Avant tout, il convient de rappeler trois choses, qui ne sont pas évidentes face à ce titanesque classique dont l'évident statut de chef d'oeuvre n'était pas gagné d'avance à sa sortie: premièrement, au moment du tournage de cette oeuvre, Murnau n'est pas encore le wonder-boy du cinéma Allemand, loin de là; deuxièmement, Nosferatu est un vol, une oeuvre copiée, ce qui a eu des répercussions en justice; et enfin on est face non pas à une révolution stylistique consciente et sure de son fait, orchestrée par des artistes avant-gardistes qui souhaitaient laisser une oeuvre, non: Nosferatu est un tout petit film, presque privé, qui ne doit aujourd'hui sa notoriété et sa survie qu'à un coup de chance fortement improbable.
Si Henrik Galeen, scénariste de ce film, était bien sur partie prenante dans l'aventure, il est clair que son script est si largement inspiré de Dracula, de Bram Stoker, que c'en est embarrassant. Bien sur, aucun arrangement n'a été cherché avec les ayant droit de la famille de l'écrivain Irlandais, Nosferatu est donc une copie pirate de Dracula, dont les auteurs ont cru bon de déguiser les noms des protagonistes: Harker devient Hutter, Dracula devient Orlok, Mina Ellen et Renfield Knock, parmi d'autres. La partie citadine du film se passe non pas à Londres, mais à "Wisborg", une ville sur la mer du Nord inventée par les soins des auteurs. Sinon, Nosferatu ne garde de l'imagerie vampirique que ce qui va être utile. Pour le reste, en dépit de tout ce qui précède, si le film est un plagiat, il reste tellement inventif qu'on en a cure. Pour être clair, il suffit de comparer ce film et le Dracula de Tod Browning, oeuvre officielle celle-ci, puisque sanctifiée par un accord en bonne et due forme entre la famille Stoker et le studio Universal, pour s'en convaincre... N'accablons pas Galeen pour ce plagiat, Murnau était manifestement coutumier des emprunts géants: en 1920, en effet, il réalise sur un scénario de Carl Mayer Der Bucklige une die Tänzerin, (Le bossu et la danseuse), en piquant Notre-Dame de Paris, puis Der Januskopf, sur un script de Hans Janovitz, qui recycle sans aucun frais The strange case of Dr Jekyll, de Stevenson. ces films-là sont perdus, donc on ne pourra pas en juger. Par contre, on connait bien Nosferatu...
Il est parfois amusant d'aller consulter certains sites auto-proclamés encyclopédiques pour y lire des bêtises: concernant Nosferatu, on lit, non seulement sur ces sites mais aussi dans bon nombre de publications, notamment Anglo-saxonnes, que Murnau était un pionnier du film d'horreur, ce que ses films pre-Nosferatu survivants tendent à nier, et que Nosferatu est une grande date du cinéma Expressionniste (les Anglais disent German expressionnist, tendant à confondre notoirement les deux adjectifs...). c'est bien sur une crétinerie, le film étant de fait éloigné de l'expressionnisme; par contre, il est fantastique, au sens générique du mot, et c'est un film d'horreur. C'est aussi, dans l'intention de ses auteurs, un film occultiste. En attendant de revenir brièvement à ce terme, accordons que le mot d' "expressionnisme" a fini par devenir synonyme pour un grand nombre de critiques et autres historiens un mot facile à sortir pour qualifier tout ce qui vient d'Allemagne entre 1919 et 1933, et concentrons-nous sur le film...
Les auteurs de ce film sont en réalité trois: Albin Grau, Henrik Galeen et Murnau. Grau, qui co-signera la décoration du film, en est le premier architecte, attiré depuis la guerre et une anecdote personnelle qui l'avait fait découvrir la profonde superstition de certains habitants de Serbie, par les histoires de vampires... Grau ayant fondé en 1921 une société de production avec Enrico Dickmann, souhaitait faire de Nosferatu la première production Prana Films... Ce serait la seule. Henrik Galeen est déjà un vétéran du scénario en 1921, auquel on doit des collaborations notoires avec Paul Wegener... Grau a exploré un certain nombre d'endroits en compagnie de Murnau pour effectuer des repérages, l'idée ayant été assez vite de profiter de décors naturels aussi souvent que possible, soit en réaction contre le cinéma expressionniste (Qui battait de l'aile à cette époque, et qui était tributaire de studios où les visions déformées des décorateurs trouvaient à s'exprimer), soit pour des raisons budgétaires. Aujourd'hui, le film serait considéré comme une petite production indépendante... Mais ce choix de privilégier les extérieurs naturels va beaucoup faire pour le film et son étrange beauté, tout en créant une dynamique d'adaptation pour Murnau, ses acteurs et le principal chef-opérateur engagé dans l'aventure, Fritz Arno Wagner: celui-ci allait devoir s'adapter constamment aux lieux, mais aussi se contenter d'une caméra pour des raisons pratiques lorsque la troupe tournera dans des endroits reculés des Carpathes.
L'argument reste très proche de Dracula: un jeune homme, Hutter, agent immobilier dépêché par son patron auprès d'un riche noble un peu excentrique qui vit dans une vieille demeure, se fait vampiriser par le comte; celui-ci découvre une miniature de sa jeune épouse Ellen, est subjugué et décide faire le voyage séance tenante pour Wisborg; il voyage en bateau, avec des cercueils pour emmener sa terre natale de Transylvanie vers l'Allemagne, car sinon il mourra; pendant ce temps, Hutter très affaibli fait le voyage lui aussi pour empêcher le vampire de posséder son épouse, mais celle-ci est déjà entrée mystérieusement en contact télépathique avec le monstre, qui une fois débarqué à Wisborg, a amené la peste avec lui. Pendant que les gens meurent par dizaines, le vampire s'empare du corps de Ellen , qui se sacrifie en se laissant prendre jusqu'au petit matin, le lendemain, elle meurt en ayant triomphé de la bête. Parallèlement, on suit les aventures de Knock, le commanditaire du voyage de Hutter: premier vampirisé par le comte Orlok, il est devenu fou, et commente l'action dans la marge. Hutter est interprété avec un enthousiasme parfois ridicule par Gustav Von Wangenheim, Ellen au contraire est jouée avec une lenteur et une froideur un peu raides par Greta Schröder; Max Schreck (Oui, c'est un vrai acteur, et non une énigme; il a tourné peu de films, mais il en a tourné, dont un autre Murnau, Les finances du Grand-Duc, en 1923. il faut arrêter les fantasmes à son sujet!!) interprète un Nosferatu (Mot hérité du Roumain, selon le film et le roman, mais on n'en trouve pas de traces en Roumain...) digne de ce nom, longiligne, tordu, inquiétant, et pour tout dire définitif... Au sujet des tourtereaux, si Hutter est insupportable, il me semble que cela sert magnifiquement le film. En opposant son optimisme caricatural avec la noirceur des craintes d'Ellen, et son comportement fantastique (elle communique à distance aussi bien avec son mari qu'avec son bourreau) fait d'elle un vrai personnage de premier plan, qui mérite de rivaliser avec le personnage-titre.
On ne sait pas très bien quelle est la part de Murnau dans la volonté de tourner le film, au départ, qui semble être le caprice de Grau, lui-même attiré par l'Occultisme. Il semble que Murnau qui est de toute façon exclu de toutes parts en raison de son homosexualité, ait été attiré par ce mouvement obscur et difficile à définir, mais principalement pour des raisons esthétiques. de même, Nosferatu lui permet d'expérimenter avec sa production presque en contrebande dans les montagnes, et de se lancer un défi: tourner un film fantastique en décors naturels, aller chercher l'angoisse dans de vieilles demeures, et utiliser les ressources de la caméra et du montage afin d'amener, soutenir, et augmenter l'horreur et l'angoisse. Mais par ces biais, il conte aussi une étrange histoire d'exclusion, et avouons le prend un malin plaisir à lâcher la peste sur ces pauvres gens de Wisborg et leur petite vie calme... Le film en tout cas bénéficie allègrement des décors, et profite aussi d'un goût déjà très affirmé de Murnau pour la composition. Ses deux films précédents qui ont été conservés ne brillent que par
intermittence dans ce domaine, mais avec Nosferatu, est né le Murnau qui sait instantanément tirer profit d'un décor, qui cadre sans faille et qui utilise toutes les ressources de la composition et du montage... Mais oui, du montage, je sais qu'officiellement, Murnau n'est "pas un monteur", mais ce film est monté avec une telle rigueur qu'il faut se rendre à l'évidence: il a inventé le montage du film d'horreur: tout est dans Nosferatu! Et puis il y a cette obsession du cadre.
C'est frappant dans la plupart des plans, Murnau place ses personnages dans des cadres à l'intérieur du cadre; notons bien qu'il le refera, même toute sa vie, comme le montrent si bien tant de photos tirées de ses films. Dès le départ, il nous montre deux personnages enfermés dans leur cadre, Hutter et Ellen. Aux cadres formés par les alcôves confortables, les fenêtres rassurantes et les portes entrouvertes, se substituent lors du voyage en Transylvanie les ogives inquiétantes, dans lesquelles s'engager revient à se prendre au piège du vampire. Celui-ci, pris au piège d'Ellen qui se laisser vampiriser afin de tuer la menace du comte Orlok, ne voit pas que son reflet est "pris au piège" d'un miroir derrière lui... Le plan qui clôt le chapitre final de la famille Hutter voit le médecin qui a aidé Ellen, à l'écart d'une chambre, comme à l'écart du drame qui s'y joue: Hutter, en pleurs, vient de constater au second plan le décès de son épouse. derrière le lit ou se trouve l'épouse et son mari éploré, un miroir nous renvoie des fragments de leurs corps. Le médecin, comme happé par le drame humain qui les concerne tous, marche lentement, et vient se placer dans le cadre de l'entrebaillement de la porte. Enfin, l'apport de Murnau et de ses opérateurs est évident dans la batterie de trucages déployés pour donner ou accentuer l'étrangeté de l'histoire. négatif, prise de vue accélérée, image par image, surimpressions, ombres... Tout est bon, et tout fonctionne, donnant raison au cinéaste dans sa volonté d'improvisation; on est clairement à l'écart d'un production expressionniste, et de ses déformations très calculées, planifiées. Et surtout tous les extérieurs de ce film sont situés dans des lieux authentiques, et c'est peu dire que le film s'en ressent; ces grandes batisses ou le vampire élit domicile au final, les rues de Wismar ou les plans sur la grande peste ont été tournés, et puis surtout l'arrivée dans le port de ce bateau qui vient semer la mort, tant d'images inoubliables.
Murnau, qui va devenir bien vite l'un des plus grands cinéastes Allemands pour de nombreuses personnes, et l'un des grands noms du cinéma mondial, devra beaucoup à Nosferatu, auquel il reviendra souvent: un film comme Tabu (1931) y renvoie, avec son prêtre-vampire qui vient prendre possession de l'âme de l'héroïne, jusqu'à ce que celle-ci se sacrifie pour sauver son amant de la malédiction; la aussi, un bateau va représenter la progression des forces du mal... Et si j'ai effectivement décidé de rendre à César ce qui n'appartient pas à Murnau en rappelant qu'il s'agissait en quelque sorte d'une commande pour le cinéaste, n'oublions pas qu'une fois à bord d'un projet, Murnau le faisait sien à 100%.
Si on peut voir le film, c'est grâce à une poignée de copies qui a survécu à la destruction, puisque Nosferatu a inévitablement fait parler de lui: premier film de vampires digne de ce nom, il était difficile à la Prana Films de cacher l'origine encombrante de son film. La famille Stoker a donc fait ce qu'on attendrait d'elle en toute circonstance, porté plainte, et les producteurs ont été condamnés, le film interdit et détruit sur décision de justice, jusqu'à ce que des copies survivantes aient fait leur apparition aux Etats-Unis, ou le film était dans le domaine public.
Ouf.