1914 / 1918
La carrière de Maurice Tourneur aux Etats-Unis, bien que commençant par une mission très ciblée (assurer l’existence de la société Eclair et concurrencer Pathé sur place) va vite changer de cap : le metteur en scène a-t-il été rattrapé par son propre rêve Américain, ou a-t-il pressenti l’essor phénoménal que le cinéma américain allait prendre en quelques années (je rappelle qu’à cette époque, les pays leaders du cinéma sont le Danemark, la France, et surtout l’Italie), toujours est-il que Tourneur ne va pas rester à l’Eclair. Avec divers comparses producteurs, il va papillonner d’un studio à l’autre, constituant sa propre équipe et tournant toujours à Fort Lee et alentour, dans le New Jersey. Les commentateurs actuels ont tendance à dire qu’il cherchait à concurrencer Griffith, mais il n’ya pas de concurrence possible : les films de Tourneur sont généralement bien meilleurs, plus réussis que ceux de Griffith. Peut-être sont-ils moins populaires, peut-être Griffith a-t-il mieux senti le principe du genre, mais si vous n’avez pas vu de films de Maurice Tourneur des années 10, préparez vous à une sacrée surprise…
The wishing ring (1914) En cinq bobines, Maurice Touneur promène la camera de John Van Den Broek dans les décors du New Jersey pour une petite comédie fraîche et sentimentale située dans une Angleterre de toujours. Le scénario inspiré au metteur en scène par une pièce contemporaine ne décourage absolument pas les auteurs du film de faire « du cinéma », au contraire. Le film est très bien joué, par des fidèles du réalisateur (Vivian Martin, Alec Francis, John Hines)et l’ensemble est d’une grande beauté : ce goût pour les décors esthétiques, les compositions imaginatives et l’utilisation de la lumière (Ici le soleil est pour beaucoup dans l’atmosphère positive du film), tout concourt à faire de The wishing ring une réussite. L’histoire raconte comment un jeune homme riche, amoureux d’une jeune femme qui ignore son identité, l’aide en lui faisant croire que les bienfaits qui lui sont donnés l’ont été par une bague magique qui exauce les souhaits. Autour de cette intrigue, une leçon de bon voisinage, un ensemble d’observations pince-sans-rire de bonne société et de la moins bonne, et la création d’un vieux personnage de grincheux par le déjà vétéran Alec Francis complète avantageusement l’ensemble.
Alias Jimmy Valentine (1915) est plus connu. Robert Warwick y est un cambrioleur génial qui mène une double vie. Après un séjour en prison, il fait l’objet d’une expérience : le gouverneur de l’état (Frderick Truesdell) le sort de Sing sing car il croit (A tort) en son innocence, poussé il est vrai par sa fille (Ruth Shepley) qui a un faible pour le jeune homme. Celui-ci décide de vraiment devenir honnête, au grand dam de ses deux anciens collaborateurs (Hines et Francis), mais l’inspecteur Doyle (Robert cummings) souhaite coincer le héros, qui va se trahir dans une scène au suspense inettendu. Ce film, aux cotés de The musketeers of Pig Alley (1912), de Griffith, et Regeneration (1915), de Raoul walsh, est l’une des premières grandes dates du film de gangsters, et la réalisation fait la part belle aux séquences tournées en intérieur, avec en particulier des scènes splendides tournées lors d’un cambriolage, vues du plafond. On évite le prêche grâce à la grande subtilité de la direction, et le rapport qui s’établit entre l’inspecteur et sa « proie » est très intéressant. Je soupçonne que ce soit un import Français, peut-être piqué à l’ancien collègue de Tourneur à l’Eclair, Victorin jasset, dont les feuilletons s’intéressaient beaucoup plus aux bandits qu’aux policiers.
Trilby (1915) Avec la grande actrice Clara Kimball Young. Voilà une relative déception, due autant à la vision récente de son remake (Svengali, de Archie Mayo, avec John Barrymore et Marian Marsh, sorti par Warner en 1931), qu’à la médiocrité visuelle du DVD Alpha que j’ai visionné. Cette histoire de George du Maurier de génie qui hypnotise la femme de ses rêves permet au moins à Tourneur de continuer à explorer les possibilités narratives du tournage en intérieurs, avec une scène de concert aux multiples angles de prise de vue : le public vu de la scène, deux membres du public vus en plan rapproché, la cantatrice vue en plan rapproché, vue de dos depuis l’orchestre, etc.
A girl’s folly (1916 , sorti en 1917). Ce film n’est disponible que sous la forme d’une version abrégée, présentée sur le DVD Before Hollywood, there was Fort Lee, N.J. Une version plus complète du film existe bien et est même disponible dans un DVD Américain d’un obscur producteur, Reel Classics :
http://www.silentera.com/DVD/girlsFollyDVD.html
Les dessous de tournage sont représentés sans aucune naïveté, et on peut même apercevoir Maurice Tourneur en pleine activité; pour le reste, le film n'étant pas complet, il est difficile d'en juger, l'intrigue n'étant pas exposée à fond dans l'extrait présenté...
Maurice Tourneur et Mary Pickford n’ont fait que deux films ensemble, et Mary Pickford aura parfois tendance à minimiser le premier, Pride of the Clan, en raison probablement du manque de succès ; ces deux films représentent néanmoins une date dans la carrière de l’actrice, qui va ensuite consolider sa position de productrice dans une série de longs métrages, allant jusqu’à prendre son indépendance en co-créant United Artists. Avec le deuxième film, Poor little Rich Girl , Pickford va pour la première fois jouer sans réserves une jeune fille, ce qu’elle refera si souvent, et obtenir un grand succès, aussi bien critique que public. Le parcours de Tourneur à la Paramount sera d’autant plus facilité par cette réussite, et il pourra donner libre cours à ses recherches plastiques et narratives (Dont un prototype figure dans le très beau rêve de Poor little rich girl) dans d’autres films très ambitieux, dont The blue bird, en 1918.
Pride of the clan(1916, sorti en janvier 1917)
Pour cette histoire Ecossaise, on trouve Mary Pickford dans un rôle dramatique qu’aurait pu lui confier Griffith : elle est l’unique héritière du chef d’un clan (Récemment noyé lors d’une tempête) sur une île éloignée au large de l’Ecosse, et en tant que telle, elle devra assumer la tâche de mener le clan. Alors qu’elle se prépare à se marier avec l’homme qu’elle aime et qui l’aime depuis l’enfance, la vraie famille de celui-ci arrive et tente d’emporter le jeune homme sur le continent, forçant plus ou moins la jeune femme à renoncer à leur idylle. Ce petit film qui aurait pu en d’autres mains devenir un navet décoratif va devenir grâce à Tourneur et son équipe (Van Der Broek et Andriot sont les chef-opérateurs, les décors sont de ben Carré) composent un décor qui respire moins le folklore que le malaise de ces îles, tel qu’il sera capté par Michael Powell plus tard. Les plans du front de mer, avec tout le clan qui assiste résigné au naufrage du bateau qui ramène les pêcheurs, ont une beauté lourde de sens, avec ces rochers éparpillés, et cette dénivellation inconfortable. Le film ayant été tourné dans l’est, il se peut que ce soit la côte du Maine, souvent employée pour ce genre de productions. Les personnages sont souvent représentés en silhouettes, un procédé qu’affectionnent Tourneur et son équipe. Le film est un vague mélodrame, amis on appréciera son âpreté : voici, une fois de plus dans cette adolescence du cinéma Américain, un film adulte. Notons toutefois que la fin est sujette à caution, puisque j’ai vu un happy-ending, alors que Mitry, dans L’Anthologie du Cinéma, se rappelle une fin tragique.
Poor little rich girl (1917)
Ce film est peut-être la matrice des œuvres futures de l’actrice Mary Pickford, mais il s’agit bel et bien avant tout d’un film de Maurice Tourneur. Il conte les déboires d’une jeune fille riche que ses parents et son environnement ignore, jusqu’au jour ou un accident stupide du à la malignité d’un domestique menace la vie de l’héroïne. S’ensuit un curieux combat autour du lit de la malade, pour lui sauver la vie, combat relayé dans ses rêves par la jeune fille. La partie onirique est bien sur la plus belle du film, dans des décors irréels qui préfigurent le type de décors utilisés par Tourneur et Carré dans The blue bird, mais ici l’enjeu est de taille : la possible mort de la jeune héroïne se profile bien derrière la dernière partie. Le jeu naturaliste et sobre des interprètes, l’élégance des intérieurs, magnifiquement captés par la justesse des composition de Tourneur… Faut-il le rappeler, ces gens connaissaient leur affaire et le faisaient avec goût.
The Blue Bird(1918)
Film hallucinant, The blue bird est un conte, pour enfants, certes, mais le merveilleux est sans doute une affaire trop sérieuse pour la laisser à n’importe qui, alors Tourneur a tout fait pour éviter les pièges de ce genre de film : voir à ce sujet les tentatives contemporaines : la série des films autour du Magicien d’Oz, vers 1914/1915, ou encore le Alice de 1915, ces films qu’on peut consulter, sont tous tellement irritant à regarder dans leurs choix esthétiques, leur gaucherie et leur vulgarité (les gestes, plus frénétiques que chez Sennett) qu’on accueillera avec d’autant plus de satisfaction ce film au rythme délicat et aux images composées avec soin, qui conte la quête merveilleuse de l’oiseau bleu par deux enfants qui partagent un rêve baroque. Alors, après, on aime ou pas, mais force est de constater que l’esthétique de ce film, forgée de film en film par Tourneur et augmentée de belles idées rendues possibles par l’irréalité de son sujet (Des silhouettes de gens en carton –pâte, des décors effectivement nus, dont on voit aussi bien le sol, que les murs, l’utilisation de surimpressions, etc) tient encore la route. Néanmoins, cela restera une expérience unique, Tourneur revenant ensuite à plus de réalisme dans les films suivants. A ce propos, un nouveau clin d’œil adulte dans ce film : lorsqu’au début de leur rêve les enfants partent après une discussion avec les fées, animaux et ustensiles qui les accompagneront dans leur périple, les parents qui ont entendu un bruit se lèvent, font une tournée d’inspection, puis se recouchent rassurés : Tourneur nous montre alors les deux enfants que nous venons de voir partir, dans leur lit, profondément endormis.