Ernest Shackleton a tout fait pour marquer de son nom la conquête du pôle, et on lui doit l'une des plus paradoxales expéditions: sur-préparée, mais sur-chargée des pires ennuis, incluant quand même... la perte du bateau dans les glaces. Il fallait le faire. Mais ce qui aurait pu n'être qu'un désastre (une expédition qui arrive en vue du continent, mais doit rester bloquée dans les glaces) se transforme en une étrange non-épopée des plus poétiques: on y verra d'abord les hommes partir avec enthousiasme, puis constater l'incapacité de continuer, puis tromper leur ennui avant de devoir sauver leur peau...
L'expédition a eu lieu entre 1914 et 1917, mais le film a attendu longtemps avant de pouvoir être présenté sous la forme qu'on connaît aujourd'hui: dans un premier temps, Hurley et Shackleton (ce dernier étant déterminé à lever des fonds pour repartir) ont effectué le traditionnel circuit des explorateurs: des ciné-conférences, avec des séquences et des images fixes (cartes et photos) triées sur le volet... Mais Hurley travaillait pendant ce temps à sa version qui en 1919 a bénéficié d'une forte publicité, dans un pays dont l'intelligentsia méprisait le cinéma de fiction au profit du documentaire, on se doute que leur film a été très bien accueilli...
Et pour cause: non seulement aujourd'hui on a la chance de pouvoir voir une copie absolument magnifique de ce documentaire sur une expédition malchanceuse, mais on n'est pas près d'oublier l'incroyable série de séquences montrant le bateau pris dans les glaces. Hurley joue du suspense en structurant son film autour, justement, du destin du navire, l'Endurance... Les images qui le voient se désagréger n'ont rien perdu de leur puissance...
L'expédition Australasienne vers le Pôle Sud part en fin 1911, sous la direction de Douglas Mawson: le caméraman Frank Hurley était du voyage et participera à à peu près toutes les ramifications de l'expédition, qui cherchait à cartographier un maximum de territoire, mais sera largement compliquée (et rallongée) par des accidents mortels à répétition...
Mais ce dont rend compte ce film, l'un des plus anciens longs métrages Australiens encore disponible, c'est beaucoup plus l'enchantement, l'exotisme même d'une telle expédition. Le voyage avec tout à coup une mer de glace; les colonies géantes de pingouins et de phoques, sans parler de la rencontre parfois compliquée de l'homme avec ces derniers: ce n'est pas forcément pacifique, ces grosses bêtes...
On regrettera que le film ait été taillé pour des circuits de conférence, et du coup adopte un montage parfois erratique, et est rendu assez plat par l'absence de tout commentaire via des intertitres... Montré en version inachevée à plusieurs reprises au public alors que les expéditions allaient se poursuivre, le long métrage a connu un montage chaotique. Mais Hurley avait été piqué par le virus: il allait retourner au Pôle Sud avec Shackleton...
En 1910-1912, deux expéditions concurrente se rendront au Pôle Sud en compagnie de caméramen aguerris, et qui auront la possibilité d'utiliser sur place leur matériel. Ceci est l'un des deux films, produits autour du voyage du Kwainan Maru, le bateau affrété par Nobu Shiraze, capitaine de l'expédition...
Le genre est un peu vert, et dans ce qui reste du film, un condensé de 19 minutes, on voit d'abord un long prologue qui montre les membres de l'expédition avant le départ de Tokyo. Mais avec cette aventure, qui consistait essentiellement en une exploration des côtes du continent glacé, on assiste à la naissance d'un grand nombre de traditions: les marins, explorateurs et scientifiques, confrontés à un temps peu clément, et découvrant fasciné des paysages magnifiques, et des icebergs; des pingouins et des phoques aussi. Ce moyen métrage, dans cette version du moins, semble faire l'économie du sacrifice des ces paisibles animaux (pour les manger et utiliser leur graisse, bien sûr), donc on peut au moins en retirer cette satisfaction. Tout comme on peut noter que voici un film Japonais de 1912 qui nous est parvenu: ils sont bien rares...
Mamie Smith, une jeune orpheline (Marion Davies), a été placée par son orphelinat auprès d'une jeune mère (Hedda Hopper) qui vit seule avec son bébé. Le mari est parti faire fortune, mais semble s'être perdu en chemin vers le Mexique, et les dernières nouvelles ne sont pas bonnes, puisqu'il décide de rompre avec sa famille... A la mort de Mrs Caldwell, Mamie décide de partir à la recherche du père en compagnie de Zander, le petit garçon. En chemin vers le Mexique, elle va trouver une petite maison en Arizona tenue par trois bandits. L'un d'entre eux est troublé quand il apprend l'histoire du petit garçon...
C'est le premier film MGM de Marion Davies, et selon son habitude, William Randolph Hearst s'est mêlé de tout au point de tempérer quelque peu l'intérêt de la production. On est assez proche, une fois de plus, d'une atmosphère à la Mary Pickford, dont Marion imite ici une fois de plus les boucles... Elle est charmante mais un peu engoncée dans un rôle qui ne lui permet pas suffisamment d'exprimer son caractère extravagant: c'est dommage... Et le film est entièrement suspendue à un grand final qui prend tant de place qu'en l'attendant on s'ennuie un peu.
Reste d'authentiques scènes de comédie, qui sont à la fois une réminiscence évidente de Daddy Long Legs, de Marshall Neilan, avec vous savez qui, et l'occasion pour Marion Davies de jouer sans maquillage aucun des scènes de réelle comédie physique: elle y est excellente. On reconnaît aussi un truc qu'elle a utilisé assez souvent, dans Little Old New York ou plus tard dans Lights of old Broadway et The Red Mill: passer de scènes sans fard ni artifices, à un maquillage sophistiqué: la transformation du vilain petit canard en grand cygne, ou plus sûrement la transformation de Marion Davies en cette statue de normalité qui était tant souhaitée par William Randolph Hearst...
Les trois femmes du titre sont celles qui vont tourner autour d'Edmund Lamont (Lew Cody), un malhonnête moustachu qui utilise son allure pour séduire et vivre au dépens des femmes. La première est Mabel Wilton (Pauline Frederick), une quadragénaire qui se rend compte que le temps passe et que sa séduction commence à s'effacer... Mais pas ses millions. La deuxième est sa fille Jeannie (May McAvoy), qui est éloignée de sa mère le temps de ses études, et décide de venir chez Mabel sur un coup de tête, afin de renouer avec celle qui la néglige. Enfin, Harriet (Marie Prevost) est la maîtresse de Lamont, celle chez qui il retourne quand il n'en peut plus de séduire les autres...
Au début du film, Mabel tombe dans le piège de Lamont, qui a des dettes à n'en plus finir; puis Jeannie qui a rencontré le séducteur, va se jeter dans ses bras pour ne pas gérer sa frustration vis-à-vis de sa mère, et va se trouver dans l'obligation de se marier avec le bonhomme, pendant que Fred (Pierre Gendron) son petit ami, à l'université, se décide à venir lui avouer sa flamme: on ne pouvait pas trouver pire timing...
Ce n'est pas une comédie, et pourtant... Lubitsch y déploie son talent fabuleux en matière d'ellipses, et y montre une intrigue qui aurait pu glisser vers le théâtre de boulevard. Prenons une scène: quand Lamont a fixé un rendez-vous galant avec promesses diverses à Jeannie, le moustachu guindé a la surprise de voir arriver Mabel. Il doit donc se débarrasser de cette dernière avant de recevoir sa fille! Mais Mabel n'est pas dupe, elle a compris que son amant attend une femme, et reste cachée. La scène avait tout pour virer au vaudeville, sauf que le point de vue reste fermement ancré du côté de Mabel: la scène en devient tragique, et se clôt sur une magistrale révélation hors champ: non seulement la femme qui est venue est Jeannie, mais en plus elle a couché avec Lamont.
La dette de ce film envers A woman of Paris est assez claire... Le film commence pourtant par une scène qui tient plus de Lois Weber que de Chaplin: Mabel se pèse, et évalue l'effet des ans sur son corps avant de partir faire la fête. Plus tard, alors qu'elle attendra Lamont, elle cherchera en variant l'éclairage à trouver la façon de cacher au mieux les effets du vieillissement sur son visage. Son apparente indifférence à sa fille est surtout une atroce peur de vieillir... Elle s'y résigne pourtant au milieu du film, et désormais l'héroïne est Jeannie, qui va vite déchanter dans son mariage...
Ce joyau rare est le troisième film Américain de Lubitsch, et le fait est qu'on reste bouche bée devant un réel chef d'oeuvre, mélange d'un sens de l'observation hors du commun, d'une interprétation constamment formidable (tiens, il y a une petite apparition surprise de Max Davidson!), et d'un sens inné du cinéma pur. Oui, il y a des intertitres... mais uniquement quand on ne pouvait pas faire autrement: c'est l'image qui parle, ici.
Ce qui frappe de prime abord dans ce film muet tardif (Il est sorti en juillet 1930, et n'a pas obtenu un grand succès, à cette époque où on allait voir n'importe quoi du moment que ça parle), ce n'est pas tant la modernisation à laquelle se sont livrés Duvivier et son équipe; c'est bien plutôt la virtuosité du début, un montage extrêmement dynamique qui accompagne l'arrivée de Denise Baudu (Dita Parlo) à Paris. Le metteur en scène alterne des plans rapprochés de la jeune femme, en petite provinciale dépassée devant le gigantisme et la foule qui l'entourent, et des plans plus éloignés, comme pris sur le vif en pleine rue, de façon aussi réaliste que possible, ainsi que des plans qui établissent un motif qui reviendra tout au long du film: la publicité du magasin Au bonheur des dames, ce qui établit dès le départ l'inéluctable présence agressive du centre commercial qui donne son titre au film, mais aussi symbole du progrès. Virtuosité donc, qui est la marque du film en son entier, puisque Duvivier fait ici usage d'une caméra mobile (Et de quatre mousquetaires de l'image, dont un tout jeune Armand Thirard), d'un don pour les placements judicieux et novateurs de caméra qui son époustouflants: Quelques minutes après cette introduction, il nous fait vivre l'arrivée déçue de Denise au "Vieil Elbeuf", le magasin de son oncle Baudu (Armand Bour) en caméra subjective, tout en offrant des contrechamps qui établissent une comparaison méchante entre le flambant neuf magasin d'Octave Mouret, et la vieille échoppe miteuse du père Baudu... elle y rencontre deux protagonistes secondaires dont l'histoire va agir en qualité de contrepoint: Geneviève, sa cousine (Nadia Sibirskaïa), et son mari Colomban (Fabien Haziza).
Dès le départ, Denise sait qu'elle va devoir aller chercher un travail au Bonheur des Dames, et c'est avec un mélange d'effroi et de fascination qu'elle s'y rend. Immédiatement choisie pour être mannequin, elle va découvrir l'atmosphère de taquinerie blessante maintenue par ses collègues dans une séquence encore une fois impressionnante, dans laquelle Duvivier multiplie les points de vue, et d'une manière générale joue énormément sur le regard, comme pour appuyer les angoisses de Denise, qui n'est par exemple pas prête à se déshabiller, ou simplement à être vue. C'est dans ce contexte qu'elle rencontre Octave Mouret, interprété par Pierre de Guingand. Celui de Pot-Bouille (Confié par Duvivier à Gérard Philippe dans son adaptation de 1957) est un ambitieux qui se sert des femmes pour arriver à ses fins, mais on a le sentiment que cette version du personnage, situé plusieurs années après la réussite décrite par Zola dans Pot-Bouille, est différent: toujours le protégé d'une femme ("Madame Desforges", interprétée par Germaine Rouer), on a le sentiment qu'il se sert désormais de sa situation pour séduire les femmes. quoiqu'il en soit, il est au fond, bien que très carnassier dans son capitalisme, plutôt humain, et surtout il est amoureux de Denise, ce que celle-ci va mettre longtemps à comprendre...
Et puis ce film n'est pas une histoire d'amour; l'essentiel de l'intrigue réside dans l'essor inexorable du progrès représenté par ce magasin énorme et qui mange tout sur son passage, et le "Vieil Elbeuf" du père Baudu, soit le magasin à l'ancienne, un commerce à visage plus humain... Le film mène l'oncle de la jeune femme, qui retient des traits de plusieurs personnages du roman, à venir suite au décès de sa fille dans le grand magasin et tirer sur la foule des clients: Duvivier ici nous propose un parallèle dérangeant entre les scènes vues quelques séquences auparavant durant les soldes, et la panique qui suit le geste désespéré du vieux commerçant... comme si le progrès incarné par le grand magasin devait porter en lui le germe de la violence, de la folie, de l'assassinat (Baudu dans son geste abat une cliente); un constat qui va peut-être plus loin, ou du moins est plus démonstratif chez Duvivier que chez Zola: il faut dire que la crise est là, et du même coup le choix de moderniser l'action prend tout son sens, tout comme un autre motif aussi récurrent que celui de la publicité agressive: les plans de travaux d'agrandissement nombreux, et qui rythment la deuxième moitié du film. Ils consistent principalement en des images de destruction...
Pour ce film noir, très noir, Duvivier a choisi à l'imitation de Zola de rester sur une fin partiellement heureuse, puisque du chaos de leurs situations respectives (Denise a perdu les derniers membres de sa famille, et le Vieil Elbeuf fait désormais partie du passé, et Mouret n'est plus couvert par sa maîtresse qui se dit prête à se débarrasser de lui), les deux amants semblent désormais plus forts, au point que Denise décide d'embrasser la philosophie de Mouret et de devenir sa muse pour aller toujours plus loin, toujours plus fort. Les contrepoints de l'ensemble du film nous ont de toute façon persuadé que c'est illusoire, mais la fin est malgré tout un passage de témoin de madame Desforges à Denise, puisque c'est désormais sous l'influence d'une autre femme que Mouret va continuer à moderniser la ville et le commerce de Paris... L'ironie est magistrale, la mise en scène bouillonnante, et décidément le film, avec sa vision urbaine fascinée, son utilisation virtuose de la caméra et du point de vue, et son montage passionnant, est très réussi...
Ce surnom, la Baronne Irène de Rysbergue (Maria Jacobini) le doit à son benjamin, qui l'a ainsi nommée le jour où elle a essayé un costume qui rappelait fortement un oiseau. Costume qui a valu à son mari de proférer une saleté du genre: "à votre âge, franchement..."... le ton est donné: la baronne souffre de ne pas se sentir vieille, mais de constater que son mari, lui, le pense... tout en courant à droite à gauche. Alors quand elle attire l'attention d'un séduisant jeune capitaine de Spahis, qui est subjugué par elle, elle le suit jusqu'en Algérie, et bref, abandonne son mari qui la néglige, son grand fils qui est coincé, et son benjamin qui est trop jeune pour comprendre tout ça...
L'âge de son interprète est un élément crucial pour le film. A 37 ans, Maria Jacobini peut à loisir louvoyer entre les probables 45 ans de son personnage, et le sentiment d'être restée jeune qu'elle affiche dans la première partie... La chute n'en sera que plus cruelle: car en Algérie, on fera remarquer à son amant qu'il a une mère bien séduisante... Jacobini et Duvivier jouent à fond sur le maquillage et les gros plans qui trahissent les petites rides, vues dans un miroir par des yeux de plus en plus inquiets...
Il y a deux dimensions dans cet avant-dernier film muet de son auteur, longtemps passé au purgatoire des films négligés: sorti à l'aube du parlant, il a été maltraité par la critique et boudé par le public. Alors, oui, c'est un mélo bourgeois, de la pire espèce, doublé d'un film qui se passe aux colonies... Mais Duvivier s'est quand même doublement fait plaisir: d'une part, en tournant en Algérie, où il a bénéficié d'un soleil permanent, ce qu'il n'avait pas eu pour L'agonie de Jérusalem; et il a orchestré autour de son interprète une mise en scène constamment inventive, qui illustre avec la cruauté qu'on lui connaît le point de vue de la Baronne... Si l'aventure algérienne tourne parfois au décoratif de luxe, la thématique de l'âge reviendra, notamment dans La fin du jour et Carnet de bal.
Quant à son interprète, qu'il est rare de voir aujourd'hui, elle est parfaitement splendide de bout en bout dans un rôle difficile.
En 1929, après une Passion de Jeanne d'Arc (qui a déplu au clergé, du reste), une Vie merveilleuse de Jeanne d'Arc (superbe film, qu'on aimerait voir refaire surface), voici un nouveau film consacré à l'une des nouvelles saintes: je vais le dire tout de suite, le statut de Sainte est un concept religieux qui m'est étranger. Par exemple, désigner le roi Louis IX sous le vocable de Saint Louis n'est en rien une démarche historique: je vais donc m'abstenir, à l'exception de cette phrase, de parler de Ste Thérèse de l'enfant Jésus (et de la sainte face, pour compléter son appellation officielle); d'abord parce qu'à mon sens ça ferait du tort à un très beau film...
Car si ce n'était qu'une commande de l'église pour l'édification orientée des masses populaires, il n'y aurait rien en dire: une petite dame entre dans les ordres, tombe malade, meurt, et paf, elle est béatifiée (après un laps de temps raisonnable, s'entend)... On s'en fout, non? Comme du fait que, par exemple, Karol Wojtila soit considéré comme si formidable par tant de dévots: là aussi on s'en fout.
Non, l'intérêt est ailleurs: Duvivier, mystique convaincu dans les années 20 (et bien moins par la suite), s'était lancé avec pour appui la bienveillance de ses commanditaires (des producteurs de cinéma, les Vandal et Delac) dans une série d'oeuvres qui exploraient les confins de la foi: Credo ou la Tragédie de Lourdes, L'Abbé Constantin, L'agonie de Jérusalem, et La Divine Croisière étaient des films généralement de fiction, qui mettaient en scène la foi et son effet galvanisant. Ce nouveau film, accueilli avec enthousiasme par l'église (qui en 1929 était une entreprise florissante en pleine ré-ascension) et par le public, revenait donc sur la figure étrange de Thérèse Martin (1873 - 1897) dite Thérèse de Lisieux, une religieuse moderne, qui avait bravé à quatorze ans toute la hiérarchie Catholique afin de devenir religieuse au plus tôt, et avait emporté le morceau grâce à Vincenzo Pecci, qui était pape à l'époque sous le pseudonyme de Léon XIII.
Je répète: en soi, on s'en fout, alors?
Duvivier, qui par ailleurs a décidé d'appeler son héroïne Thérèse Martin dans le titre, n'a rien d'un militant anti-clérical. Au contraire, son personnage l'a passionné de par sa foi même, par son fanatisme absurde, mais magnifique... Et a choisi de traiter le film d'une myriade de points de vue, car le sujet est non pas la foi, mais son effet sur l'entourage, et des fois, la foi, ça pique: la douleur du père, par exemple. La tristesse incommensurable des "soeurs" (je ne parle pas ici des vraies soeurs de Thérèse, qui toutes sont parties en religion, mais de ses consoeurs religieuses), devant la tuberculose carabinée et la souffrance de Thérèse... Parfois le point de vue sera aussi celui de la jeune femme, et la belle idée c'est d'avoir inclus ses doutes, car pour peser dans dans l'acte de béatification de la jeune Thérèse Martin, il y avait non seulement sa souffrance auto-infligée, mais aussi et surtout ses doutes, qui portaient sur l'existence ou non d'une vie éternelle...
Ces doutes sont mis en scène par Duvivier avec une intervention inattendue d'un diable grimaçant, qui nous rappelle qu'on est au cinéma, et pour lequel le cinéaste a fait appel aux meilleurs spécialistes des effets spéciaux, dont Percy Day: car comme d'habitude Duvivier voulait tourner sur les lieux mêmes de l'action, à Bayeux, à Lisieux, dans le cloître, voire au Vatican! Il s'en est sorti en utilisant une foule de procédés, dont des traficotages en matte painting de photos d'époque, qui achèvent de faire de ce film étrange une expérience unique: un pari fou, qui atteint son but, en s'approchant respectueusement en conteur d'histoire qui tend la main au pauvre profane que je suis, tout en respectant la foi de son sujet. C'était difficile, il fallait sans doute le faire: c'est fait.
Par contre, la critique de l'époque s'est déchaînée sur le film...
A l'écart, aussi bien de sa production courante et des films de genres reconnus (Poil de carotte, Le mariage de mademoiselle Beulemans, Le tourbillon de Paris), que de ses films dits "religieux" (La tragédie de Lourdes, L'abbé Constantin, La vie miraculeuse de Thérèse Martin), cette Divine croisière a une histoire peu banale, et je ne parle pas de son intrigue... Celle-ci lui donne un pedigree de film fou, plus proche de Gance, Capra ou Borzage: bref, un film habité.
En Bretagne, un armateur qui fait la pluie et le beau temps sur une petite communauté de marins, est beaucoup trop exigeant avec ses hommes. ceux-ci lui reprochent de les envoyer à une mort certaine en affrétant, une fois de trop, le Cordillière, un bateau qui n'a plus la solidité requise pour affronter de longues courses en mer. Ferjac (Henry Krauss) n'en démord pas et pèse de tout son poids: la mort dans l'âme, les hommes partent, mais certains ont accumulé trop de rancoeur, et se mutinent. Une première victime est le marin Kerjean, qui est passé par-dessus bord. Aux premières loges, leur capitaine Jacques de St-Ermond (Jean Murat), qui était pourtant leur porte-parole durant le conflit syndical, et qui est amoureux de Simone (Suzanne Christy), la fille de Ferjac...
Pendant la mutinerie, à terre, on attend avec inquiétude des nouvelles du voilier et de ses marins; Simone doit célébrer ses fiançailles à un riche ami de son père, contre son gré évidemment. Mais la population du village fait irruption pendant le dîner: on a retrouvé le corps de Kerjean...
Le film a été tourné à l'automne 1928, et monté par Duvivier qui devait partir tourner deux autres films, La vie miraculeuse de Thérèse Martin, puis Maman Colibri. C'est durant le tournage de ce dernier film qu'il a appris qu'après une première désastreuse, La Divine Croisière allait être coupé sans conditions, et réduit à une cinquantaine de minutes. En cause, sans doute, une trop grande disparité entre un thème mélodramatique d'obédience religieuse (une femme qui refuse de croire à la disparition en mer de celui qu'elle aime, réussit à convaincre un village entier de la soutenir et d'affréter un bateau pour sillonner les mers à la recherche du voilier disparu) et un conflit entre marins et patrons, qui était trop ambigu pour les commanditaires... Et si aujourd'hui on dispose d'une version sans doute à peu près intégrale (une copie Hollandaise de la version complète a survécu en une réduction 17,5mm de l'original, déposée au Eye institute d'Amsterdam, en plus de nombreuses versions incomplètes en 35 mm), il est difficile de comprendre réellement pourquoi le film a tant gêné, si ce n'est pas sa ferveur et sa relative absurdité...
Pour bien comprendre l'emploi de ce mot, disons que le film n'est jamais totalement rationnel, ni totalement mystique: Simone, persuadée d'avoir perdu Jacques, se jette à corps perdu dans une oeuvre artistique, en restaurant pour le curé de la Paroisse une peinture qui orne l'église, de Notre-dame de la mer: celle-ci semble s'animer, et lui révèle que les marins du bateau perdu ne sont pas morts... Est-ce une hallucination ou une apparition, nous ne le saurons évidemment pas... Reste que l'ombre de Borzage (Street angel et son tableau miraculeux) et de ses films déraisonnables passe sur cette Divine Croisière! Sinon, l'irruption des gens du village durant le dîner de fiançailles, le conflit entre les gens du peuple et les bourgeois, résolu à la fin par un petit bout de bonne femme qui a un sacré tempérament, aidée d'un curé ouvrier débonnaire, me rappellent furieusement Metropolis... Duvivier a su, par un montage serré et une mise en scène dynamique, qui utilise aussi bien des mouvements très précis d'appareil, une interprétation forte (Henry Krauss est fantastique, à propos), que des traces de son et des gros plans fantastiques, retrouver les accents d'urgence de la scène de l'inondation dans cette partie du film; et la façon dont il mêle les gros plans et le montage rapide n'est pas éloignée... des Soviétiques!
Autant de références qui rendent le film constamment intéressant, mais aussi malaisé à appréhender, mais il n'est finalement pas que la somme de bondieuseries embarrassantes dont on parle généralement pour le décrire. Certes, le miracle (ou une série de coïncidences toutes plus improbables les unes que les autres) y joue un rôle non négligeable, mais ça reste un miracle de cinéma, du début à la fin...
Un homme arrive dans les Alpes, où il vient retrouver une femme, qui s'est mystérieusement installée à Tignes, où elle passe un hiver très rigoureux... C'est son épouse, la cantatrice Amiscia Négeste (Lil Dagover), que Lord Absenston (Gaston Jacquet), venu d'Ecosse, tente de ramener avec lui. Entre eux, de l'amour, bien sûr, ce sera toujours indiscutable. Mais surtout, une ombre, celle du théâtre: car quand il l'a demandée en mariage, Lord Absenton a été clair: finie la carrière, désormais elle serait toute à lui...
Amoureuse, Amiscia renonce donc à sa retraite, et accepte de suivre son mari. Ils font, malgré tout, une halte à Paris, où plus que jamais, le "tourbillon" va reprendre Amiscia. Un tourbillon de soirées, mais bien vite aussi de théâtre et de musique, entretenu par un ami fidèle, Jean Chaluste (Léon Bary): lui aussi avait été jusqu'à Tignes, pour y retrouver son amie, et il s'était incliné devant le mari. Mais pour combien de temps?
En dépit de la présence de cet autre homme (et d'autres, dont René Lefebvre en criticaillon manipulateur et revanchard), le film ne nous conte jamais l'adultère. Finalement, le triangle qui nous est présenté est surtout celui représenté par Amiscia, son Lord et le "tourbillon" de la vie Parisienne, le théâtre, oui, mais pas que: comme une sorte d'éternelle jeunesse, à laquelle Amiscia ne parviendrait pas à s'extraire. Car on n'essaie pas de nous vendre, ici, comme dans Rigolboche de Christian-Jacque, où Mistinguett sexagénaire campait une artiste qui avait 30 de moins, une vague idée qu'Amiscia soit une jeune et fringante chanteuse. Lil Dagover, après tout, avait 41 ans au moment de la sortie du film, et si elle n'a pas besoin de maquillage, elle fait augustement son âge. Du coup, la présence de Chaluste d'un côté (sans aucun doute plus jeune qu'elle, certainement plus jeune que son mari!) et de Lord Asbeston de l'autre, tendrait à illustrer un drame du renoncement: non seulement au théâtre, mais aussi à la vie mondaine, et du même coup à la jeunesse... Une scène du prologue, qui nous montre la rencontre malgré eux des deux hommes, dans les Alpes, autour d'un âtre, tendrait à confirmer cette lecture.
Rien ne l'illustre mieux qu'une scène, extraordinaire, de représentation: en effet, l'angoisse de la chanteuse, éveillée par des entrefilets moqueurs et assassins (sur son âge, notamment, et sur l'éternel retour des artistes), est attisée dans les coulisses par la rumeur d'une impréparation sévère de l'artiste. Les deux premiers actes se passent mal, et le troisième commence par un désastre; Lil Dagover y est magnifique, et Duvivier qui utilise toutes les ressources de la mise en scène pour transcrire les émotions qui s'emparent de son personnage, y est absolument génial, réussissant dans une scène de cinq minutes absolument tout ce qua seulement tenté de faire ce pauvre Marcel L'Herbier durant toute sa production muette: utiliser le cinéma et le cinéma seul pour véhiculer une émotion... Tout le film, qui aurait pu n'être qu'un mélodrame de plus ou de moins, est en fait illuminé par ces deux atouts: Dagover et Duvivier. Jamais à ma connaissance l'actrice n'avait été aussi juste, et le metteur en scène a trouvé en toutes circonstances des moyens novateurs de soutenir cette puissante interprétation, et de la compléter.
Et une fois de plus, on remarquera chez Duvivier l'importance figurée du son. Cet inconnu (et pour cause) du cinéma muet a toujours une place chez lui, comme je le faisais remarquer à propos des accents absents de Mademoiselle Beulemans, mais présents quand même à travers les prises de vue de la vie Bruxelloises, des tavernes pleines de monde, et des trognes qui articulaient si bien qu'on pouvait lire l'accent Belge sur leurs lèvres! Eh bien ici, il continue à utiliser le son sans y avoir accès, en nous montrant la musique et le chant durant une danse, qui fait un bon usage des surimpressions et des intertitres, et bien sûr dans cette scène de désastre au théâtre, le chaos sonore a un rôle primordial...
Bref: c'est un chef d'oeuvre, qu'une vision inconfortable d'une version incomplète (Chaluste y était à peine visible, donnant l'impression d'être soit un espion, soit une allégorie!) m'avait il y a quelques années fait écrire que le film était "morne... adapté d'un succès de librairie, le films enfile les poncifs les uns après les autres, sans laisser les acteurs, à une exception près, faire leur boulot"... Je n'avais pas tout faux, puisque la prestation que je sauvais est celle de Lil Dagover! Mais pour le reste, cette erreur de débutant montre bien qu'il est important de voir les films dans les meilleures conditions possibles. Profitons-en donc pour saluer l'édition par Lobster d'un ensemble de neuf films du metteur en scène, dans de superbes copies...