de Sennett, qui aimait jongler avec les formules pré-établies: plusieurs intrigues imbriquées, qui auraient sans problème aucun pu fournir la matière de plusieurs films; tout ce qui concerne bien sur l'envie de cinéma par opposition à la vie rurale et tranquille imposée à la jeune femme d'abord. Ensuite, à l'intérieur de la première partie, les rivalités avec un rectangle amoureux: Vernon Dent veut Mabel, qui aime Ralph Graves, mais celui-ci est convoitée par une jeune veuve avide de chair fraîche qui ne lésine pas trop sur les moyens (Charlotte Mineau). Tout ceci est la base de nombreux courts métrages Sennett! ensuite, bien sur, les tribulations de Mabel au studio, qui sous un faux nom est bien le studio Sennett avec son personnel (On y croise Eddie Gribbon, Billy Bevan, Max Davidson, et même le chien Teddy et les lions du studio!): dans cette partie du film, on trouve bien sur tous les gags les plus traditionnels, même si le rythme en est plutôt tranquille. La concurrence avec Hal Roach et son style de comédie civilisée est passé par là... Enfin une dernière sous-intrigue est développée dans les deux dernières bobines: un ami Hollywoodien de Mabel la conseille financièrement et s'avère un escroc qui tente de piquer les économies de ses parents. Une intervention de Mabel superbement mise en images, avec une arme, débouche sur une scène d'action de mélodrame pur, sans un gramme de comédie... Tout ce déluge d'intrigues tend à déboucher sur une impression de déséquilibre, et on aurait aimé que les deux personnages de la première demi-heure que sont l'ex-futur marié (Dent) et la veuve-vamp (Mineau) ne disparaissent pas aussi sèchement. D'où une impression fugitive de collage...
Ce qui tient malgré tout le film ensemble, et le rend fascinant, c'est la monopolisation de l'écran par Mabel Normand, et son volontarisme, sans parler de son implication physique.Elle est une héroïne rompue à toutes les facettes de la comédie, mais compose avant tout un personnage d'une grande cohérence. Elle n'est pas ridicule en fille dévouée qui n'a rien à perdre et qui attaque le voleur des économies de ses parents avec un revolver... La mise en scène d'une grande efficacité de F. Richard Jones la suit, d'autant que l'accent mis sur un jeu aussi subtil que possible nous rend sensible aux personnages. Le pathos déployé dans l'histoire (La fuite de Mabel ne se fait pas sans larmes, et le père est souvent saisi par la mélancolie devant l'attitude de sa fille) passe plutôt bien: ce film ne se prive pas de mobiliser nos sentiments et le fait avec savoir-faire... Tout en le faisant dans un certain conservatisme quand même: la morale de cette histoire édifiante, c'est qu'une femme doit réfléchir à la possibilité de devenir une mère au foyer sans histoires avant de se lancer dans une perspective aussi fâcheuse que d'imaginer réussir à Hollywood. Car contrairement à n'importe quel personnage de Lloyd par exemple, Sue Graham ne réussira pas. Mais alors, pas du tout... Mais elle trouvera le bonheur dans son couple, et la conclusion, toute réactionnaire qu'elle soit, ne peut s'empêcher de faire exactement comme le film: elle s'accomplit grâce au cinéma. C'est l'un des atouts les plus forts de ce long métrage, que de nous donner à voir le fonctionnement de l'usine à rêves, et l'envers du décor des films Sennett, avec humour et tendresse, sans jamais forcer la dose. Et c'est une raison de plus pour faire de ce film un passage obligé pour qui s'intéresse à la comédie burlesque Américaine. Comme Ella Cinders, de Alfred E. Green, avec Colleen Moore... Un film qui lui doit d'ailleurs beaucoup.