
Dans la famille horreur, je demande la Paramount... et il n'y a pas grand chose à se mettre sous la dent! Disons que la compagnie, qu'on peut considérer comme à la pointe dans la plupart des domaines à cette époque, n'a pas vraiment brillé pour ses films fantastiques, et que la raison d'être de celui-ci est essentiellement pour se raccrocher au wagon des succès des premiers films fantastiques de la Universal, tout comme la MGM, la Warner et la RKO vont s'engouffrer dans la brèche. Dans ces conditions, que Mamoulian ait produit un bon film était déjà inespéré... Comme c'est un chef d'oeuvre, on pourra sans doute crier au miracle!
Le récit de Stevenson est déjà, à lui tout seul, une provocation d'une ironie cinglante: il a parfaitement réussi, à l'ère Victorienne, à capter l'esprit du mâle de l'époque: divisé fermement en deux, prêt à faire fortune et à se marier avec de décentes jeunes femmes de la meilleure société, mais à côté aussi prêt à se livrer à la débauche sans remords ni regrets puisque personne n'osera soulever le sujet à table... Et Henry Jekyll (Fredric March), qui ne brille pas par sa sainteté puisqu'il est vaniteux et que c'est un péché, n'est pas en reste: il souhaite convoler en justes noces avec une femme qu'il aime sincèrement, ou du moins dont l'aveu d'amour, de sa part, est sincère (Il se pourrait que ce fut du désir mal placé...); pourtant, à la première occasion, celui qui est persuadé que l'homme est effectivement divisé en deux, se laisse aller à un écart puisqu'après tout, il EST divisé en deux et n'y peut rien tant qu'il n'aura pas traité la chose scientifiquement. Et le gag, c'est qu'alors que son mariage avec la belle Muriel Carew (Rose Hobart) semble s'éloigner de jour en jour faute de consentement immédiat du père, l'expérience de séparation du bien et du mal à laquelle se livre le Dr Jekyll va tourner bien sûr à l'avantage du mal, pour ne pas dire du mâle...
Essentiellement, dans cette version de l'intrigue, le mal est de nature sexuelle: Hyde est une version du docteur Jekyll qui laisse libre cours aux pulsions sexuelles ressenties par le docteur... ce qui nous donne à nous, spectateurs, un rôle intéressant dans le film: quand le belle prostituée Ivy Pearson (Miriam Hopkins) vient chercher de l'aide auprès de Jekyll et raconte les turpitudes subies par la jeune femme, nous sommes aux premières loges pour constater qu'en réalité, ce qu'entend le bon docteur, c'est d'une part qu'elle déteste une partie de lui-même, et d'autre part, qu'elle l'aime, est prête à tout pour lui, et le lui dit d'ailleurs à genoux, en embrassant goulûment ses mains, et en caressant ses cuisses... Que se passe-t-il vraiment dans cette scène jouée d'ailleurs de manière intime (et qui contraste de façon évidente avec la distance gardée par Muriel et Henry)? Beaucoup de choses, sans doute...
Bref: on n'a pas besoin de nous faire un dessin, la suite est inévitable. De même, les conversations entre Muriel et Jekyll, au départ, finissent toujours par tourner autour d'un désir partagé, lancinant, et ressenti par les deux tourtereaux, mais qu'en raison de leur éducation et de leur statut social, ils ne peuvent ni nommer, ni concrétiser. C'est toute une société bâtie sur la compartimentation, l'hypocrisie et le non-dit qui en prend pour son grade, aussi bien dans le film que dans le conte.
Et Mamoulian s'en est donné à coeur joie; on pourra toujours objecter que si les premières transformations (effectuées surtout grâce à la lumière, au jeu de March et au montage) sont époustouflantes, le metteur en scène finit par se résoudre à des moyens plus mécaniques, en fondus-enchaînés, qui ne sont pas vraiment très adroits. Mais sinon, la mise en scène est constamment inventive, reposant sur des points de vue subjectifs (les cinq premières minutes), des miroirs (on pourrait s'amuser à les compter) et surtout, des fondus enchaînés qui traînent volontairement en longueur, et qui permettent de sonder les pensées, voire les obsessions du bon docteur: ainsi sa première rencontre avec Ivy (qui s'est quasiment offerte à lui) restera-t-elle bien longtemps dans les pensées du docteur, et nous n'en perdrons pas une miette... Je reste d'ailleurs persuadé que le choix des actrices (Rose Hobart, terne, et Miriam Hopkins, vivace pour ne pas dire vivante) a été effectué pour favoriser la fille des rues sur la froide héritière... March est excellent, de bout en bout et tout le casting de cette visite ironique d'un Londres légendaire est à l'avenant.
Bref, le fantastique n'était peut-être pas la tasse de thé de la maison, mais le moins qu'on puisse dire, c'est que c'est une réussite: d'emblée, l'un des meilleurs films du cycle fantastique des années 30 et de la période pré-code, l'un des plus chargés en sens aussi.







